Diane Lamoureux
Extrait d’un texte paru dans le numéro 23 des NCS, La droite, hiver 2020
Les mobilisations qui nous sont contemporaines donnent une nouvelle vie aux idées de Luxemburg sur la politisation. En effet, pour elle, sens de l’agitation politique socialiste est de faire prendre conscience à la population des injustices inhérentes à l’organisation capitaliste de la société, de montrer que ces injustices sont liées les unes aux autres et relèvent d’un système social – le capitalisme ou, dans sa forme actuelle, le néolibéralisme – et, finalement, d’ouvrir des possibilités de lutte pour combattre ces injustices.
Si l’on regarde les mobilisations sociales porteuses d’un projet de rupture avec l’ordre social existant, on peut en dégager certains traits qui sont en résonnance avec les idées développées par Rosa Luxemburg face aux mouvements révolutionnaire de son temps. Ce sont des mouvements horizontaux — par opposition à la verticalité du pouvoir et des tours de la finance mondiale — qui misent sur le lien de concitoyenneté pour tenter de saper les structures de domination. Ce sont également des mouvements qui semblent surgir de nulle part, profitant des médias sociaux pour favoriser des rassemblements sur des places publiques qui s’en trouvent de ce fait repolitisées en devenant des lieux de mobilisation et d’échange politiques. Ce sont aussi des mouvements qui présupposent une forme complexe d’articulation du « je » et du « nous »; le mouvement ne fait pas corps, repose en grande partie sur les initiatives individuelles et fait appel à la créativité de ceux et celles qui les animent, ce qui a pour conséquence une responsabilité à la fois individuelle et partagée pour l’action décidée en commun. Ce sont, en outre, des mouvements qui ont mis la délibération au cœur du processus politique et du processus de politisation des personnes qui y ont participé; cette délibération permet de penser et d’agir à plusieurs.
Cela n’est pas sans faire écho à l’évaluation que fait Luxemburg de la forme « conseils » qui s’est développée au moment de la révolution russe de 1905 et qui a prévalu dans les mouvements révolutionnaires européens de la fin de la Première Guerre mondiale. Car le conseil est justement la traduction de la mise en action de la classe comme telle indépendamment de son inscription sociologique concrète. De la même façon que la mobilisation politique transfigure le prolétariat, le faisant passer du statut d’individus opprimés à celui d’acteurs politiques, le conseil cristallise cette transformation et peut servir à mener autant les luttes contre l’exploitation que celles contre l’oppression. Plus encore il est le lieu de l’action et de la parole échangée, à l’opposé d’une compréhension de la révolution qui insiste sur la violence. Cela n’exclut bien sûr aucune forme d’action, y compris les actions qui peuvent sembler violentes. À cet égard, la forme « conseils », un regroupement de l’ensemble des travailleurs et travailleuses sur la base de l’action en commun est particulièrement adaptée à un mouvement de totalisation de l’action politique et sociale.
Ceci conduit Luxemburg à se poser la question de la formation de la conscience de classe plutôt que celle de l’efficacité de l’organisation révolutionnaire. Comme elle le souligne, « En Russie, il incombe à la social-démocratie de prendre consciemment la direction du processus historique et de guider le prolétariat, une classe combative consciente de ses objectifs, hors de son atomisation politique, qui constitue le fondement du régime absolutiste, directement vers la plus haute forme d’organisation» (Luxemburg 1973a : 4. Traduction libre). Et la raison essentielle pour laquelle elle rejette la théorie léniniste de l’organisation, c’est que « selon celle-ci, le comité central apparaît comme le noyau central du parti face auquel toutes les autres organisations n’ont qu’une fonction d’exécutants», ce qui entraine « la subordination absolue et aveugle des divers organes du parti à leur autorité centrale et une circulation du pouvoir de celle-ci vers les secteurs les plus périphériques de l’organisation du parti » (Luxemburg 1973a : 5). Bref que la conception léniniste correspond à une vision du politique qui se situe dans l’ordre de la fabrication plutôt que dans celui de l’action et dans laquelle les militant.es sont réduits à un rôle d’exécutant.es d’une volonté qui leur est extérieure.
La leçon centrale qu’elle retiendra des mouvements révolutionnaires auxquels elle sera mêlée, c’est le caractère politisant de l’action révolutionnaire elle-même. Si la révolution demande une classe ouvrière consciente, cette conscientisation ne relève pas d’un enseignement abstrait et le prolétariat « ne peut apprendre tout cela dans les brochures ou dans les tracts, mais cette éducation, il l’acquerra à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche ». Et Luxemburg ajoute un peu plus loin que « le résultat le plus précieux, parce que le plus permanent dans ce flux et reflux brusque de la révolution est d’ordre spirituel : la croissance par bond du prolétariat sur le plan intellectuel et culturel donne une garantie absolue de son irrésistible progrès futur dans la lutte économique aussi bien que politique » (Luxemburg 1969 : 114 et 119). C’est cette nécessité de laisser s’accomplir la dynamique politisante de l’action elle-même qui sous-tend la majeure partie des critiques que Luxemburg adresse aux bolchéviks au moment de la révolution d’octobre 1917, principalement en ce qui concerne la dissolution de l’assemblée constituante et du muselage des autres partis dans les soviets. Pour elle, le socialisme ne peut signifier qu’un surcroît de liberté, nécessaire pour que le mouvement prolétarien ne soit pas confisqué par une élite politique, si révolutionnaire qu’elle soit.
La lutte pour le socialisme se situe pour Luxemburg dans le temps long de la politisation par l’action et non pas dans l’évènement historique de la prise du pouvoir. C’est ce qui explique sa valorisation de la grève de masse comme moyen de politisation puisqu’elle met en jeu la totalité des rapports sociaux et qu’elle fournit un moyen d’implication pratique de chacun.e dans la lutte des classes. Celle-ci est imprévisible dans son déroulement : des êtres ployés sous le joug de la servitude, du conformisme, de l’obéissance à l’autorité, passent soudainement à l’action, et cette action fait tache d’huile, alimentée par les divers motifs d’injustice et d’indignation et par une foule multiple d’êtres devenus parlants et agissants. C’est cela, une révolution, pour Luxemburg : l’explosion de la parole, l’émergence d’une liberté dans laquelle « tout est possible ». C’est un phénomène diffus, désordonné et incontrôlable. À la parole unique du pouvoir, à la hiérarchie des places, à l’autorité et à la domination, se substituent des expérimentations diverses, des hésitations, bref, de la surprise et de l’imprévu. En d’autres termes, pour Luxemburg, si l’on sait ce qui ne peut plus être (l’ancien monde), on ne peut prévoir pour autant quand le socialisme adviendra ni les formes précises qu’il revêtira. Et ce socialisme se nourrit d’une double quête d’égalité et de liberté.
Faut-il sacrifier la liberté pour construire l’égalité?
Pour Luxemburg, égalité sociale et liberté politique iront toujours de pair. La révolution russe la renforce dans ses convictions. C’est ainsi qu’elle insiste sur le fait qu’une première conséquence de la révolution de 1905, c’est de créer un espace de liberté qui aurait été impensable quelques mois auparavant. Non seulement cette révolution permet une action ouverte et généralisée de la classe ouvrière, faisant émerger au grand jour un mouvement larvé et une révolte souterraine, mais elle permet la formation de syndicats, elle rend possible la propagande socialiste ouverte, elle donne lieu à des organisations à la fois politiques et économiques de la classe ouvrière, les conseils, elle favorise la diffusion des idées à travers une presse libre qui échappe à toute censure et elle oblige même le pouvoir à organiser l’élection d’une chambre des représentants.
Se référant aux débuts du mouvement, elle remarque que « après des délibérations en commun et des discussions orageuses fut élaborée la charte prolétarienne des libertés civiques » (Luxemburg 1969 : 111). Quelques mois plus tard, elle souligne que le mouvement révolutionnaire exerce les libertés politiques conquises par ses luttes. « Des manifestations, des réunions, une presse toute jeune, des discussions publiques, des massacres sanglants, pour terminer les réjouissances, suivis de nouvelles grèves de masse et de nouvelles manifestations, tel est le tableau mouvementé des journées de novembre et de décembre» (Luxemburg 1969 : 125). Bref, les libertés démocratiques conquises de haute lutte acquièrent leur actualité par leur exercice effectif.
De la même façon, dans ses analyses des révolutions de 1917, elle insiste sur l’importance de développer une vie politique diversifiée. C’est pourquoi elle est très critique vis-à-vis des restrictions imposées par les bolchéviks à la liberté de la presse et au droit d’association et de réunion puisque « sans une presse libre et dégagée de toute entrave, si l’on empêche la vie des réunions et des associations de se dérouler, la domination de vastes couches populaires est alors impossible» (Luxemburg 1971 : 82) et rend difficile l’éducation politique intensive du prolétariat et des autres couches populaires. C’est dans ce contexte qu’elle précise que « la liberté pour les seuls partisans du gouvernement, pour les seuls membres d’un parti — aussi nombreux soient-ils — n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours au moins la liberté de celui qui pense autrement » (Luxemburg 1971 : 82-83), allant jusqu’à prédire que cela finira par se répercuter dans les soviets eux-mêmes qui cesseront d’être des lieux de débats pour devenir des chambres d’enregistrement de la direction bolchévique et que la dictature du prolétariat finira par se transformer en « un gouvernement de coterie » et « en dictature d’une poignée de politiciens » (Luxemburg 1971 : 85).
Luxemburg conçoit certes le socialisme sur le mode de la dictature du prolétariat, mais cette dictature du prolétariat prend pour elle la forme de la démocratie socialiste. Le socialisme ne doit pas se transformer en fabrication de l’« homme nouveau » mais doit permettre de le faire advenir dans le processus révolutionnaire lui-même, en comptant sur le caractère (auto)formateur de la révolution. En supprimant les libertés publiques, les bolchéviks se privent de cette ressource de formation et minent ainsi, pour elle, la transition au socialisme.
Là encore, les mobilisations contemporaines, en mettant en jeu une dialectique complexe du « je » et du « nous » et en faisant intervenir une multiplicité d’acteurs sociaux qui gardent leur personnalité distincte, qui agissent ensemble sans se confondre, soulignent l’importance de la démocratie dans les mouvements sociaux.
Conclusion
Il ne s’agit donc pas de sacraliser la pensée de Rosa Luxemburg et d’en faire une maîtresse à penser en remplacement de tous ces « grands hommes » qui ont conduit la gauche à quelques défaites retentissantes. Il s’agit de nous inspirer librement d’une femme d’envergure qui a ouvert des chemins que nous pouvons parcourir en sa compagnie et dont nous pouvons bifurquer au besoin. Il s’agit également de compenser une injustice historique et d’inscrire clairement Luxemburg au panthéon des penseures de la justice sociale.
Bibliographie
Luxemburg, Rosa (1969), Œuvres I, Paris, Maspero.
Luxemburg, Rosa (1970), La crise de la social-démocratie, Bruxelles, La taupe.
Luxemburg, Rosa (1971), Œuvres II, Paris, Maspero.
Luxemburg, Rosa (1972), Œuvres IV, Paris, Maspero.
Luxemburg, Rosa (1973a), Leninism or Marxism, Leeds, Square One Publications.
Luxemburg, Rosa (1973b), Introduction à l’économie politique, Paris, UGE 10/18.
Luxemburg, Rosa, 2009. Le socialisme en France. Œuvres complètes, tome III, Marseille et Toulouse, Agone et Smolny.