La crise environnementale est un défi politique majeur. Elle se traduit également par une remise en cause de nos catégories éthiques fondamentales. Car c’est autrement qu’il faut désormais penser la responsabilité, la justice, la valeur – ce que nous permet de comprendre le recueil d’articles dirigé par Hicham-Stéphane Afeissa.
Recensé : Afeissa H.-S. (éd.), Écosophies, La philosophie à l’épreuve de l’écologie, Éditions MF, collection Dehors, Paris, 2009, 296 p., 18 euros.
La présente publication fait suite à un colloque international organisé à Paris les 29 et 30 mai 2008 à la Cité des sciences et de l’industrie. Plusieurs des contributions à l’ouvrage sont redevables à quelques-unes des personnalités les plus influentes de la pensée environnementale contemporaine : John Baird Callicott, Andrew Light, Mark Sagoff, Catherine Larrère ou encore Augustin Berque. L’un des mérites de ce recueil consiste à rassembler des auteurs américains et français qui s’inscrivent dans des traditions de pensée différentes. Répartis sous trois volets – « Ethique et justice », « Biodiversité, science, valeurs » et « Du pragmatisme à la deep ecology » – les différents essais abordent des questions aussi diverses que la justice environnementale, la valeur intrinsèque de la nature, la biodiversité, le réchauffement climatique ou le rapport entre l’urbain et le rural.
En dépit de cette diversité, le livre n’en présente pas moins une incontestable unité. Celle-ci me semble toutefois moins résulter d’un « espace commun d’interlocution », comme l’affirme la quatrième de couverture du livre, que du souci des contributeurs de répondre, à partir de leur champ de recherche respectif, à plusieurs grands enjeux de la crise écologique actuelle. Il serait trop long de reprendre chacun des douze essais du recueil, raison pour laquelle je me limiterai à en présenter quelques-uns plus en détail, suivant le fil de trois problèmes constitutifs de la crise environnementale actuelle.
Communauté biotique et changement climatique
Lorsque l’éthique environnementale est devenue, avant tout aux États-Unis, une discipline académique au début des années 1970, la première génération de philosophes environnementalistes a surtout cherché à développer une « nouvelle éthique ». Celle-ci s’opposait à l’anthropocentrisme moral étroit qui prévalait alors dans le champ de l’éthique appliquée. Ce faisant, on défendait l’idée que la nature possède une valeur propre, une valeur pour elle-même – une valeur intrinsèque ou morale –, indépendamment de considérations économiques, esthétiques ou autres habituellement mises en avant lorsqu’il en va de notre relation à la nature. Revendiquant l’héritage du grand précurseur américain de la pensée écologique Aldo Leopold, le philosophe John Baird Callicott, professeur au département de philosophie et d’études religieuses à l’université de Denton (Texas), est l’un de ceux qui a contribué à élaborer une éthique environnementale conceptuellement ambitieuse et exigeante. Il s’agit avant tout, selon lui, de penser la protection de l’environnement en termes de communautés biotiques détentrices de valeur, regroupant aussi bien les plantes, les animaux, le sol, l’eau. En tant qu’il en est un membre à part entière, l’homme doit les intégrer dans ses considérations morales.
En regard du changement climatique, la notion de communauté biotique soulève néanmoins une difficulté. En effet, malgré sa perspective holistique, elle se prête mal à un traitement moral du phénomène climatique. Tout comme la gestion des ressources naturelles (l’eau, la biodiversité, etc.), ce dernier est un problème global pour lequel une perspective holistique semble, à première vue, plus adaptée. Or le changement climatique est d’abord associé à des questions de justice intergénérationnelle (les générations futures). Si ce concept de « générations futures » est très populaire, il n’empêche, comme le montre Émilie Hache dans la quatrième partie du livre, qu’il est problématique et qu’il faut lui donner un contenu pertinent.
Le changement climatique pose ensuite des problèmes de justice intragénérationnelle (la répartition entre nations des devoirs, des droits, des coûts du changement climatique). Aucune de ces deux formes de justice n’est vraiment prise en compte avec le concept de communauté biotique. C’est pourquoi Callicott lui substitue l’idée de « communauté biosphérique » (p. 59) qui invite à reformuler la land ethic de Leopold dans les termes d’une éthique de la Terre. Se basant sur un manuscrit de 1923 intitulé « Some Fudamentals of Conservation in the Southwest », Callicott soutient que Leopold a anticipé l’hypothèse Gaïa d’après laquelle la Terre est un organisme vivant. Cette hypothèse fonde ainsi la notion de communauté biosphérique, détentrice dès lors d’une valeur propre, et circonscrit son enjeu moral : respecter la Terre comme un être vivant, se préoccuper des générations futures – humaines et non humaines – et pratiquer la vertu du respect de soi à titre individuel, professionnel et social. Pour qu’elle soit parfaitement adaptée au changement climatique, cette éthique de la terre doit, selon Callicot, être complétée par l’idée de justice intragénérationnelle, censée réduire les inégalités entre les pays riches (pour la plupart les moins exposés aux conséquences dramatiques du changement climatique) et les pays pauvres (les plus exposés aux effets négatifs de ce phénomène).
Réunies sous le même volet que l’essai de Callicott, deux autres contributions s’interrogent également sur le défi éthique du changement climatique : celle de Dale Jamieson, directeur du département d’études environnementales à l’université de New York et celle de Catherine Larrère, professeur de philosophie politique et d’éthique appliquée à l’université de Paris I – Sorbonne. La réflexion de D. Jamieson aborde le problème sous l’angle de la responsabilité, de la responsabilité pratique en particulier. Celle-ci présente deux aspects : un aspect prudentiel et un aspect éthique (à la fois moral et politique). L’auteur défend la thèse selon laquelle le changement climatique définit des conditions d’exercice de cette responsabilité sensiblement différentes des cas ordinaires. Il s’efforce de montrer que le défi moral du changement climatique n’est pas facile à faire comprendre sur la base d’une conception classique de la responsabilité pratique, en raison du caractère collectif, communautaire de la question climatique.
Pour ce faire, D. Jamieson distingue trois formes de responsabilité pratique : prudentielle, morale et politique. Le climat engage les communautés humaines. Qu’en est-il donc tout d’abord de la responsabilité prudentielle ? Une responsabilité prudentielle collective, que ce soit sous la forme d’une prévoyance ou sous la forme d’une évaluation économique des dommages potentiels, échoue à répondre au défi climatique. La diversité culturelle des communautés humaines et de leurs valeurs, l’incertitude voire l’ignorance empêchent une politique climatique préventive adéquate. La responsabilité morale, quant à elle, semble encore plus problématique. Car, comme l’écrit D. Jamieson, « le changement climatique ne correspond pas à une situation où un individu clairement identifiable, agissant en connaissance de cause, porterait un préjudice identifiable à un autre individu identifiable, situés l’un et l’autre dans un même contexte spatial et temporel » (p. 91-92). Enfin, la responsabilité politique ou globale impliquerait un engagement des pays riches, principaux émetteurs de gaz à effet de serre, à l’égard des pays pauvres. Or « les principales victimes du changement climatique sont dispersées de par le monde, comme le sont les principaux responsables de cette situation » (p. 96). L’obstacle à un accord politique entre les nations, comme on a pu le constater à la dernière Conférence internationale sur le climat à Copenhague, est donc inévitable.
Le texte de Catherine Larrère s’attache à montrer les limites des éthiques environnementales non anthropocentrées lorsqu’il s’agit de penser moralement le changement climatique. La justice écologique, qu’elle soit inter ou intragénérationnelle, met en évidence la globalité des difficultés environnementales actuelles, même si, a priori, la justice ne concerne que les relations entre les hommes et non directement la nature. C’est, selon C. Larrère, une tâche des éthiques environnementales non anthropocentrées d’intégrer cette dimension globale des problèmes, sans renoncer à défendre l’idée d’une valeur morale de la nature. À la suite de Rolston et Callicott, l’auteur estime donc qu’« il faut changer d’échelle, passer de l’écosystème à la biosphère. Il ne s’agit plus d’écrire “Penser comme une montagne” mais “Penser comme Gaïa”. On aura alors le modèle intégrateur à l’intérieur duquel penser les interactions de ses diverses composantes (humaines et non humaines) réunies dans une même appartenance à Gaïa » (p. 117).
Environnement et biodiversité
Un deuxième défi de la crise écologique actuelle est constitué par les menaces qui pèsent sur la biodiversité. La notion même de biodiversité est multiple, comme le relève le philosophe Julien Delord, qui défend du coup un « anarchisme écologique » destiné à préserver « la diversité de la diversité » (p. 203), c’est-à-dire à éviter un resserrement des normes de conservation et leur réduction à des prescriptions dominantes. Pour la philosophe Virginie Maris, la protection de la biodiversité est d’abord une question d’engagement pratique. Elle rejoint ainsi la pensée de l’un des chefs de file du pragmatisme, Andrew Light, un autre contributeur du recueil sur lequel je reviendrai plus tard.
L’essai de Mark Sagoff, professeur à l’université de Maryland, s’arrête sur le rôle des écologues, notamment des biologistes dans la formulation d’une politique environnementale. L’auteur soutient que ceux-ci ont souvent tendance à proposer à la société des politiques environnementales sur la base de constructions conceptuelles que les profanes ne comprennent pas. Ils prescrivent alors des valeurs qui sont les leurs plutôt que de promouvoir les valeurs existantes de la société. Que veulent dire les écologues, par exemple, lorsqu’ils parlent de la « stabilité », de l’« intégrité » d’un écosystème ou de son « effondrement » ? Tous ces concepts servent régulièrement à formuler des recommandations scientifiques pour des politiques environnementales. En réalité, affirme M. Sagoff, les scientifiques « se montrent incapables de dire ce qu’il entendent par là » (p. 129). Il en va de même pour d’autres notions comme les services écosystémiques, les espèces invasives ou la biodiversité. L’auteur en conclut que les objectifs des politiques environnementales ne doivent pas être déduits des constructions théoriques des hommes de science, mais que ceux-ci « servent les intérêts de la société quand ils nous aident à réaliser des valeurs et à atteindre des objectifs que nous pouvons comprendre sans l’aide de la science » (p. 124).
C’est également dans un esprit critique que Raphaël Larrère, directeur de recherches à l’INRA, s’interroge sur les espèces invasives (l’Ambroisie ou la perche du Nil au lac Victoria, par exemple), c’est-à-dire sur des animaux ou des végétaux qui seraient responsables de la perte de la biodiversité, perturbant fortement les espèces locales. Sont-ils aussi invasifs que le prétendent les écologues ? Parmi les arguments qui nuancent la réponse à cette question, R. Larrère invoque le fait que dans l’histoire de la Terre, en particulier lors des cycles climatiques du Quaternaire, bien des espèces étrangères ont colonisé de nouveaux territoires à l’origine de la faune et de la flore actuelles. Par ailleurs, ajoute l’auteur, les espèces invasives sont davantage le symptôme d’un dysfonctionnement de la nature. « Il serait alors plus judicieux, constate-t-il, de s’interroger sur les causes de la fragilisation des communautés biotiques et d’en chercher les remèdes, que de lutter contre les intrus » (p. 157). Une proposition que vient confirmer une enquête sur les discours et les pratiques concernant la biodiversité au sein des parcs nationaux français. Dans le parc de Port-Cros, confronté à la caulerpe – dénommée aussi par ceux qui la combattent « algue tueuse » –, les interlocuteurs des enquêteurs « considèrent ainsi la présence de la caulerpe comme un indice de fragilité des herbiers de posidonie [1], et non comme l’agent responsable de leur régression. Mieux vaut donc se préoccuper de ce qui affaiblit la posidonie » (p. 162).
Nature et pragmatisme environnemental
Un troisième problème écologique, et non des moindres, consiste dans l’urgence de politiques environnementales ambitieuses, impliquant à terme un changement de représentations, de valeurs et de comportements. C’est là l’enjeu affiché de la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Alors que le philosophe Hicham-Stéphane Afeissa développe une interprétation philosophique du caractère volontairement vague des sept propositions fondatrices de la deep ecology, formulées en 1973 – justifiant ainsi l’usage ultérieur par son fondateur, Arne Naess, du concept de « plateforme » pour réunir les environnementalistes de tous bords –, la géographe Nathalie Blanc se penche sur l’opposition rural/urbain ou nature/ville. Partant de cette dichotomie, déclinée sur plusieurs registres (morphologiques, esthétiques, etc.), elle constate l’emprise de l’urbain sur le rural par le biais des politiques actuelles de conservation de la nature. Sortir de cette dichotomie et dépasser cette emprise requiert, selon l’auteur, « de réinventer continuellement les façons par lesquelles la nature humaine s’inscrit dans la nature non-humaine » (p. 243). Autrement dit, la ville doit être considérée, elle aussi, comme un « écoumène », selon le mot fameux du géographe et orientaliste Augustin Berque. L’essai de ce dernier en début d’ouvrage permet du reste au lecteur d’avoir une vision synthétique de sa conception de la nature comme « médiance », c’est-à-dire comme un milieu qui est toujours à la fois interprété et projeté par les humains.
Professeur de philosophie à l’université de Washington, Andrew Light s’attache à clarifier le rôle que les philosophes ont à jouer dans les questions touchant à l’environnement. Selon lui, la tâche de l’éthique environnementale ne consiste pas à s’opposer à l’anthropocentrisme moral. Les théories d’une valeur morale de la nature, en effet, ne sont pas d’une grande utilité lorsqu’il s’agit d’atteindre des objectifs environnementaux. Mieux vaut à cet égard accepter l’idée qu’il existe différents contextes de décision et, par suite, des principes moraux variés se rapportant à différents types de valeurs naturelles : cette position fondamentalement pragmatique, l’auteur la dénomme « un pluralisme méthodologique ». L’enjeu d’une telle position est la résolution de problèmes environnementaux, dont l’auteur estime qu’elle est mieux soutenue par une interprétation anthropocentriste (faible) des valeurs naturelles (par la valeur esthétique ou le souci des générations futures, par exemple).
Il est possible, reconnaît Light, que les philosophes non anthropocentristes soient en désaccord avec ce souci du compromis en vue de réaliser certains objectifs environnementaux, estimant qu’une politique environnementale ne peut être mise en œuvre qu’à la condition de changer de vision du monde. Light rétorque toutefois, à juste titre, que même si un changement dans la vision du monde est indispensable, il faut tout de même « garder sous la main quelques propositions immédiatement réalisables qui soient compatibles avec les systèmes économiques et politiques actuellement en vigueur » (p. 224). Ce qui importe, c’est d’amener le public à changer son comportement et à agir. Et pour cela, le philosophe environnementaliste doit mobiliser plusieurs cadres conceptuels différents et adapter ses arguments aux multiples auditoires auxquels il a affaire.
Au final, le recueil édité par Hicham-Stéphane Afeissa est un livre original dans le paysage philosophique français et, par la variété et la qualité d’ensemble des contributions, tout à fait stimulant. Trop souvent les problèmes environnementaux demeurent un sujet de réflexion cantonné aux domaines de la biologie, de l’économie, de la géographie, de l’écologie, de l’ingénierie, etc. C’est en général aux spécialistes de ces disciplines que les responsables politiques s’adressent pour proposer des solutions aux enjeux environnementaux. En ce sens, l’ouvrage offre une belle illustration de l’intérêt qu’il y a à considérer les choses également dans une perspective différente, à la fois plus en retrait mais aussi plus en amont. Il intéressera donc non seulement le philosophe, mais tous ceux que la crise écologique actuelle préoccupe et qui souhaitent nourrir leur action par la pensée.
Documents joints
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Penser comme Gaïa (PDF – 194.1 ko)
par Gérald Hess