Il y a quelques temps, j’ai entendu une personne qui m’est très chère dire : « malheureusement, nous devons prendre des risques. Soit nous mourons de la Covid, soit nous mourons de faim ». Cette phrase, si dure et si réelle, m’a fait réfléchir sur la façon dont les différentes catégories sociales vivent la crise sanitaire de la Covid-19. Pour ce faire, je propose ici les lectures de Paulo Freire comme antidote à la pandémie.
Quand la pandémie est apparue, j’ai pensé qu’elle ne durerait pas longtemps. Je suis une des rares personnes au Brésil à avoir encore le droit de poursuivre l’auto-confinement en travaillant à domicile, un droit que je considère comme un privilège dans un Brésil avec autant d’inégalités sociales. En raison de mon statut social et de ma trajectoire professionnelle, je fais partie de différents groupes, en particulier sur WhatsApp. Certains partagent des liens de Airbnb pour se reposer quelques jours, des sites d’achats en ligne pour éviter l’exposition au virus et des articles d’informations scientifiques actualisées. D’autres partagent des demandes de panier alimentaire de base, de personnes qui ont besoin de médicaments, des familles désespérées.
Il y a quelques temps, j’ai entendu une personne qui m’est très chère dire : « malheureusement, nous devons prendre des risques. Soit nous mourons de la Covid, soit nous mourons de faim ». Cette phrase, si dure et si réelle, m’a fait réfléchir sur la façon dont les différentes catégories sociales vivent la crise sanitaire de la Covid-19. Pour ce faire, je propose ici les lectures de Paulo Freire comme antidote à la pandémie.
Si l’on s’en réfère au dictionnaire, un antidote est la substance empêchant l’action nocive d’un poison ou d’une toxine dans l’organisme. Un antidote agit au-delà des symptômes et en profondeur sur les causes d’une pathologie. En proposant Paulo Freire comme antidote, je fais l’hypothèse que l’auteur, dans ses travaux, s’est plongé dans les toxines de notre société excluante afin d’en proposer une résolution grâce à une éducation libertaire et démocratique. L’année 2020 a exigé de nous d’aller au-delà des symptômes, nous obligeant à en chercher les causes, bien que celles-ci soient nombreuses et douloureuses. Commençons par la question de la quarantaine et de l’isolement social.
Qui est en mesure de pratiquer l’auto-confinement ?
Au mois de mars dernier, les principaux moyens de communication annonçaient l’arrivée d’un nouveau virus dangereux et meurtrier dans notre pays. La recommandation « restez chez vous », bien que non suivie complétement par tous, a été appliquée par une grande partie de la société qui a commencé à utiliser des termes comme « lockdown » et « services essentiels ».
Pour Paulo Freire, le langage est quelque chose d’essentiel. Les mots sont bien plus que des mots, ce sont des actions dans le monde qui, en tant que telles, peuvent reproduire des inégalités ou aider à les surmonter. Très vite, les réseaux sociaux et les mèmes ont tenté de traduire « lockdown » par « fermez tout », « restez chez vous », entre autres. Mais qu’a-t-on compris et valorisé comme « services essentiels » ?
Les professionnels de santé qui, tous les jours, ont pris des risques en affrontant la pandémie et continuent à le faire seraient-ils les seuls à recevoir des applaudissements et de la reconnaissance ? Qu’en est-il des professionnels de livraison, des secteurs de nettoyage des hôpitaux, des postes à essence et de tant d’autres rouages essentiels au fonctionnement de l’économie de ce pays ?
Nous en venons à la question de l’économie, si souvent évoquée mais peu approfondie dans les discours des (non)gouvernants qui voient les chiffres mais pas les vies. L’isolement social ne peut fonctionner que dans les pays où le gouvernement comprend qu’en temps de crise, comme celle engendrée par la pandémie de la Covid-19, l’Etat doit investir dans l’économie au bénéfice des citoyens, en leur restituant, au travers d’aides et de politiques publiques, le montant payé pour leurs impôts.
La pandémie et l’Etat minimal ne sont pas conciliables ! Pour beaucoup de lecteurs et de lectrices, la compréhension des notions d’Etat minimal ou d’orientations néolibérales apparaît triviale. Cela serait-il également le cas pour l’ensemble de la population brésilienne ? Je dirais que non. A cet égard, il est important de préciser que des phrases telles que « devenez entrepreneur », « ne dépendez pas de l’Etat », « tout ce qui est public ne fonctionne pas », « les impôts ne servent à rien », entre autres, ont fait que nous en sommes arrivés là.
Une enquête publiée sur le site Geledés en août 2020 a diffusé des données qui montrent que 80% des femmes entrepreneuses noires n’ont pas d’économies ni de ressources pour faire face à la crise. Comment donc ces femmes pourraient-elles continuer l’isolement social ? Un autre fait évoqué dans ce rapport est la question de la maternité et de ses impacts sur la santé mentale, chose qui, à elle seule, pourrait faire l’objet d’un autre article. Mais j’aimerais ici souligner : dans le cas où ces mères auraient besoin de retourner au travail, qui s’occuperait de leurs enfants, où et comment ? Aurons-nous d’autres Miguel morts, comme le petit corps noir qui est tombé à Recife, couvrant de sang les mains d’une élite hypocrite et raciste omniprésente dans ce pays ? Il y a beaucoup de questions mais celle que je pose ici est la suivante : pourquoi appeler ces femmes noires dont il est question dans l’enquête, des travailleuses et non pas des femmes entrepreneuses ? Pour paraphraser Paulo Freire, je pense que l’important réside dans l’acte de lire. Lire le monde et comprendre que l’entreprenariat avantage le système capitaliste et pas l’individu. Plus que jamais, nous avons besoin de savoir quelle position occupait Eve dans son contexte social, et pas seulement que c’est elle qui a vu le raisin [1].
« Les plages sont bondées ! » Et les transports publics aussi : qu’est-ce qui te fait peur et te révolte ?
« Se dire engagé dans la libération et ne pas être capable de communier avec le peuple, encore considéré comme totalement ignorant, est une lourde erreur. S’adresser à lui tout en éprouvant, à chacun de ses pas, à chacun de ses doutes, à chacune de ses expressions une espèce de peur et vouloir imposer son statut, c’est rester nostalgique de son origine. » (FREIRE, 1987. p.27)
Il y a quelques semaines, j’ai vu des photos de plages bondées à Rio à la une des journaux à grands tirages. Sur le fil d’actualité de mes réseaux sociaux se sont succédées des analyses à propos de ces photos. Le plus souvent, le ton des publications exprimait de la peur devant cette plage bondée en plein milieu d’une pandémie qui, à ce moment-là, avait déjà tué plus de 100 000 Brésiliens.
Evidemment, il ne faut pas banaliser les morts causées par la Covid-19 et encore moins son très haut risque de transmission, aussi bien dans les agglomérations que sur les plages bondées. Néanmoins, il faut se demander : où sont les photos des transports publics bondés en pleine pandémie ? Cela a-t-il aussi effrayé ceux qui ont critiqué la surpopulation des plages ?
Beaucoup ont vu les photos des plages bondées mais combien réellement ont remarqué la catégorie sociale des personnes présentes sur ces photos ? Ce qui nous ramène à Paulo Freire : il ne suffit pas de lire « Eve a vu le raisin », il faut également lire et comprendre les intérêts qui se cachent derrière la diffusion de certaines images par les grands médias.
Serons-nous capables de diriger notre indignation et notre accusation non pas en direction des zones de loisirs bondées, mais plutôt vers les bus, les trains et les métros pleins à craquer en raison d’une réduction de la flotte qui garantit le profit des chefs d’entreprise ? J’ai posé cette question à quelques personnes de mon entourage social, aux plus cultivées d’entre elles et qui appartiennent à la classe moyenne. J’ai senti la gêne que j’avais provoqué. La réponse la plus commune a été : « aller à la plage est un choix, sortir pour aller travailler, non ».
En écoutant ces réponses, je me suis souvenue de mes années de recherche sur les favelas de Rio de Janeiro, de mon engagement pour les droits humains et de la façon dont la classe moyenne cultivée valorise la vie, tandis que la classe ouvrière noire et pauvre a conscience qu’elle est une cible et, de ce fait, que la mort n’est qu’une question de temps. J’ai pensé également à ce terme, « choix » : finalement, qui a vraiment le choix dans ce Brésil si inégalitaire ? Qui a les conditions matérielles pour suivre la quarantaine en étant au minimum en bonne santé sur le plan physique et mental ?
Les photos des plages surpeuplées pourraient également nous aider à répondre à beaucoup d’autres questions, à condition de s’interroger davantage et de moins juger. Dans son livre Pedagogia do Oprimido [2], Paulo Freire aborde la question des sectaires de droite et des sectaires de gauche et, reprenant ce qu’il a retenu de son entretien avec Márcio Moreira Alves [3], il affirme que ces deux groupes souffrent d’un manque de doute. Sommes-nous, moi qui écris et vous qui me lisez, immergés dans ce manque de doutes et, de ce fait, sectaires ?
Dans l’ouvrage intitulé Extensão ou Comunicação, Freire aborde la question de l’utilisation du terme ’extension’ pour penser les activités éducatives qui dépassent le cadre des murs des établissements scolaires. Dans ses réflexions, l’auteur fait état du caractère autoritaire et hiérarchique de ce terme qui indique qu’il y a d’un côté celui qui parle (adresse) et de l’autre celui qui reçoit. S’opposant à cela, Freire propose de communiquer ; pour lui, communiquer c’est produire ensemble, c’est écouter, et écouter ne veut pas dire qu’on est toujours d’accord, mais reconnaître que d’autres personnes font partie de ce processus.
Je pose donc la question suivante : qu’est-ce que nous communiquons à travers nos critiques des plages bondées ? Nos publications, nos articles, nos discussions live ne portent-ils pas en eux, de façon inconsciente, une certaine gêne devant les loisirs de la classe ouvrière, dont les corps n’ont pas seulement été cantonnés aux transports pleins à craquer en pleine pandémie ? Est-ce que nous réfléchissons également au processus de production orientée de nos aversions, de nos affects et de nos empathies par ces images véhiculées par les grands médias ? Rappelons-nous de l’ouvrage de Paulo Freire, Revolta aos opressores e afeto aos Oprimidos. Je souligne encore une fois que l’affect ne signifie pas être toujours d’accord et encore moins accepter. L’affect implique davantage de dialogue et moins de jugement.
Affirmer une éducation freirienne en temps de pandémie
Récemment, j’ai écrit un article d’opinion dans lequel je soutiens que ce qui est actuellement proposé en ligne par les écoles n’est pas de l’enseignement. Je reviens à cette affirmation et je demande en termes freiriens : est-ce que ce qui était proposé avant la pandémie était de l’enseignement ? Partant du principe que cette crise sanitaire va durer beaucoup plus longtemps que prévu et que, selon d’innombrables projections scientifiques, il y aura d’autres pandémies, sera-t-il possible de considérer le format non présentiel comme étant de l’enseignement ?
Il faut pouvoir poser des questions sans craindre d’être mal interprété et, par conséquence, « invalidé », affirmant ainsi un engagement pour la lutte contre les inégalités, qu’elles soient de race, de genre ou de classe et tant d’autres que nous n’arrivons même pas à nommer ou à développer.
Il est nécessaire d’affronter l’idée qu’il n’y aura pas de vaccin d’ici peu, à plus forte raison dans le cas brésilien où il y a de maigres investissements dans la recherche scientifique et dans la santé publique. Et dans le cas où il y aurait un vaccin, est-ce qu’il sera distribué à toute la population ou seulement vendu à des prix exorbitants comme les fameux vaccins contre les différents types de méningites (ACWY et B) qui, en tout, coûtent plus de R$ 1 500,00 ?
Dans ce moment si délicat où l’état de l’économie accélère la discussion sur l’éducation et la santé concernant la réouverture des écoles, il est nécessaire d’affirmer Paulo Freire comme antidote à la pandémie du négationnisme qui ignore et passe sous silence le nombre de morts, affirmant que plus de 140 000 vies brésiliennes sont bonnes à jeter à la poubelle.
Qu’est-ce qui est encore en jeu ? Est-ce le modèle en ligne ou la forme suivant laquelle nous gérons et continuerons à gérer nos programmes scolaires ? Nous devons distinguer ce que nous voulons empêcher dans l’avancée conservatrice de ce que nous souhaitons construire pour le monde post-pandémie. Allons-nous simplement discuter du fait d’annuler ou non l’année scolaire ou bien allons-nous proposer une discussion approfondie sur les cycles d’apprentissage qui ne peuvent pas être considérés de façon lucrative, comme l’accélération de la réduction de la distorsion âge-section [4] ?
Je défends l’idée que l’accès soit garanti à tous et que l’on mette à profit ce contexte pour reprendre des politiques publiques telles que le Programme National de bande large (PNBL) [5], que nous puissions valoriser les plateformes publiques, démocratiser la thématique du software libre et débattre de l’usage des réseaux sociaux pour les enfants, les jeunes et les adultes.
Je souhaite que les rencontres en ligne ne soient pas réduites à leur contenu, mais qu’elles puissent également être le lieu des affects et d’échanges produisant des connaissances utiles dans la vie et pas seulement pour l’Enem [6], dont, il est bon de le rappeler, personne ne sait s’il aura lieu ni dans quelles conditions.
Paulo Freire a écouté les critiques de Bell Hooks [7], il y a réfléchi, les a intégrées, les a réécrites. Et nous, arriverons-nous à faire de même ? L’antidote Paulo Freire doit être pour tous, sinon, son effet sera limité. Comme le pédagogue le souligne dans son livre Pedagogia dos Sonhos Possiveis (Pédagogie des rêves possibles), notre principale responsabilité consiste à intervenir dans la réalité et à maintenir l’espoir. Puissions-nous faire ceci en ce moment, en réfléchissant à nos programmes scolaires, à nos disciplines et à nos façons d’être avec les élèves.
Dans ce même livre, Paulo Freire évoque une histoire de son enfance : alors qu’ils avaient faim, lui et ses frères ont tué une poule qu’ils avaient volée, mais ils n’ont jamais été rendus coupables ou jugés comme des délinquants en raison de leur position sociale. Après avoir raconté cette histoire, Freire termine sur ces mots : « aidons ces enfants à réinventer le monde ». Que nous, éducatrices et éducateurs, nous nous efforcions d’aider ces enfants, ces jeunes et ces adolescents à réinventer le monde pendant cette pandémie et après. Que nous puissions non seulement lire Paulo Freire, mais aussi le comprendre dans toute sa dimension d’affect, car notre grande résistance en ces temps de haine et d’indifférence est aimer et rester attentif.
Pour terminer, je voudrais dire que oui, c’est difficile, pénible et même insupportable à certains moments, mais comme nous avertit Paulo Freire : « L’Histoire ne s’arrête pas avec nous, elle se poursuit ». Nous continuerons !
Pâmella Passos est enseignante-chercheuse à l’Institut Fédéral d’Education, de Science et de Technologie de Rio de Janeiro (IFRJ)
Traduction de Marie-Hélène BERNADET pour Autres Brésils
Relecture : Lina BAAMARA
[1] Référence à une citation de Paulo Freire, Eva viu a uva (Eve a vu le raisin) qui explique l’importance de comprendre les phrases et les idées dans leur contexte. En utilisant cette image, Paulo Freire met l’accent sur la nécessité de comprendre quelle position occupe Eve dans son contexte social, qui travaille pour produire le raisin et qui tire les bénéfices de ce travail.
[2] Traduit en français sous le titre Pédagogie des opprimés
[3] Journaliste et homme politique brésilien (1936-2009)
[4] Désigne la proportion d’élèves ayant plus de deux ans de retard dans leur scolarité. Au Brésil, les enfants commencent la première année d’école à l’âge de 6 ans, dans l’enseignement primaire, système dans lequel ils restent jusqu’à la neuvième année. Chaque élève est censé terminer cette partie de la scolarité à l’âge de 14 ans. (NdT)
[5] Le PNBL est une politique gérée par le Ministère des Communications ayant pour objectif de favoriser et de diffuser l’utilisation et l’approvisionnement des biens et des services de technologie, d’information et de communication. Source : Agência Senado. (NdT)
[6] Examen de fin d’études secondaires, équivalent du Baccalauréat français.
[7] Née en 1952, Bell Hooks est une militante féministe afro-américaine.