Où va l’argent des pauvres ?

À propos de l’ouvrage de Denis Colombi, Où va l’argent des pauvres, Payot 2020

Pierre Leduc

 

Pour combattre la pauvreté, il faut d’abord la comprendre. Selon Denis Colombi, c’est la tâche de l’enquête sociologique. Dans son ouvrage, il utilise l’argent comme fil conducteur de l’analyse du phénomène de la pauvreté. Il s’interroge sur la façon dont les pauvres dépensent leurs faibles revenus et sur ceux à qui ces dépenses profitent. Son analyse repose sur de nombreuses études empiriques en France et aux États-Unis, car il n’a pas mené lui-même d’enquête sur le terrain.

Les représentations sociales des pauvres reposent en grande partie sur la distinction entre les bons et les mauvais pauvres. Seuls les bons pauvres, bien sûr, mériteraient d’être aidés, les autres n’étant que des parasites jugés responsables de leur situation. Le problème, c’est que la figure du bon pauvre est une abstraction qui n’a rien à voir à la réalité, mais elle oblige constamment les pauvres à se justifier pour être reconnus comme vraiment pauvres. Ils sont toujours suspects d’avoir des comportements qui les maintiennent dans la pauvreté. Selon Denis Colombi, cette distinction constitue le « premier obstacle à la compréhension sociologique de la pauvreté » (p. 37).

Les pauvres sont socialement stigmatisés et disqualifiés, leur identité est définie par leur situation. Ils ne constituent pas une classe, ce groupe est hétérogène, mais ils vivent tous et toutes le manque et la honte. Cependant, que l’on regarde la pauvreté avec compassion ou avec un œil réprobateur, on tend à l’expliquer par les caractéristiques individuelles des personnes pauvres, alors que, pour l’auteur, il s’agit d’un problème social et politique.

Le comportement des pauvres est toujours suspecté d’être irrationnel et immoral. Le débat soulevé par Philippe Couillard, ex-premier ministre du Québec, quand il a affirmé que l’on pouvait nourrir une famille avec 75 dollars par semaine, illustre bien ce soupçon. Même si, en principe, l’aide publique ou privée constitue un don, la société se réserve un droit de regard sur l’usage que font les pauvres de leur argent. Tout se passe comme si l’argent des pauvres ne leur appartenait pas réellement, même la part de leurs revenus qui ne dépend pas de l’aide publique. Selon Denis Colombi, il faut dépasser cette vision moralisatrice qui semble aller de soi, et lui substituer un effort de compréhension qui passe par l’enquête sociologique.

Du point de vue dominant, les pauvres dépensent de façon irrationnelle, ce qui les empêcherait d’épargner et de se sortir de la pauvreté. De ce fait, on les juge en grande partie responsables de leur situation. Vus de l’extérieur, le téléphone portable, la télévision à écran plat, les vêtements de marque ou des cadeaux pour les enfants semblent des dépenses inutiles et coupables. Il s’agit de préjugés que l’auteur veut déconstruire en montrant la logique interne du comportement économique des pauvres. Celles-ci et ceux-ci ne sont ni plus ni moins rationnels que les autres, mais leur situation impose des contraintes qui ne permettent pas de se comporter selon la logique des économistes.

Les pauvres doivent renoncer, faute d’argent, à des plaisirs qui semblent aller de soi : un logement agréable, des sorties au restaurant, de beaux vêtements ou des voyages. Leurs excès occasionnels leur sont reprochés, mais, selon l’auteur, ceux-ci sont nécessaires tout simplement pour rendre supportable une vie de privations. Afin de mettre en évidence leur rationalité, Colombi examine plusieurs types de dépenses, à première vue excessives ou inutiles. Certaines dépenses sont nécessaires pour assurer un minimum d’intégration sociale comme l’achat de vêtements de marque aux enfants pour leur éviter d’être rejetés à l’école, le téléphone intelligent et l’automobile, nécessaires à la recherche d’un travail ou pour les relations avec les institutions. Les comportements économiques des pauvres constituent des formes d’adaptation aux nombreuses contraintes auxquelles ils sont soumis et non une gestion irrationnelle de leurs revenus.

En fait, selon Denis Colombi, les pauvres sont forcés de gérer l’ingérable. Non seulement leurs revenus sont-ils insuffisants ou irréguliers, mais ils sont en grande partie destinés à des dépenses contraintes, comme le loyer. L’argent devient une préoccupation de tous les instants, et les compétences pour gérer la pénurie, souvent celles des femmes, sont socialement ignorées et leur débrouillardise stigmatisée. Cette stigmatisation existe parce qu’il faut « au fond justifier des inégalités » (p. 188). Selon l’auteur, il faut inverser la causalité : ce ne sont pas les caractéristiques personnelles et les comportements des pauvres qui sont à l’origine de la pauvreté, c’est la pauvreté elle-même qui explique les comportements des pauvres. Toutes les explications spontanées de la pauvreté ne sont que des justifications idéologiques. Colombi critique, en particulier, l’idée de « culture de la pauvreté »; c’est l’expérience même de la pauvreté qui est déterminante. La pauvreté ne se vit pas seulement comme une privation matérielle, elle se vit aussi comme une disqualification sociale, ce qui limite les possibilités d’action collective. Pour lutter contre la pauvreté, il faut d’abord se libérer des préjugés, mais aussi cesser d’utiliser l’assistance publique comme instrument de contrôle des pauvres.

Si les pauvres dépensent de l’argent, même si c’est peu, il faut se demander à qui va cet argent. Les femmes et les hommes pauvres, socialement dominés, sont exploités en tant que consommateurs et en tant que travailleurs. Comme consommateurs, ils sont généralement désavantagés. Plusieurs études montrent que les pauvres payent cher pour de mauvais logements. Leur accès au crédit et aux services bancaires est difficile, et lorsqu’ils achètent à crédit, ils payent un intérêt plus élevé. Le manque de liquidité impose des contraintes dont plusieurs profitent.

L’exploitation des pauvres ne concerne pas seulement le domaine de la consommation. La précarité les oblige à accepter des emplois plus pénibles et mal payés. Cette exploitation économique profite surtout aux détenteurs de capitaux. Si la pauvreté persiste, et si même des travailleuses et des travailleurs peuvent être pauvres, c’est qu’elle favorise les intérêts des autres acteurs sociaux. Selon Denis Colombi, l’exploitation doit être au cœur de la compréhension de la pauvreté.

L’auteur croit que la pauvreté n’est pas un problème économique, mais un problème essentiellement politique. Pour réduire la pauvreté, il faut tout simplement donner de l’argent aux pauvres ou leur donner accès à l’argent. Cette solution extrêmement simple ne pose pas de problèmes économiques insurmontables, mais elle exige une volonté politique affirmée. En tant que sociologue, Colombi ne propose pas de solutions concrètes, mais il examine l’idée de revenu universel qui permettrait d’éliminer la pauvreté, il l’examine surtout sous l’angle des objections qu’on lui oppose. Les uns s’inquiètent du fait que retirer l’obligation de travailler pour survivre laisse inoccupés les emplois les moins attirants. Pour d’autres, la simple possibilité de vivre sans travailler représente un scandale. Pour l’auteur, le capitalisme, tel qu’on le connaît, ne saurait survivre dans une société où la pauvreté n’existerait pas.

Denis Colombi défend l’utilité de la sociologie. Elle n’a pas de rôle normatif, mais elle modifie le regard sur les rapports sociaux et particulièrement sur la pauvreté. La doxa considère la pauvreté comme le résultat des pratiques individuelles des pauvres. La sociologie inverse la causalité en montrant que ce sont les pratiques qui sont déterminées par des facteurs sociaux et politiques. L’auteur ne propose pas de recettes miracles, mais il met en évidence la radicalité de ce qu’il faudrait faire pour éradiquer la pauvreté.

 

 

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