Notre compagnon de vie, ami et camarade Pierre Beaudet, est parti sans prévenir, à 71 ans, le 8 mars 2022. Quelques mois à peine avant son décès, il enseignait encore à l’Université du Québec en Outaouais et était retourné à la barre d’Alternatives, cette organisation de coopération et de solidarité internationales qu’il avait contribué à créer en 1994, et qui représente encore aujourd’hui un legs important de son engagement. Ce retour à la direction d’Alternatives qu’il avait quittée en 2006 devait être temporaire, quelques mois ou une année tout au plus, histoire de lui redonner un nouveau souffle. La mort est venue contrecarrer ses plans alors qu’il croyait, et nous avec lui, pouvoir recouvrer la santé et son énergie. Pierre avait des idées plein la tête et des projets qui lui tenaient à cœur. Il rêvait de mettre sur pied un centre de formation politique pour les militantes et militants de différents mouvements sociaux, en particulier pour les plus jeunes. Contribuer à la relève militante et politique de la gauche, ici et à l’international, était un impératif et le restera jusqu’à la fin de sa vie.
Pour témoigner de son parcours, long de plus de cinquante ans au sein de la gauche québécoise et internationaliste, les Nouveaux Cahiers du socialisme ont choisi de lui consacrer ce dossier dont l’objectif est modeste et ambitieux à la fois, un peu à l’image du personnage. Il s’agit d’aller au-delà de l’hommage à son œuvre et à sa vie qui lui a été rendu le 23 avril 2022 lors d’une cérémonie à l’UQAM, son alma mater, pour souligner sa contribution intellectuelle, politique et militante. Les signataires des articles ont côtoyé Pierre, ont milité ou travaillé avec lui, mais là ne sont pas les raisons principales qui ont motivé la constitution de ce dossier.
À la lecture de l’ensemble des textes qui suivent, force est de constater que Pierre Beaudet a occupé une « place à part » dans le village d’Astérix, pour reprendre une expression qui lui était chère pour désigner le Québec, et en particulier la gauche québécoise. C’est pourquoi rendre compte de sa contribution nous apparait comme un devoir de mémoire, mais aussi un « devoir politique ».
En cette période d’hégémonie néolibérale où des organisations de coopération et de solidarité internationales[1] peinent à jouer pleinement leur rôle, s’affaiblissent, voire disparaissent face à des gouvernements pour qui « l’aide internationale » passe essentiellement par le secteur privé, à l’heure où la combativité des organisations sociales et communautaires s’est affaiblie, et enfin à l’heure où l’altermondialisme semble en recul, lire ou relire les écrits de Pierre Beaudet permet de réfléchir en vue de repenser nos analyses, pratiques et stratégies.
Comme bon nombre de jeunes de sa génération, Pierre découvre la vie militante au sein du mouvement étudiant à la fin des années 1960 et 1970, comme le rappelle André Vincent dans l’entrevue qu’il accorde à Milan Bernard, ou encore Ronald Cameron dans son texte « Le parcours d’un combattant ». Malgré son jeune âge et son manque d’expérience politique et militante, il se démarque dans les organisations dans lesquelles il s’engage, comme la Libraire progressiste et Mobilisation, par sa soif insatiable de lectures et de connaissances ainsi que par son volontarisme qui se traduit dans le nécessaire travail d’analyse, de publication et d’action. À l’issue de ce dossier, nous pourrions avancer qu’il s’agit là des trois piliers principaux de la praxis du militant et de l’intellectuel qu’il a été.
Contrairement à un certain nombre de militantes et de militants de la génération des baby-boomers qui ont été membres de partis politiques d’extrême gauche et qui ont abandonné en cours de route, ou qui en sont ressortis désillusionnés, Pierre a maintenu le cap à gauche durant plus de cinquante ans d’engagement actif. À l’encontre de plusieurs de ses camarades de l’époque, il n’a pas eu peur de sortir des sentiers battus, d’adopter une distance critique face à certains dogmes ou face à la « ligne de parti » imposée par telle organisation politique ou tel mouvement comme en fait foi l’entrevue menée avec André Vincent. Loin d’avoir jeté le bébé avec l’eau du bain, Pierre cherchait à comprendre les erreurs des pays qui ont tenté l’expérience socialiste, réfléchissait et discutait de la planification démocratique comme le relate le texte de son ancien collègue Munro. Selon Cameron, il n’hésitait pas à revisiter Lénine pour en faire une nouvelle lecture, et pour vulgariser sa contribution afin d’en faire profiter le plus grand nombre de lectrices et lecteurs possible.
Tous les auteurs et autrices qui ont contribué à ce dossier ont saisi l’importance pour Pierre de lier la théorie à la pratique. Comme l’écrit Tremblay-Pepin : « Son rapport à Parti Pris fournit un cadre d’analyse de la bataille des idées chez Pierre Beaudet, notamment en ce qui concerne l’importance du rôle des idées dans les luttes. Cela l’amènera sa vie durant à continuer à lire et à écrire de façon compulsive, à créer des organes de diffusion et de propagande, des lieux de débats et d’analyse qui servent de portes d’entrée ainsi que d’espaces de réflexion critique sur l’action militante ». À titre d’exemple, à peine âgé de 22 ou 23 ans, Pierre, qui joue un rôle important dans la revue marxiste Mobilisation, propose une méthode d’enquête originale en vue de rapprocher les intellectuel·le·s des classes populaires, nous dit Tremblay-Boily. Cette préoccupation restera sienne tout au long de sa trajectoire.
Toujours dans la perspective de la bataille idéologique qui nécessitait de proposer une vision du monde alternative au discours hégémonique des élites économiques et politiques, Pierre avait aussi le souci de rejoindre le public le plus large possible C’est ainsi qu’il créa ou collabora à la création d’une diversité de publications : des bulletins, des revues comme Mobilisation et les Nouveaux Cahiers du socialisme, le Journal des Alternatives et d’autres encore. Parallèlement, il signait aussi des articles dans les médias traditionnels nationaux ou accordait des entrevues aux chaines de radio ou de télévision publiques ou commencera à intervenir sur des blogues, avec deux objectifs en tête : vulgariser et rendre accessible au grand public la compréhension de conflits géopolitiques complexes et proposer une analyse critique dévoilant le plus souvent le jeu et les intérêts des puissances dominantes. Ses publications ont contribué à amener le « monde » au Québec et, en même temps, il ne perd aucune occasion pour raconter ou expliquer le Québec au reste du Canada comme le rappelle Frappier, ou à l’international, d’où ses collaborations avec Le Monde diplomatique notamment ou avec d’autres publications un peu moins connues.
On retrouve dans ces publications ou ailleurs dans des revues comme Presse-toi à gauche, ses innombrables textes sur les luttes contre l’apartheid et pour la démocratisation de l’Afrique du Sud, la résistance palestinienne contre le sionisme et l’État colonial israélien, les révoltes populaires en Amérique latine ou encore les luttes des mouvements autochtones ici ou ailleurs. Cela incite Hernandez à voir en Pierre un passeur et un « intellectuel frontalier » en mesure de traduire et d’interpréter les analyses et les stratégies de partis politiques ou de mouvements sociaux d’un pays ou d’une région du monde, selon l’histoire et les spécificités du contexte national ou international. Ismé souligne à quel point Pierre a joué un grand rôle dans la mobilisation de la gauche et du secteur progressiste québécois en solidarité avec Haïti : « Il était capable de rendre intelligible pour ses pair·e·s de la société québéoise la réalité complexe des pays du Sud dont Ayiti, loin des raccourcis et des regards réducteurs et discriminatoires de la grande presse ». Il savait ainsi faciliter les échanges et les dialogues entre militantes, militants et intellectuel·le·s de différents pays, ce qui constituait un atout indéniable pour celui qui contribuera à la construction du Forum social mondial, de la Plateforme altermondialiste ou d’autres initiatives misant sur la convergence des luttes.
Un peu dans la même perspective, O’Meara, un camarade sud-africain venu s’établir au Québec, évoque le bagage extensif de connaissances de Pierre sur l’histoire politique de nombreux mouvements de libération nationale, ce qui lui permettait par exemple de dépasser l’exceptionnalisme du cas sud-africain. En dépit de sa modestie et de sa posture politique d’allié des classes populaires, Pierre était aussi un intellectuel de haut niveau. Levy n’hésite pas à en parler comme d’un remarquable spécialiste et « savant des mouvements sociaux » en ce sens qu’il savait lire et interpréter les pratiques et stratégies des mouvements, et il savait proposer des pistes d’action. Ces caractéristiques ont d’ailleurs permis à Pierre d’assurer rapidement un leadership intellectuel et politique dans un certain nombre d’organisations de solidarité internationale dont le Centre d’information et de documentation sur le Mozambique et l’Afrique australe (CIDMAA), le Centre d’études arabes pour le développement (CEAD) et Alternatives, de même qu’au sein du Forum social mondial.
Dès leur première rencontre, Pierre a invité Feroz Mehdi, qui deviendra un de ses grands amis, un camarade et un collègue de travail, « à descendre des montagnes ». Par cette métaphore, Pierre lui a appris à traduire ses idées politiques en projets « pour soutenir nos organisations partenaires à l’étranger, tout en mettant sur pied un programme de mobilisation et d’éducation populaire pour développer de façon durable et continue une conscience politique au Québec ». Hernandez, un collègue de Pierre, estime lui aussi que ce dernier a conjugué tout au long de son parcours, analyse théorique et praxis. Pour reprendre ses mots : « Le thème de l’organisation était central tant dans son travail que dans les échanges quotidiens et, bien qu’il ne soit pas indifférent aux développements théoriques, il ne voyait pas l’utilité d’une théorie dépourvue de pratique organisationnelle ».
À l’instar de Frappier, plusieurs autrices et auteurs soulignent les grandes qualités de pédagogue de Pierre pour qui la formation de la relève militante était un impératif. Tour à tour, il proposera des stages, des petits contrats ou de nouveaux projets à des jeunes qui se rapprochent d’Alternatives, sans compter les programmes de stages qui ont pris de l’expansion au sein de la programmation de cette ONG. Pierre croyait en la jeunesse et à son rôle dans les luttes et mouvements de transformation sociale et politique. Il faisait confiance aux jeunes et les soutenait dans leurs apprentissages, sans paternalisme. C’est ce que relatent L’Écuyer et Gauthier, tous les deux parmi les premiers stagiaires d’Alternatives. Ils ont recueilli les propos d’autres stagiaires qui ont croisé ou côtoyé Pierre dans les années 1990 et 2000. Il vaut la peine de souligner que, jusqu’à aujourd’hui, il y aurait eu plus de 1500 stagiaires à Alternatives ou au sein d’organismes partenaires dans le Sud global depuis la mise en place de ces programmes de stages, en 1994.
Massiah, un intellectuel et camarade de France avec qui il s’est lié d’amitié surtout autour du Forum social mondial, estime que « l’internationalisme de Pierre était d’abord concret, il travaillait directement avec des mouvements dans les différentes parties du monde. Il apprenait d’eux, toujours à leur écoute, attentif aux différences, enrichi par les constructions d’avenir ancrées dans des sociétés millénaires ». Ismé observe, elle aussi, cette grande sensibilité de Pierre aux réalités des luttes du Sud global, dont celles menées en Ayiti. « Son désir sincère de rencontrer l’autre dans une relation horizontale au-delà des divergences était marquant. Pierre, pourtant farouche défenseur de ses idées, a su développer cette capacité rare d’apprendre de l’autre en toute humilité et d’enseigner à l’autre sans arrogance. Il va s’ouvrir, même si avec une certaine réserve, au féminisme, à la décolonialité », dit-elle. Comme l’évoque Massiah, l’internationalisme de Pierre était loin des rigidités et des hiérarchies. Et il adhéra à ce que son ami Vinod Raina a exprimé : « Ce sont les mouvements qui construiront l’alliance des peuples. Ce ne sont pas les partis, ni les associations, ni les ONG, ce sont les mouvements sociaux et citoyens »
Finalement, Dufour estime à propos de La Grande Transition qu’il s’agit d’une initiative qui « m’apparaît comme une forme d’aboutissement du chemin parcouru par Pierre Beaudet, en apprentissage perpétuel et dans sa volonté de rassembler ou du moins de faire converger les forces vives progressistes pour penser les alternatives, affuter leurs analyses et agir ensemble pour faire barrage à la droite, aux forces néolibérales, au capitalisme débridé, ici et ailleurs ».
Comme en témoigne ce dossier, Pierre a été de plusieurs combats politiques et intellectuels, dont certains lui tenaient particulièrement à cœur : la lutte des classes, pour reprendre une terminologie devenue moins populaire, le socialisme, la question nationale québécoise et la nécessaire alliance avec la gauche du reste du Canada, le colonialisme, la situation des Autochtones, le racisme, les luttes écologiques qu’il avait découvertes plus récemment et, bien sûr, l’internationalisme et l’altermondialisme. À cela, s’ajoute une panoplie d’autres questions qu’il défendait comme celles des droits économiques et sociaux, les luttes syndicales et féministes. Ce bref portrait est loin d’être exhaustif. Étrangement, la Palestine pourtant si présente dans son cœur et son action est relativement absente de ce dossier. Des contraintes de temps ont limité le nombre de personnes sollicitées, ce qui explique peut-être, mais n’excuse pas, cette lacune.
Malgré cela, nous espérons que ce dossier puisse faire découvrir ce grand intellectuel et militant à des jeunes et moins jeunes, qu’il les invite à lire ou relire certains ouvrages de Pierre, et qu’il les encourage à mettre en pratique les trois piliers de sa méthodologie, soit l’analyse, la production et la diffusion d’information et l’action pour mieux faire face à la crise globale actuelle. Enfin, souhaitons que ce dossier permette de dépasser l’individu et sa singularité, qu’il nourrisse nos réflexions politiques et qu’il contribue à la mémoire collective de la gauche, de l’internationalisme et son corollaire, l’altermondialisme.
Par Anne Latendresse, professeure au département de géographie à l’Université du Québec à Montréal
NOTE
- Surtout celles qui ont une posture critique à l’égard des orientations des gouvernements canadien et québécois. ↑