L’occupation de Wall Street a débuté le 17 septembre 2011. Inspiré par les expériences égyptiennes et espagnoles, le camp a depuis essaimé un peu partout aux États-Unis, et irrigue à son tour les imaginaires des militants en lutte contre les plans d’austérités en Europe.
Comment t’es tu retrouvé impliqué dans Occupy Wall Street ?
Les militants anti-austérité de New York avaient organisé un campement, à New York, juste devant la mairie. C’était à la mi-juin, pour protester contre les coupes dans le budget de la ville. Le camp a duré trois semaines, plusieurs centaines de personnes y ont participé. 500 à 600 personnes furent arrêtées au cours d’actions de désobéissance civile.
Nous avions juste mis fin à ce campement, et deux semaines après, Adbusters, le magazine canadien anar, a décidé de lancer un appel à occuper Wall Street. Bon nombre de membres de la coalition qui avait préparé le campement de Juin étaient motivés et voulaient aider à préparer l’occupation. Nous avons donc appelé à une Assemblée Générale le 2 août. C’était la première réunion physique de préparation à l’occupation. Nous nous sommes répartis en groupes de travail, nous avions un groupe de mobilisation, un groupe logistique, un groupe nourriture, etc. que nous avons mis en place pour permettre de lancer l’occupation de Wall Street.
Nous avons donc tenu des Assemblées Générales, jusqu’au 17 septembre où nous avons installé le campement.
Peux-tu en dire plus sur Bloombergville, ce camp anti-austérité ? C’était quelque chose d’assez similaire à Occupy Wall Street ?
Bloombergville rassemblait principalement des militants de New York, inspirés par le campement de la Puerta del Sol et les autres campements en Europe. Nous voulions essayer de faire quelque chose de similaire à New York. À New York, il y a une loi qui dit qu’il est légal de dormir sur le trottoir pour des raisons politiques, dès lors qu’il n’y a pas de tentes ou d’autres choses de ce genre. Nous avons donc campé deux semaines. Ça n’a pas rassemblé tant de monde que cela sur le campement lui-même. Nous sommes peut-être montés jusqu’à une centaine de campeur lors de la plus grosse nuit. Mais nous avons organisé des assemblées générales, les gens étaient très satisfaits de la manière dont ça se passait, et ça avait permis de rassembler un large segment de la gauche.
C’était indéniablement plus petit que Occupy Wall Street, mais nous avons appris beaucoup de techniques et de savoir-faire que nous utilisons maintenant à Occupy Wall Street : l’animation des assemblées générales, l’organisation du campement, etc. Ça a donc été très utilse pour nous aider à préparer Occupy Wall Street. Bien sûr, OWS est bien plus vaste, il y a des gens qui viennent de tout l’état, alors que Bloombergville se centrait vraiment sur le budget de la ville.
Les campeurs de Bloombergville étaient de nouveaux militants, ou bien des militants très expérimentés ?
La plupart des campeurs étaient des militants de gauche très conscientisés, des syndicalistes, des étudiants, des groupes politiques, etc. En ce sens c’est très différent d’Occupy Wall Street. A OWS beaucoup de campeurs sont de nouveaux militants, parfois très jeunes, qui n’ont pas vraiment d’expérience militante préalable. Pour un tas de raisons, Occupy Wall Street parle à des gens qui ne sont pas les convaincus habituels, qui participent à toutes les manifestations quel que soit la cause.
Tu as des éléments pour expliquer ce succès d’Occupy Wall Street, par rapport aux autres expériences, ou même par rapport à Bloombergville ?
Bloombergville était vraiment centré sur un élément précis : la réduction du budget de la ville de New York. Occupy Wall Street parle à un nombre plus important de personnes, parce que c’est très ouvert. Nous n’avons pas dit « nous nous opposons à telle politique budgétaire de la ville », mais « nous sommes en train de construire un mouvement d’opposition à Wall Street et aux institutions financières qui contrôlent nos vies ».
Ça s’adresse donc à plus de monde parce que c’est moins précis, et moins spécifique.
C’est cet élargissement que permet le slogan « nous sommes les 99% » ?
J’étais présent à la réunion où nous avons choisi ce slogan. Trois jours après notre première assemblée générale, nous avions une réunion du groupe de mobilisation. Nous discutions de la manière de mobiliser sans utiliser un message trop cadré. Comment faire sans soutien organisationnel, ou sans communiqué spécifique, sans revendications autour desquelles nous pourrions nous rassembler ?
Quelqu’un a donc eu l’idée de dire « nous sommes les 99% et nous nous opposons aux infrastructures et aux institutions des 1% ». Et c’est devenu notre slogan, notre marqueur.
Camper à Wall Street, c’est aussi en soi une déclaration politique, ça matérialise l’existence de deux camps, peut-être plus que les autres camps, à Madrid ou ailleurs en Europe.
L’une des raisons pour lesquelles ce slogan des 99% marche si bien, c’est qu’il exprime clairement le conflit de classe en cours aux Etats-Unis, le fait qu’il y a ces 1% qui contrôlent et dominent le reste de la population. Camper à Wall Street, c’est une critique très substantielle en soi.
Quand nous avons préparé l’occupation, nous n’avions vraiment aucune idée de la manière dont ça allait se passer. Le Sud de Manhattan est militarisé depuis le 11 septembre. Nous savions que les Anonymous allaient nous soutenir. Le département de la Sécurité Intérieur était donc mobilisé… nous ne pouvions pas savoir comment ça allait se passer. Ça explique pourquoi beaucoup étaient assez réticent à pleinement soutenir le projet, parce que personne ne savait ce que ça allait donner. Mais ça a marché.
Nous nous sommes installé dans ce parc public dont la propriété est privée et qui est donc soumis à des règles assez étranges et a rendu possible la construction du camp sur le long terme.
OWS est parvenu à surmonter le silence habituel des médias américains sur les mouvements sociaux. Généralement, quand ils couvrent un mouvement social, c’est pour le minorer, le ridiculiser. Mais nous avons réussi à briser cette barrière et à intéresser les médias dominants. Ce que nous faisons donc depuis, c’est d’essayer d’amplifier les luttes existantes. Quand nous parlons des questions de droit au logement, nous nous appuyons sur les groupes qui travaillent sur ces questions, et permettons de mettre en avant leurs luttes et leurs revendications.
Ça fonctionne comme ça avec les syndicats aussi ?
Au départ, les syndicats ne nous ont pas soutenu. Comme je te disais, personne ne savait comment l’occupation allait tourner. Ils ne voulaient donc pas soutenir quelque chose d’aussi incertain et flou. Mais depuis que nous avons réussi à installer le campement, nous avons reçu le soutien de tous les grands syndicats de la ville, ainsi que de nombreuses fédérations nationales. Ils nous permettent de nous réunir dans leurs locaux quand nous en avons besoin, ils nous ont aidé à imprimer des tracts, et bien sûr ont mobilisé leurs adhérents pour les actions que nous organisons, de la même manière que nous mobilisons pour leurs actions.
Vous n’avez pas eu peur d’être récupérés ou instrumentalisés ? C’est une question assez sensible ici, pour les indignés…
Nous avons beaucoup discuté de cela. L’aspect très positif d’un mouvement aussi horizontal que le nôtre, c’est qu’il est quasiment impossible de le récupérer. Il n’y a pas de Conseil d’Administration. Personne ne peut donc faire de l’entrisme et dicter les termes du mouvement. Nous travaillions avant le campement avec des organisations et des syndicats. Ce que nous leur disions n’était pas vraiment pris au sérieux. Mais maintenant, en tant qu’organisateurs d’Occupy Wall Street, les syndicats nous écoute. C’est plus symétrique, ce n’est pas juste nous qui les écoutons. Les syndicats étaient résignés depuis si longtemps, les gens étaient tellement désespérés par la situation sociale, ici, aux Etats-Unis, qu’ouvrir un espace radical est utile pour tout le monde.
Certains groupes, certains syndicats, se montrent assez opportunistes dès lors qu’il s’agit de négocier des plans d’austérité. Mais globalement, les syndicats essaient vraiment de lutter et de s’opposer à ce qui se passe.
Clairement, le camp n’est pas forcément très accueillant pour les organisations. Enfin pas très accueillant… disons qu’il est accueillant dans le sens où de nombreuses organisations viennent distribuer leurs tracts ou essayer de vendre leurs magazines. Mais ça ne colle pas vraiment avec l’endroit, ça fait un peu incongru. Le camp est vraiment un camp d’individus. Il y a beaucoup de travail de base fait dans les communautés ou les quartiers les plus affectés par les politiques décidés à Wall Street, que nous savions qu’il était important de mobiliser ces groupes et ces organisations, qui sont en lien direct avec les victimes de ces politiques, leurs revendications, etc.
Les organisations sont un peu différentes ici, et nous essayons aussi de travailler avec les petits mouvements « de basse » avec lesquelles nous avons de très bonnes relations.
Quand je suis venu à Occupy Wall Street, une semaine après le début de l’occupation, j’ai eu l’impression qu’il y avait peu d’afro-américains ou de latinos. Comment ça se passe aujourd’hui ?
C’est une préoccupation permanente, quelque chose que nous essayons de changer depuis le début. L’occupation d’un espace public se joue probablement beaucoup autour de militants un peu privilégiés. Les personnes qui pouvaient risquer un affrontement avec la police sont les plus privilégiées. Les personnes les plus marginalisées dans leurs quartiers ou communautés font face au harcèlement policier de manière constante. Ce sont des personnes plus privilégiées qui peuvent se permettre un affrontement uniquement pour des raisons politiques. Donc au départ, c’était un camp très blanc. Nous en étions parfaitement conscients. C’est pour ça que c’était très important pour nous de nous ouvrir à des organisations, à des militants qui travaillent dans les quartiers et les communautés, qui sont des gens de couleurs, pour qu’ils nous aident à élargir le mouvement. Pendant la première semaine, le camp était principalement blanc, mais depuis que le camp s’est installé dans la durée et que nous pouvons travailler à la mobilisation, ça change : les organisations communautaires/de quartiers ou les syndicats nous ont aidé à élargir le campement. La dynamique « raciale » a beaucoup changé, et le camp est beaucoup plus à l’image de New York, même s’il est encore loin de représenter la diversité de la ville et que nous devons continuer à travailler là-dessus.
Vous avez des projets en ce sens : Occupy the Bronx, Occupy Harlem, Occupy Washington Highs, Occupy Brooklyn, etc.
Nous avons maintenant un camp à Brooklyn, un camp à Washington Highs et des assemblées générales avec plusieurs centaines de participants dans le Bronx et à Harlem, qui vont sans doute déboucher sur des occupations. Dans le Sud de Manhattan il y a peu de monde qui nous soutient vraiment, peu de monde qui est véritablement affecté par la crise. Nous sommes donc conscient qu’il nous faut aussi nous étendre, nous déplacer vers les quartiers et les communautés les plus affectées. Parce que c’est là que les gens qui sont victimes de la crise vivent. C’est donc un bon moyen d’essayer de surmonter ces lacunes.
C’est aussi l’un des éléments du succès d’Occupy Wall Street : il y a des camps un peu partout aux Etats-Unis, pas uniquement à New-York et dans la région de San Francisco…
Il y en a partout. J’ai des amis qui campent à dans le Tennessee ! Là où j’habitais avant de m’installer à New York, le Dakota du Nord, il y a aussi des assemblées générales. Même à Occupy Wall Street, il y avait au départ des libertariens, des gens qui soutiennent Ron Paul. Mais ils sont maintenant partis. Bien sûr, ça peut changer d’un camp à l’autre, mais les campements sont globalement tous des campements de gauche.
Comment vous situez vous par rapport aux autres camps : place Tahrir, en Europe, etc.
Ce qui s’est passé place Tahrir a été extrêmement utile pour inspirer ce mouvement. Personnellement, j’étais beaucoup moins actif politiquement avant que Tahrir ne se produise. Nous sommes nombreux voir l’espoir et l’imagination politique de développer très rapidement, et à avoir envie de voir si ça pouvait aussi se passer ici.
À Bloombergville comme à Occupy Wall Street, nous avons beaucoup de militants impliqués dans ces autres campements qui sont venus nous faire partager leur expérience, les problèmes qu’ils ont rencontré, etc. Nous avions donc une bonne vision des difficultés parce que beaucoup avaient participé à ces campements auparavant.
Maintenant que le mouvement a grandi si vite, nous avons beaucoup de travail de coordination nationale et internationale. Nous avons différents outils pour cela, des listes de discussions, des annuaires, un site web. Nous avons aussi des correspondants avec les autres campements. Je suis par exemple chargé de faire le lien avec Occupy San Diego et Occupy DC. Ça fonctionne donc de manière assez informelle, mais nous avons également des outils plus organisés.
Quand tu dis que tu fais le lien, ça signifie quoi, concrètement ?
Occupy San Diego a mes coordonnées. Et les campeurs là-bas savent que s’ils ont un problème, ils peuvent m’appeler. Ils m’ont par exemple appelé il y a quelques jours pour me demander des conseils sur la présence de nombreux SDF (hobos) sur le campement, certains ayant des problèmes de santé, des problèmes psychiques, etc. Nous partageons donc nos expériences.
Le camp est vraiment une fin en soi ? Vous voulez durer le plus longtemps possible ?
Il y a vraiment un équilibre à trouver, entre l’organisation du campement dans la durée, créer un espace ouvert, et sûr, pour échanger, se former, et vivre la révolution dès maintenant… on ne peut pas le négliger. Mais il faut qu’on parvienne à se connecter avec des éléments de transformation plus globale. Je crois qu’on a trouvé un bon équilibre entre l’animation de notre espace et l’organisation d’actions politiques.
Pour moi, c’est une question de pouvoir-faire. Construire des alternatives, des occupations, des communautés, que l’on voudrait voir exister et les utiliser comme espace pour expérimenter des transformations plus vastes… et finir par gagner !!