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Introduction au dossier
Offensive néolibérale sur les villes :
luttes urbaines et contre-pouvoir !
Anne Latendresse
L’adoption du droit à la ville comme slogan opératoire et comme idéal politique – précisément parce qu’il se concentre sur qui gouverne les liens internes unissant l’urbanisation à la production et à l’utilisation des surplus – serait un premier pas vers l’unification des luttes. Il est impératif de travailler à la démocratisation du droit à la ville et à la construction d’un large mouvement social pour que les dépossédés puissent reprendre le contrôle de cette ville dont ils sont exclus depuis si longtemps, et pour que puissent s’instituer de nouveaux modes de contrôle des surplus de capital qui façonnent les processus d’urbanisation. Lefebvre avait raison de souligner que la révolution serait urbaine, au sens large du terme, ou ne serait pas.
David Harvey [i]
Dans les années 1980, certains chercheurs avaient prédit la mort des mouvements urbains. Erreur ! Les luttes et les actions collectives autour d’enjeux urbains se multiplient tant dans les villes du Nord que dans celles du Sud où se concentre plus de 50 % de la population totale planétaire.
Occupons nos villes !
Partout d’importantes mobilisations sont en cours : squats et occupations de terrains, revendications liées au logement social, comités de citoyennes et de citoyens qui réclament des comptes aux éluEs de leur municipalité, comités populaires qui s’opposent à la tenue de méga-événements sportifs, expériences d’agriculture urbaine, forums sociaux locaux, sommets citoyens, opérations populaires d’aménagement, etc. Certains de ces mouvements dont les programmes convergent autour de préoccupations communes s’organisent au sein de réseaux transnationaux : campagne Zéro éviction menée par l’Alliance internationale des habitants, Network of Global Cities for All, regroupement pour la promotion de la démocratie participative, Forum social des villes, etc.
Et plus récemment, les quartiers centraux de Madrid, Washington ou Athènes sont devenus les lieux de vastes mobilisations populaires. Qu’il s’agisse des campements des Indignados, des mouvements Occupy ou des foules qui ont déferlé vers les places Tahrir au Caire et Taksim à Istanbul, les sites occupés représentent, symboliquement du moins, des espaces d’accumulation du capital mondial accaparé par les élites locales. Ces métropoles, lieux de la finance et du grand capital, des centres de recherche et de développement, des sièges sociaux des grandes agences internationales et des corporations transnationales, sont désormais considérées comme les nœuds de la mondialisation. Elles concentrent non seulement des populations immenses, mais aussi de vastes pouvoirs économiques, financiers et politiques. Les Indignés.
En Europe, les Piqueteros en Argentine et les Carrés rouges au Québec l’ont bien compris, d’où les campements, occupations et stratégies de perturbations économiques (blocage de ponts, de ports, encerclement des ministères et des lieux de rassemblement des élites) qui se déploient dans le ventre du dragon ! Au son des tamtams, des trompettes et de slogans comme « À qui la rue, à nous la rue », les manifestantes et les manifestants font entendre leurs voix et surtout leur refus d’un modèle d’organisation du monde qui se matérialise dans l’espace urbain et exclut le plus grand nombre, les 99 % en question. La ville assiégée par le néolibéralismeLes mouvements urbains, apparus dans les années 1960 dans les villes du Nord, se sont diversifiés et transformés à travers le temps. Certains d’entre eux adoptent une approche réformiste alors que d’autres s’inscrivent en opposition au modèle de « développement urbain » néolibéral porté par les élites économiques et politiques (voir les textes de Gaudreau et Massiah), ce qui a pour effet de déposséder les populations de leur espace de vie, tout en accentuant les fractures urbaines et la ségrégation sociospatiale. Site stratégique du néolibéralisme pour reprendre les mots de Théodore, Peck et Brenner, les métropoles sont désormais, non seulement des espaces d’accumulation du capital, mais aussi des lieux de pouvoirs économique, politique et culturel qui transcendent le territoire de l’État-nation.
Conséquemment, les grandes villes deviennent le lieu de contradictions et de conflits majeurs qui s’expriment notamment autour de l’usage du sol et de l’eau, des ressources naturelles, de l’accaparement et du contrôle des espaces publics, voire de leur privatisation, de même que celle des services, des équipements et des infrastructures. En d’autres mots, la ville elle-même en tant qu’espace devient objet de conflit où deux visions s’opposent : la ville-marché à la ville-droit, pour reprendre l’expression de Pereira.
Plusieurs des textes du présent numéro ont en commun une volonté de proposer une lecture analytique de ce processus de transformations des villes, et en particulier des métropoles, qui se matérialise par une combinaison d’éléments :
- la configuration de nouveaux arrangements institutionnels visant à imposer une nouvelle organisation politico-institutionnelle (Théodore, Peck et Brenner);
- la mise en place d’instances de « gouvernance qui multiplient les acteurs engagés dans l’action publique, fragmentent les lieux de prises de décision et rendent plus opaques les opérations financières, ce qui facilite le surpassement des coûts, la collusion et la corruption (voir le texte de Hamel);
- le quadrillage et la policiarisation de la ville, en particulier des quartiers centraux, par la mise en place de divers moyens visant à mieux contrôler la ville (« police communautaire », judiciarisation des jeunes et des itinérants, recours aux caméras cachées et autres dispositifs de surveillance, adoption de règlements entravant la libre expression des citoyenNes et limitant les manifestations, etc.).
Ajoutons que cette gouvernance favorise les fameux « partenariats public-privé » et l’adoption de procédures et de techniques managériales qui ont pour effet de voiler les opérations d’ordre financier et d’évacuer la nature politique des questions traitées les présentant comme de simples décisions de gestion. Cette apparente dépolitisation des institutions publiques se fait au profit de structures occultes et technocratiques, que ce soit à l’échelle municipale, nationale, voire internationale, ce qui incite le géographe belge Erik Swyngedouw[ii] à estimer que nous serions dans une ère postpolitique et postdémocratique.
Par ailleurs, comme l’expliquent Massiah et Blais, la diffusion du modèle de développement néolibéral transforme les quartiers des grandes villes par un ensemble d’opérations urbanistiques et de projets urbains qui ont pour effet de les « revitaliser » en vue d’attirer de nouvelles populations mieux nanties, d’où la gentrification. L’objectif ultime des entrepreneurs, investisseurs et promoteurs, souvent liés aux centres du pouvoir financier, est de créer de nouveaux gisements où peut se perpétuer l’accumulation du capital.
Résistances multiples et fragmentées
Face à cette situation, une vaste gamme d’organisations est en mouvement (voir les textes de Viannay et de Triollet). Au-delà de leurs victoires et de leurs défaites, de la diversité de leurs stratégies et pratiques, du type de relations qu’ils entretiennent avec l’État et les élites, elles utilisent un impressionnant répertoire d’actions et de revendications et demeurent des acteurs importants de la production de la ville, cette dernière étant entendue ici comme un espace construit issu des rapports sociaux de classes et des rapports sociaux sexués.[iii]
Pour mieux comprendre ce processus qui dépend en grande partie de la dynamique locale et des rapports de force en présence, il importe de saisir que la ville n’est pas un système clos, ni un espace fixe ou déterminé (voir Casgrain et le premier article de Durand-Folco). En lien avec la mondialisation qui s’articule à différentes échelles (régionale, nationale, métropolitaine et locale), la production des espaces urbains, qui se déroule dans le temps et dans l’espace, entraîne ce que David Harvey (voir Gaudreau) appelle un processus de déstructuration-restructuration de la ville.
La construction des alternatives
Entre-temps, l’effritement et l’évidement des espaces politiques autrefois associés au dispositif étatique et l’imposition de la gouvernance comme mode de planification et de gestion de la ville qui, privilégiant une approche managériale, a pour effet d’évacuer la nature politique des enjeux urbains. Il faut donc se demander si les mouvements urbains sont en mesure de se renouveler, de faire des alliances avec de nouveaux acteurs visant ainsi la construction d’un espace contre-hégémonique à partir duquel pourrait émerger une cité, au sens de lieu de débats, de délibérations et de conflits pouvant permettre aux citoyennes et aux citoyens de se réapproprier la ville. En d’autres mots, les mouvements urbains sauront-ils contribuer à la nécessaire repolitisation des enjeux urbains et ainsi redevenir les bâtisseurs de la cité ? Seulement alors, il sera possible d’expérimenter la ville que nous voulons, soit un territoire aux dimensions humaines, articulé à partir de valeurs et de principes associés à l’écosocialisme (par opposition au développement durable urbain, voir le premier article de Durand-Folco), bref une ville porteuse d’émancipation individuelle et collective.
Certes au Québec, les mouvements urbains ont une riche histoire de luttes, de revendications et d’expérimentation de nouvelles approches dans les domaines du logement, du transport, d’aménagement, de développement socioterritorial et d’agriculture urbaine. Des comités de citoyens et des organisations communautaires ont forcé des municipalités à intégrer une norme de participation publique dans la planification urbaine. Malgré les limites de ces dispositifs institutionnalisés par les administrations du Rassemblement des citoyens de Montréal (RCM) dans la métropole et du Regroupement populaire à Québec (voir le texte de Boutin), ils représentaient, à l’époque où ils ont été créés, une avancée ouvrant une brèche à la parole des citoyennes et des citoyens dans l’institution municipale. Dans le domaine du logement, un bon nombre de revendications portées par le mouvement urbain ont mené à des programmes de financement du logement social, à l’expérimentation de modèles d’autogestion des logements par les locataires comme les coopératives d’habitation, etc. (voir le texte de Viannay). Les quartiers Milton-Parc et de Pointe-Saint-Charles sont réputés parce qu’on y retrouve la plus grande concentration de coopératives d’habitation et de logement social (voir le texte de Triollet). En matière d’aménagement, les opérations populaires d’aménagement (OPA) menées par Action-Gardien ont permis non seulement de faire valoir les priorités établies par les habitantEs de Pointe-Saint-Charles, mais aussi d’obtenir un centre autogéré sur des terrains autrefois occupés par le Canadien National. Mais plus encore, la première OPA aura été l’élément déclencheur d’une vaste mobilisation populaire contre l’implantation d’un mégacasino dans ce quartier, aux abords du bassin Peel. Preuve de quoi, des expériences associées à la démocratie participative peuvent, potentiellement du moins, devenir les prémisses d’un contre-pouvoir.
Malgré ces avancées, les mouvements populaires et la gauche en général se retrouvent face à de nouveaux défis (voir le deuxième texte de Durand-Folco). Fragmentés et institutionnalisés, ils ont de la difficulté à connecter leurs actions et leurs stratégies à la ville dans son ensemble, et à la région métropolitaine. Il y a également le problème de la sous-traitance de plusieurs organisations parfois devenues des relais de l’État dans l’offre de services, ce qui a pour effet de miner leur autonomie et de dépolitiser leurs actions. Sans doute signe d’apathie du mouvement urbain montréalais, le débat autour de la réorganisation municipale au début des années 2000 avait soulevé peu de réactions des organisations populaires, avec quelques exceptions comme le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU) et la Table régionale des organismes volontaires d’éducation populaire (TROVEP).
Certes, il faut reconnaître le travail invisible réalisé par des centaines d’organisations qui quadrillent les quartiers de la ville à la défense des groupes qui vivent dans la précarité, ou les soutenant par une offre de services. C’est très souvent ce travail de fourmi qui permet de protéger la ville des velléités de grands promoteurs, et qui permet également à un bon nombre de locataires de vivre dans de meilleures conditions. Cependant, la ville est aujourd’hui victime d’une offensive néolibérale qui menace ces petites victoires chèrement acquises. D’où l’appel à occuper nos villes. Comme l’affirme David Harvey :
« Un mouvement oppositionnel cohérent doit encore apparaître au XXIe siècle. […] À notre époque, il doit s’agir d’une lutte mondiale principalement dirigée contre le capital financier, car c’est désormais à cette échelle que s’effectuent les processus d’urbanisation. La tâche politique d’organiser une telle confrontation est certes difficile et intimidante. Mais les opportunités sont multiples, en partie parce que, comme l’a montré cette courte histoire de l’urbanisation capitaliste, des crises liées au processus d’urbanisation ne cessent d’éclater, […] en partie parce que l’urbain est désormais le point où se heurtent de plein fouet l’accumulation par dépossession infligée aux plus pauvres et ce mouvement qui cherche à coloniser toujours plus d’espace pour la jouissance raffinée et cosmopolite des plus riches »[iv]
Les prochaines batailles seront dures …
[i] David Harvey, « Le droit à la ville », Revue internationale des livres et des idées, 12 octobre
2009, <www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=307>.
[ii] Erik Swyngedouw, « The antinomies of the post-political city – In search of a democratic politics of environmental production », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 33, n° 3, p. 601-620.
[iii] Les rapports de classe sexués sont souvent ignorés par les expertEs et chercheurEs et même les militantEs engagés sur les enjeux urbains.
[iv] Harvey, op. cit.