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Observations préliminaires sur les carrés rouges

Au Québec au début de 2012 s’est développé un mouvement social inédit, initié par une grève universitaire s’opposant à la hausse des frais de scolarité. Avant de proposer quelques observations sur le mouvement, il faut rappeler quelques jalons qui éclairent cette éruption qui ne vient pas de nulle part.

  • Le gouvernement de droite du PLQ, dès 2003, avait entrepris une vaste opération visant le secteur public, notamment la santé et l’éducation, selon les axes néolibéraux de la marchandisation et de la tarification. À plusieurs reprises cependant il a du reculé devant les étudiants, les employés du secteur public, les parents des Centres de la petite enfance (crèches). Au début de 2013 toutefois, il pensait porter un grand coup en faisant passer les étudiants pour des « privilégiés » et des « enfants gâtés ». Les frais d’inscription universitaires au Québec sont les plus bas du Canada (grâce aux résistances antérieures).
  • Mais rapidement, une coalition s’est produite entre les mouvements militants coalisés par la CLASSE et les fédérations universitaires et collégiales. Au départ concentrée à Montréal, la grève s’est étendue dans l’arrière-pays avec un niveau surprenant de participation, paralysant à peu près la moitié du réseau. De puissantes manifestations de masse ont fait sortir les citoyens et citoyennes, parents, têtes grises, enfants d’écoles tous confondus. Les institutions ont été bloquées par des lignes de piquetage militantes et massives. Le carré rouge est devenu le symbole de cette lutte, arboré par des milliers de gens.
  • En mai, le mouvement s’est intensifié à la suite d’une loi-matraque interdisant manifestations et piquetage et menaçant les étudiants de perdre leur année scolaire. Des négociations ont échoué à la suite de la mauvaise foi évidente du gouvernement. Par la suite, le mouvement étudiant s’est transformé en mouvement citoyen avec des dizaines, puis des centaines de milliers de personnes auto-organisées dans la rue. Les casseroles ont envahi l’espace public jusqu’à la fin de juin (période des vacances) et jusqu’à l’annonce par le gouvernement d’élections générales par lesquelles la droite pensait capitaliser sur le mécontentement contre les « troubles ».
  • Le 4 septembre, la droite (PLQ et CAQ) a perdu les élections au profit du PQ, coalition centre-gauche nationaliste, qui avait promis d’abroger les hausses de tarifs. Québec Solidaire, un petit parti dynamique regroupant les gauches, a augmenté son nombre d’électeurs de 114% et élu deux députés.
  • Depuis, le face-à-face continue. Le nouveau gouvernement est minoritaire, ce qui veut dire que sa survie dépend des décisions de l’opposition de droite). Au sein du PQ se livre une bataille sourde entre le centre-gauche et le centre-centre pour ne pas dire le centre-droit, en vue des prochaines élections qui vont survenir d’ici 18-24 mois. Le mouvement social tout en célébrant ses victoires (le gouvernement en plus d’abroger les hausses de tarifs a suspendu des méga projets pétroliers et nucléaires et aboli la « taxe-santé », une sorte de surtaxe sur les services de santé répartie sur tout le monde et non en fonction de ses revenus) se prépare et s’organise.

Bref détour par l’histoire

Il faut faire un bref détour par quelques éléments d’historicité qui éclairent les mobilisations populaires du printemps dernier. Le processus n’est pas unique au Québec, évidemment, en phase avec l’évolution dans les mobilisations et les mouvements sociaux au tournant des années 1990, évolution qui correspond au déclin des grands mouvements sociaux du XXe siècle :

  • Le mouvement socialiste ou la social-démocratie, issue des grandes luttes sociales du 19e siècle et qui connaît son heure de gloire dans l’après-guerre avec les grandes régulations négociées dans le cadre du keynésianisme, s’étiole dans le social-libéralisme, laissant la place à la remontée d’une droite agressive bien organisée.
  • Le mouvement communiste porté au début par la révolution soviétique et qui constitue un puissant levier des luttes revendicatives, se disloque ou devient le véhicule de la gestion capitaliste par l’État.
  • Enfin, le mouvement de décolonisation ou de mouvement de libération nationale qui émerge de ce qui n’est pas encore le tiers-monde et qui exige la rupture des liens de domination, capte des parties du pouvoir pour s’installer dans la « gouvernance » et la « discipline macro économique » de la Banque mondiale et du FMI.

Certes comme mouvements et même comme entités étatiques, ces projets ne disparaissent pas, mais ils perdent leur rôle en tant que porteurs des revendications populaires et plus encore, en tant qu’utopies dans le sens qu’Ernst Block et Walter Benjamin ont apporté à ce mot. Cette rupture par ailleurs n’est pas encore « consommée », elle est en cours, elle prend de multiples formes

Et dans cette transition, de nouvelles expressions émergent. Trois exemples bien connus illustrent cette évolution :

  • En 1994, le mouvement zapatiste surgit de nulle part pour exprimer des revendications sociales et nationales d’une manière inédite, avec un fort contenu anti-étatique (libertaire) et en exprimant une épistémologie différente de celle des grands narratifs de la libération nationale.
  • En 1998, les grandes manifestations dites « anti mondialisation » font éruption à Seattle et en Europe du sud, sur la base de réseaux décentralisés et d’une composition sociale très hétéroclite.
  • Au début des années 2000, une mouvance « altermondialiste » prend forme autour du Forum social mondial et de grandes alliances populaires au Brésil, en Argentine et d’autres pays latino-américains. Plusieurs de ces alliances aboutissent au basculement des pouvoirs politiques dans plusieurs États.

L’accumulation primitive des luttes

Et c’est dans ce contexte que prend forme un nouveau processus au Québec. Quelques jalons :

  • La marche des femmes contre la pauvreté et la violence en 1995 est l’initiative d’un mouvement de femmes militant et désabusé par rapport aux partis traditionnels, y compris le PQ (alors au gouvernement). La mobilisation bouscule d’importants mouvements sociaux, en particulier le mouvement syndical.
  • Le Sommet des peuples des Amériques (avril 2001) amène dans la rue une foule bigarrée, jeune, de plusieurs milliers de personnes, autour de revendications et surtout d’une utopie : « un autre monde est possible ».
  • En 2003, des mouvements divers réagissent au plan de restructuration proposé par le premier gouvernement Charest et le forcent à reculer, notamment sur la question des CPE.
  • En 2005, les revendications étudiantes prennent forme autour de nouvelles articulations et de nouveaux réseaux dont l’ancêtre de la CLASSE. Les formes de luttes sont inédites au-delà de la forme « grève ». Le contenu des revendications réunit une large coalition. C’est la victoire.
  • À partir de 2007 et jusqu’en 2012, le mouvement écologiste devient revendicateur, s’investit dans de grandes mobilisations dont la plus spectaculaire est celle sur la rive-sud de Montréal. De nouvelles coalitions et initiatives prennent forme autour du Forum social québécois et du mouvement des Occupez.

Ces dates et évènements ne racontent pas toute l’histoire. Car plusieurs choses sont invisibles :

  • L’identité des luttes et des mouvements est plurielle. Il y a un refus de l’homogénéisation et d’un méta narratif qui prétend « tout dire ». La forme réseau et la forme coalition connaissent des développements importants, qui incluent, parfois avec réticence, les « anciens » mouvements sociaux » et qui amalgament des « multitudes », très souvent de petits collectifs soudés par des expériences communes et des « affinités ».
  • Le répertoire des revendications est large et paraît quelque fois décentré : féminisme, altermondialisme et écologisme, en particulier. Il y a également beaucoup de « non » : la mondialisation néolibérale, la marchandisation du secteur public, le tout-au-profit. C’est une cacophonie, mais ceux qui veulent l’entendre sont en mesure de la comprendre.
  • Ces luttes et mouvements font du politique, mais pas nécessairement de la politique, qu’ils identifient au dispositif étatique et à celui des partis. Mais ils parlent de pouvoir, si ce n’est que pour le dénigrer ou le contester.
  • Les alignements sont locaux et ancrés sur des revendications concrètes, mais ils sont également transnationaux, « glocaux », inter-reliés à une échelle inédite notamment par les médias sociaux et l’internet, et agissant via un processus de « traduction » qui n’est pas seulement linguistique, comme l’explique Boaventura Sousa Santos.

Le mouvement des carrés rouges

Le mouvement des carrés rouges à la fois l’héritier de et le continuateur de cette longue accumulation.

  • Il est un mouvement de mouvement plutôt qu’un mouvement.
  • Il résulte d’initiatives citoyennes qui dépassent de loin les frontières des mouvements organisés.
  • C’est un mouvement qui dit NON à la marchandisation et qui dit OUI à la revitalisation du système public dans l’éducation et la santé, sans complaisance (on ne veut pas seulement « préserver » l’université comme elle l’était).
  • C’est un mouvement à forte connotation politique, qui est derrière la défaite du gouvernement de droite, et où des dizaines de milliers de jeunes se sont investis, principalement avec Québec Solidaire.

Bref, c’est un mouvement qui ouvre la voie à d’autres chemins de l’émancipation. Est-ce la « fin de l’histoire » !?! Bien sûr que non !

  • La crise et la gestion de la crise ouvrent des portes à la relance du néolibéralisme, une sorte de néo-néolibéralisme à la manière forte, qui intimide, punit, surveille. D’où l’idéologie massivement véhiculée par les médias du « Tout-le-monde-contre-tout-le monde », contre les immigrants, les musulmans, les réfugiés, les assistés sociaux, les jeunes, les retraités, etc. Ce virage à droite est visible à l’échelle canadienne (gouvernement fédéral) et dans plusieurs autres pays capitalistes.
  • Les « anciens » mouvements occupent encore une place importante si ce n’est que par leurs appareils, leurs traditions et la force de l’inertie, mais aussi par leurs capacités, amoindries mais réelles, de défendre les intérêts populaires. On pense évidemment au mouvement syndical et au PQ. Ce sont à la fois des obstacles et des expressions du mécontentement populaire. Des populations un peu désemparées sous l’impact des thérapies de choc optent pour « le moins pire ».
  • Les nouveaux mouvements ne sont pas totalement « nouveaux ». Ils transportent l’héritage ambigu des périodes précédentes : l’arrogance, le je-sais-tout-isme, un certain avant-gardisme, et des tentations idéologisantes simplificatrices (un certain anarchisme notamment), qui peuvent pousser les mouvements à l’isolement, la « confrontation pour la confrontation », etc.

Beaucoup de débats, d’explorations, de recherches et d’enquêtes sont en cours, à l’université et en dehors de l’université, notamment par des processus hybrides où apparaissent de « nouveaux intellectuels » dans la tradition de Gramsci et de Bourdieu, et qui sont prêts à sortir des sentiers battus, à aller « dans le champ », si on peut dire,  sur la base de travaux rigoureux tant sur le plan méthodologique qu’épistémologique et à poursuivre la quête incessante et épuisante de lier la théorie et la pratique.

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