La crise qui éclate maintenant dans le Parti Québécois n’est que le point culminant de fractures qui s’accumulent depuis des années. Il y a un processus immédiat qui se déroule sous nos yeux. Il y a aussi un processus de plus longue durée dont l’évolution marque aussi le présent. Dans cette contribution, nous voulons regarder ces deux dimensions. Commençons par l’aspect immédiat de cette crise.
Le déclencheur
D’emblée, on ne peut pas dire, comme cela l’a été, que la démission de quatre importants députés du PQ s’est faite sur des prétextes insignifiants. Les questions en jeu sont en effet très importantes. Même le « déclencheur » de la crise (l’affaire de l’amphithéâtre de Québec) n’est pas trivial. Certes, personne ne doute que la région de Québec doit disposer d’un important équipement collectif à des fins sportives et culturelles. Mais il appert, pour plusieurs en tout cas, que la mise en œuvre d’un tel projet doit être revue de manière à protéger les intérêts publics plutôt que ceux des entreprises.
Comment penser le contraire ? Le gouvernement nous assomme en affirmant à chaque occasion que nos systèmes de santé, d’éducation et d’aide sociale sont menacés. Que nos retraites sont en péril. Que les finances publiques sont fragiles. Les « lucides » et la droite en général en ajoutent : le Québec dépense trop, ne travaille pas assez, n’épargne pas assez, etc. Et puis comme par une baguette magique, on dit qu’il est normal et légitime de financer une entreprise multinationale (Quebecor) et indirectement un vaste business privée qui s’appelle la Ligue nationale de hockey ! Et on dit que si on n’est pas d’accord avec cela, on est contre la ville de Québec et contre le sport ! Et bien clairement, les quatre démissionnaires ont dit non à tout cela.
Par la suite, la cerise sur le gâteau est venue avec le projet de loi privé de la députée Agnès Maltais. Avec l’appui de Pauline Marois, elle a voulu sécuriser l’entente en entravant une démarche judiciaire de contestation. Encore là, la chose n’est pas petite. Empêcher des citoyens de mener une action judiciaire contre un projet n’est pas léger, même si ce genre de pratique n’est pas nouvelle comme nous le rappelle le fameux contrat de Bombardier (Métro de Montréal) Et aussi, il fallait bien que des députés s’y opposent. Et effectivement, beaucoup l’ont fait, sauf au sein du PLQ, dont les députés sont toujours aussi serviles. Amir Khadir est celui qui a mené le bal auquel se sont joints, plus ou moins discrètement, des députés de l’ADQ et surtout du PQ (à qui la cheffe disait de se la fermer), jusqu’à ce que le verre déborde. Trop c’est trop.
Malaise par rapport au « système »
Lors de leurs interventions, les démissionnaires ont insisté pour dire qu’il y avait une autre raison derrière leur geste. Iles-elles ont fait part du grand « malaise » face à un système politique qui ne leur permet pas, du moins à leurs yeux, de remplir leur mandat. En réalité dans notre système politique, les députés constatent que leur capacité d’influer sur les décisions importantes est très limitée.
En cette ère de personnalisation outrancière de la fonction politique, c’est vers le chef du parti que se tournent tous les regards et que se concentrent tous les pouvoirs. Le député doit approuver ou se taire. Cette implacable discipline est particulièrement rude dans la tradition parlementaire britannique puisque le gouvernement est issu du parlement et que le gouvernement doit conserver la confiance de la chambre pour gouverner. Mince consolation, le rôle des députés consiste surtout à guider les gens de leurs circonscriptions parmi les dédales d’une administration publique particulièrement complexe, laquelle fonctionne selon ses propres règles. Certes, ce n’était pas la première fois que des députés expriment leurs malaises sur le caractère limité de leur rôle réel au sein du pouvoir législatif. Mais la centralisation excessive du pouvoir, le fait également qu’une parti de ce pouvoir appartienne de facto aux puissants lobbys économiques, exacerbent ce sentiment d’impuissance.
D’autres problèmes expliquent également ce désenchantement. Pour le PQ, le plus flagrant est la distanciation du leadership avec l’objectif premier du parti, soit l’indépendance. La tendance actuelle vers la « gouvernance souverainiste » est de facto un repli important par rapport à l’objectif initial. Ces débats, selon les députés démissionnaires, sont occultés, « gérés » par un « appareil » dont la finalité unique est de gagner les prochaines élections.
Le PQ est, peut-être plus que d’autres partis, encore plus vulnérable à ces tensions. Par définition, c’est un parti « arc-en-ciel ». L’arbitrage entre la « droite » et la « gauche » a toujours été très difficile. On comprend la réputation de dévoreur de chef et de parti ingouvernable qu’on associe au Parti Québécois depuis toujours. Outre la gestion des contradictions déjà évoqué, ce rapport au chef est bien particulier à la culture organisationnelle péquiste. On n’attend rien de Jean Charest sinon qu’il prenne et garde le pouvoir afin d’y récompenser ses amis et de punir ses ennemis. En contraste, le militant péquiste attend tout de sa direction. Elle doit maintenir l’unité du parti tout en favorisant l’option et surtout mener le peuple à l’indépendance, comme Moïse. Il y a quelque chose d’un peu religieux ou de magique dans les attentes des militants de ce parti envers leur chef pour la simple raison que pour plusieurs, subjectivement, il incarne la Nation[1].
Bref rappel sur un parcours
Regardons maintenant les dimensions historiques. D’emblée, on constate en effet que le PQ a vécu plusieurs crises. La crise actuelle doit donc être relue historiquement.
Dans les années 1970 lorsque le PQ a entrepris son essor, la force du projet reposait sur la capacité de « conjuguer » les immenses espoirs d’une population en attente d’une « deuxième révolution tranquille ». On voulait du changement, et pas à la superficie. Le « on » en question incluait un grand mouvement social animé par les couches populaires et moyennes et d’où émergeait un profond désir de changement et d’émancipation à la fois social et national. Ce mouvement était d’autant plus confiant que les élites étaient fracturées, enlisées par le système traditionnel corrompu et décadent. Aussi lorsque le PQ est élu (1976), l’alignement des astres semblait positif. Par contre, René Lévesque a sous-estimé la capacité des dominants de se réaligner. Devant leurs pressions, il a freiné sur les réformes, ce faisant, marginalisant une bonne partie de l’aile progressiste du parti. En dépit de ses attentes et du rêve d’une certaine élite québécoise qui espérait un État indépendant bien ancré sur le système capitaliste nord-américain, la confrontation a été brutale. Après la défaite du referendum de 1980, le PQ s’est retrouvé dans la crise.
Dans les années 1980, le PQ s’est efforcé de gérer le « beau risque » en courtisant les conservateurs de Brian Mulroney. Il a fait porter le poids de la récession sur la fonction publique où les salaires sont brutalement contraints. Après quelques réformes importantes (loi 101, réforme de l’assurance-automobile et du zonage agricole, etc.) l’agenda est devenu simplement la « bonne gouvernance » provinciale, « autonomiste ». Encore là, cette volonté de s’accommoder avec les dominants n’a rien donné. Ottawa a rapatrié la constitution en renforçant les pouvoirs de l’État fédéral.
Parmi les changements importants affectant le PQ fut le tournant en faveur du « libre-échange », en clair, avec l’intégration renforcée de l’économie québécoise (et canadienne) à celle des États-Unis. Pour les élites québécoises, l’initiative de l’ALENA avait l’avantage de sécuriser leur participation au « grand marché nord-américain » tout en forçant les classes populaires et moyennes à de nouveaux reculs sur le plan des salaires et des conditions de travail.
Résultat, le PLQ est revenu au pouvoir, le PQ est retourné dans les limbes et pendant plusieurs années, des crises successives s’y sont succédées.
La deuxième défaite
Au début des années 1990, Jacques Parizeau a tenté de refaire la coalition originale. Mais encore là, les dominants ont pu surmonter leurs différends et faire échec, de justesse, au deuxième référendum. Peu de temps après, cette défaite crève-cœur a débouché sur une nouvelle crise. Le tournant préconisé par Lucien Bouchard a ravivé les tensions. À gauche, des organisations et des secteurs de la population n’ont pas accepté le visage. À droite, les élites québécoises se sont distancées encore plus du projet souverainiste. Il faut insister sur un fait élémentaire, essentiel à la compréhension de la suite de l’aventure péquiste : malgré le grand rêve de Jacques Parizeau, jamais des secteurs significatifs de la classe dirigeante et possédante du Québec n’ont appuyé l’option souverainiste. La bourgeoisie québécoise (Québec inc) assume plutôt bien son positionnement en tant que fraction subalterne de la bourgeoisie canadienne. Une sorte de consensus se fait parmi les couches dominantes à l’effet que le statu quo, y compris dans le cadre de l’État fédéral, est la meilleure garantie pour préserver leurs intérêts.
Cet émiettement a ouvert la voie au retour au pouvoir du PLQ en 2003, qui put gagner par défaut, grâce à l’abstention de milliers d’électeurs péquistes. Le paysage politique s’est alors transformé, devant un « nouveau » PLQ plus agressif et combatif, de même qu’une opposition de droite articulée autour de l’ADQ. Le PQ fut relégué de plus en plus et s’est retrouvé avec une série de crises internes et de déchirements similaires à ce qui s’était passé 10 ans auparavant.
Le désenchantement des classes populaires
Depuis, le PQ n’est pas parvenu à interagir avec les attentes des classes populaires confrontées aux assauts du néolibéralisme. Des politiques hyper néolibérales de Bouchard à celles un peu plus conciliantes ont marqué la distance. Entre-temps, le mouvement social s’est réanimé à travers de grandes mobilisations féministes, syndicales, altermondialistes. Le PQ en a été déconnecté, nonobstant les efforts d’une certaine gauche péquiste (SPQ-libre) de reconstruire les liens. Dans la dernière période, le PQ n’a même pas été capable d’avoir une posture cohérente face aux revendications étudiantes, pourtant appuyées par une majorité de la population. Entre-temps, on a assisté au retour du registre de l’autonomisme provincial, ce qui relègue l’indépendance à la semaine des quatre jeudis.
Parallèlement, le mécontentement s’est accru contre un gouvernement du PLQ de plus en plus mené par une voyoucratie sans scrupule. Mais cette vague a échappé au PQ. Elle a plutôt fait le lit d’une nouvelle gauche regroupée dans Québec Solidaire, mais aussi d’un émiettement de la sensibilité nationaliste au profit des sirènes de la démagogie et du populisme. Alimentés par le réseau Quebecor, cette « nouvelle droite ratisse large via les factions de l’ADQ et la version québécoise du Tea Party (le réseau Liberté). Elle s’incarne maintenant dans l’initiative des dissidents « lucides» du PQ autour de François Legault et des « lucides ». L’électorat devient encore plus volatile, ce qui peut aller dans toutes les directions[2].
Avenirs en question
Il est maintenant reconnu (en privé) au sein du PQ qu’un retour au pouvoir aux prochaines élections, devant le gouvernement le plus impopulaire de l’histoire du Québec, est de plus en plus fragilisé. Cela a été dit y compris par les principaux intéressés. La cacophonie existante depuis la démission des quatre députés reflète donc un profond malaise, et non une simple question tactique. Pauline Marois préfère cependant se mettre la tête dans le sable en espérant que l’été fasse oublier cela. Mais cela sera sans doute une grave erreur. Déjà on voit, en pointillé, se restructurer les forces politiques en vue des élections.
Porteur d’un discours nationaliste traditionnel mais hostile à la souveraineté, l’initiative de François Legault a de bonne chances de réussir sa discrète offre d’achat sur l’ADQ, en autant qu’il puisse marginaliser les factions les plus extrémistes (dans le genre du Réseau Liberté), ce qui ne devrait pas être trop difficile aux yeux de la majorité des adéquistes avides de participer, si ce n’est que de manière subalterne, à un prochain gouvernement. Le pari de Legault comporte cependant des risques. Il reste confronté au PLQ qui, bien que profondément déconsidéré dans l’opinion, dispose encore de plusieurs atouts. Quoiqu’il fasse, il est pratiquement assuré au départ d’une petite trentaine de circonscriptions coincées dans un cadre manipulé par le discours hostile à la souveraineté. Mais surtout, le PLQ reste le parti des dominants. Il dispose de temps et surtout de beaucoup d’argent pour mener une opération cosmétique, en changeant de chef, par exemple.
Tant qu’au PQ, il y a plusieurs options. Pauline Marois croit encore, qu’il faut ratisser à droite et prendre de vitesse le projet de Legault, mais elle-même l’admet, cela devient de plus en plus problématique. Reste la possibilité de se recentrer vers une approche ouvertement indépendantiste et davantage social-démocrate. Mais là encore, il y a plusieurs obstacles. Une partie importante du leadership péquiste n’y croit plus. Plus encore, il y a maintenant un nouveau joueur qu’on ne peut plus ignorer, sous la figure de Québec Solidaire.
Mais l’impensable peut-il devenir pensable ? Il faut porter attention à ce qu’a dit Pierre Curzi. Selon le député de Borduas, des alternatives existent à côté du tournant vers la droite. Il faut, affirme-t-il, rouvrir de « grands chantiers », y compris sur le mode de l’intervention politique. Dans les grandes lignes, il a repris les revendications de nombreux mouvements citoyens et de Québec Solidaire, pour la réforme du mode de scrutin, pour l’élaboration de modalités de participation inédites comme une « assemblée constituante »[3].
Dans la lignée de sa colère, Curzi a évoqué le pouvoir des citoyens, comme il a pu l’observer dans le cadre du dossier du gaz de schiste. Il en a conclu que les gens veulent bouger et qu’ils ne sont pas cyniques, bien qu’ils soient confrontés au le fait que les partis politiques traditionnels ne sont pas à l’écoute. De ces constats pourraient bien apparaître des projets inédits, recomposant l’espace politique autour d’une perspective de transformation (comme cela l’avait été au moins partiellement dans les années 1970).
[1] Comme Moïse parlait à Dieu, le leader de type mosaïque parle à la Nation. Il incarne non seulement une idée politique, mais on l’investit d’un grand destin. On attend de lui qu’il soit un Gandhi ou un Martin Luther King. Voir l’article de James Coke Moses and theocratic leadership http://finding
[2] On l’a vu lors des élections fédérales de mai dernier. En fin de compte, la victoire du NPD a été un vaste et triple « non » à Harper, au PLC et au Bloc québécois, lequel a été associé à cette impuissance du projet péquiste en ce moment.
[3] Entrevue de Pierre Curzi, l’autre journal, 10 juin 2011