Par Yves Citton, Judith Revel
Rien n’est plus difficile que de se trouver face à la sempiternelle question du « Que faire ? » Cet en-tête est une tentative à quatre mains – pas toujours d’accord entre elles, et reliées à encore bien davantage de têtes souvent dissonantes – pour raisonner à voix haute, au sortir de six mois de campagne présidentielle, après les deux tours de suffrage du mois de mai, puis ceux des législatives, un mois plus tard. Il aimerait être l’ouverture d’un chantier de réflexion à la mesure de l’époque qui s’ouvre : radical et nouveau.
Pour cela, deux lignes de réflexion étaient possibles. L’une consistait à réfléchir à la victoire du sarkozysme, à en analyser les dynamiques, les subterfuges et les stratégies, et à faire une cartographie de cette nouvelle droite dont nous venons d’hériter – une droite d’autant plus inquiétante qu’elle rompt en grande partie avec l’héritage historique du gaullisme et qu’elle se forge un visage jusqu’à présent inédit en France. L’autre consistait au contraire à dénoncer les conduites, parfois trop faciles, d’apprentissage du deuil qui ont, ces dernières semaines, permis commodément à tout un personnel politique de gauche de faire comme si de rien n’était – comme si la défaite n’était qu’une victoire manquée (à la présidentielle) ou une catastrophe évitée (aux législatives) ; elle consistait, donc, à pointer au contraire ce qui, au sein de la gauche elle-même, a non seulement permis mais provoqué l’avancée et la victoire du sarkozysme. On dit parfois d’un verre qu’il est, simultanément, à moitié plein et à moitié vide, selon le point de vue de l’observateur, son taux d’alcoolémie et la couleur de ses états d’âme. Disons alors que, face à la situation politique française, le verre nous semble hélas deux fois à moitié vide : parce que la droite a gagné, parce que la gauche – cette gauche qui, bien avant les débauchages sarkozystes d’un certain nombre de retourneurs de vestes socialistes professionnels, lorgnait du côté de l’électorat de droite et en adoptait les hantises et les fantasmes – n’est plus de gauche et, hélas, assez peu adroite dans sa transhumance politique de circonstance. La deuxième ligne de réflexion, c’était donc, aussi, se livrer à la cartographie du désastre (et de la mort annoncée) d’une gauche vieillie qui, depuis bien longtemps maintenant, ne réussit plus à produire aucun discours ni projet ; une gauche qui ne sait plus quoi (ni qui) représenter, sinon l’avatar un peu triste et toujours second de cet « extrémisme du centre » dont Bayrou, lors de la présidentielle, puis Sarkozy lui-même – après les législatives – ont été les figures portantes. Ni droite ni gauche, disent-ils, donc, et la gauche leur emboîte le pas. Ils citent Jaurès et Blum, la gauche réplique encadrement militaire pour les jeunes délinquants. Ils citent Guy Môquet, la gauche parle drapeau français pendu à tous les balcons. Non, nous ne sommes pas d’accord, et nous ne le serons jamais : ni avec cette droite-là, ni avec cette gauche-là. La question n’est pas celle-ci. C’est bien plutôt : qu’est-ce qu’être de gauche aujourd’hui ? Une gauche entièrement à réinventer, dans son programme et dans ses dynamiques internes, dans les horizons qu’elle ouvre et dans les questions où elle se reconnaît, dans les enjeux qu’elle promeut et dans ceux qu’elle rejette. Surtout : dans les enjeux qu’elle doit (ré)apprendre à imaginer, de façon audacieuse, assertive et inventive (plutôt que réactive et gestionnaire), au fil d’un effort de frayage des possibles qui fait toute la raison d’être de notre revue. C’est de cette réinvention – laborieuse et lente – que nous aimerions dire l’urgence et la nécessité : dire, donc, aussi, l’espoir, puisqu’au nom de l’optimisme de la raison et de l’imagination, il arrive parfois qu’on l’emporte sur le pessimisme de la volonté.
1. Au lendemain des épisodes électoraux de ce printemps, l’erreur serait de substantifier le sarkozysme, qui mérite au contraire d’être compris comme un effet de mode, selon la définition spinozienne du « mode » : quelque chose « qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu ». La véritable question à se poser est donc d’essayer de déterminer ce que c’est que cette « autre chose » dont Nicolas Sarkozy (NS) émane. La question n’est pas simple, et prendra du temps à être développée : il faudra suivre et analyser de près, non tant la teneur précise des politiques mises en place, que le nature des résistances (ou des non-résistances) que ces politiques rencontrent.
2. Faute de pouvoir décrire a priori cette « autre chose », dont le sarkozysme est le symptôme, on pourrait commencer par la surnommer, d’une façon grossière : Johnnycolas Lagarkozy. Nous ne pousserons pas cette piste très loin ici, même si elle est sans doute riche d’enseignements. Elle verrait dans la victoire de NS la réussite d’un coup d’État de type berlusconien : NS est un effet de mode dont la raison est à trouver dans un alliage bien connu entre des jeux d’image (le spectacle d’un concert de variété-rock de Johnny Hallyday) et d’une mainmise indirecte sur les moyens de diffusion d’information dans la sphère médiocratique (symbolisée par l’amitié qui lie monsieur Sarkozy à des messieurs comme Lagardère). L’approche par le coup d’État (soft, en tant qu’il est médiatisé par la dynamique du spectacle) fait de NS une machine de conquête des postes de pouvoir, machine d’une précision et d’une efficacité admirables dans sa maîtrise des connexions qui rapprochent ou associent aux centres de décision. Tout un petit récit, plus ou moins héroïsé ou démonisable, du Lagarkozysme peut se déployer ici, depuis le pari raté sur Balladur, les liens tissés de longue date dans les milieux financiers et médiatiques, la prise de contrôle de l’UMP, l’instrumentalisation du ministère de l’Intérieur comme scène de gesticulations sécuritaires, etc. Cette histoire a sans doute sa vérité, mais elle a déjà été faite, ou du moins esquissée. Plutôt que de travailler sur le versant Lagarkozy (effet de capture d’instruments de pouvoir), il nous paraît plus intéressant d’entreprendre une première anatomie du versant Johnnycolas. Si coup d’État il y a, c’est en effet justement son caractère soft qui mérite d’être pensé. Le rapprochement avec Johnny est ici suggestif. On est dans le domaine du soft rock : quelque chose qui aime à parader avec des guitares électriques, avec des signes d’agressivité (la « brutalité », qu’il a été idiot de faire jouer contre NS de la part de la campagne socialiste, puisqu’elle fait partie intégrale de son image jouée), voire de rébellion (le beau succès de novlangue qu’a été une « rupture » reconduisant les sortants). Le soft rockeur joue au méchant-qui-fait-peur-aux-parents devant des salles pleines de pères et de mères de familles ventripotents. Le soft rockeur décibélise les foules en prenant les postures de l’émancipation (je suis fils du système que je rejette et avec lequel je fais rupture) : il jouit parfois très ingénument de spotlights de la rampe, mais on s’aperçoit assez vite que ses postures visent surtout à faire ruisseler des liquidités dans les poches de sa veste de cuir, qu’il va généralement défiscaliser en signant une convention d’impôts avec une placide commune helvétique (où il pourra jouir en paix de sa bonne fortune, sans décibels ni risque de rébellion). Mais surtout, l’intérêt théorique de Johnnycolas par rapport à Lagarkozy, c’est qu’il est une machine de précision spécialisée, non dans la conquête de poste de pouvoir, mais dans la captation des désirs des foules. Je ne veux pas particulièrement enrichir Bouygues ou Lagardère lorsque j’achète mon journal ou lorsque j’allume ma télévision. Je ne désire pas renforcer la collusion entre pouvoir d’État, agences médiatiques et marchands d’armes lorsque je fais ces gestes – collusion dont même The Economist (pas exactement une voix de l’ultra-gauche) se trouvait récemment effaré en observant la politique française. En revanche, je désire acheter un billet ou un cd de Johnnycolas. Ça a su me plaire, au moins assez pour déclencher un geste d’achat, et parfois ça produit même des effets de plaisir durant les concerts. Avant de poursuivre, écartons, ou du moins signalons, un scrupule légitime : en tant qu’effet de mode spectaculaire, la machine Johnnycolas s’alimente du bruit que l’on fait à son propos. Ériger un mauvais roman en objet de scandale est le meilleur moyen de le faire lire ; de même, parler de Johnnycolas, fût-ce pour dénoncer ses bassesses ou ses perversions, peut parfaitement conduire à remplir ses poches de royalties (et ses urnes de napoléoneries). La meilleure stratégie pour neutraliser son pouvoir serait donc de ne pas en parler du tout. Sarko qui ? Veux pas (re)connaître ! Rien à en dire : pur effet de mode ! Arrêtons de perdre notre temps à parler d’un pur fantasme, nourri de fantasmes que l’on alimente en dénonçant la fantasmatique qui les gonfle d’air chaud. Allons directement à « l’autre chose » dont ce fantasme est le symptôme ! On peut parfaitement souscrire à cette analyse, et néanmoins constater à contre-cœur ceci : que Multitudes refuse de gonfler la bulle d’illusion en s’interdisant de parler de NS comme d’une réalité ne suffira pas à écorner le moins du monde sa gloire ni son aura actuelles. D’où le choix de cet en-tête : parlons-en vite (avant de passer aux choses sérieuses), essayons d’en dire deux ou trois mots pour savoir comment répondre à ceux qui en parlent, et comment détourner le discours (même critique, voire haineux) qui le gonfle de puissance spectaculaire, pour le re-router en direction d’analyses susceptibles de contribuer à son dégonflement. De l’analyse de la religion par Spinoza à la réflexion « aphrologique » récente de Peter Sloterdijk, la tradition de pensée dans laquelle s’insère Multitudes a appris à reconnaître, et à s’efforcer d’analyser de près, l’efficace bien réelle des fantômes, des illusions et des bulles d’air.
3. Comprendre NS comme un effet de mode, cela revient donc à se demander comment fonctionne la machine à capter les désirs qu’il représente. Cela implique simultanément de déterminer (a) quels sont les désirs qui se trouvent captés par elle, (b) comment ils sont reconvertis par la machine en gestes d’adhésion, et (c) dans quelle direction la machine canalise et reconvertit l’énergie qu’elle tire de cette captation de puissance. On a là un programme d’étude dont on peut craindre qu’il doive être poursuivi sur plusieurs années – quoique toutes les machines s’enraient, surtout si leurs adversaires trouvent l’endroit par où introduire un peu de sable ou de sucre bien placé. Ce programme devra associer au moins deux disciplines, qui paraissent toutes deux constituer le grand refoulé de la sphère médiocratique actuelle : la sémiologie (analyser les signes, les discours, les mythologies, les symptômes) et l’anthropologie-sociologie critique (comprendre les déterminants structurels des « libres choix » des électeurs et des consommateurs).
4. Les quelques pages qui suivent aimeraient faire un point très général, et pour ainsi dire préliminaire, sur quelques-uns des rouages principaux de cette machine de captation des désirs. Il s’agit en effet de comprendre (plutôt que de se moquer ou de déplorer) cet effet de mode qui a reconduit au pouvoir une sous-espèce de la politique « droitière » – nouvelle pour la France (on y reviendra). Ce sera l’occasion de tracer en négatif ce que pourrait être un positionnement « de gauche » face à ce qui nourrit ces rouages de la machine NS. L’hypothèse de départ – discutable – est que ce ne sont pas les désirs eux-mêmes qui sont « mauvais », « réactionnaires » ou « fascisants », mais qu’il ressort d’une propriété de la machine captivante de les diriger vers des directions qui, elles, peuvent être qualifiées de dangereuses, réactionnaires ou fascisantes. Les désirs ne sont bien entendu pas tous bons, contrairement à ce qu’a pu clamer une vulgate bêtifiante du mai-soixante-huitisme : il y a des passions tristes qui nous enfoncent dans nos problèmes, il y a des admirations qui paralysent la pensée, il y a des joies qui addictent l’esprit à des facilités mutilantes, il y a des haines qui expulsent les boulangers au nom de la défense du pain français. L’hypothèse est toutefois que la direction que prennent les affects est une affaire de frayage : dans le psychisme individuel comme dans la noo-sphère collective, il y a des poussées (de frustrations, de besoins, d’envies, de peurs) qui tendent à s’engager dans les voies qui ont déjà été tracées devant elles. Journaux télévisés, éditoriaux, films de fiction, colloques, conversations de café, discussions militantes sont à la fois le résultat des frayages passés, et leur lieu de reconduction ou d’infléchissement. L’hypothèse invite donc à reconnaître ce qu’il y a de positif – ou de potentiellement positivable – dans les affects qui ont reconduit « la droite » au pouvoir, à l’encontre de la forte logique d’essuie-glace qui scande la vie politique des médiocraties. L’anatomie (à chaud) du sarkozysme peut donc faire émerger des points de détournement et de réappropriation de désirs qui impulsent la réalité sociale de notre présent, mais qu’il importe de savoir rediriger – contre-frayer – vers des investissements plus conformes aux modèles de vie sociale que nous avons en tête.
5. Avant de signaler brièvement quelques-uns de ces points de contre-frayage, faisons une brève remarque destinée à assurer un minimum de distance face à des événements en train de se faire dans la France d’aujourd’hui. Malgré ses prétentions d’exceptionnalité, cette France paraît, vue d’un peu plus loin, s’enfoncer tête baissée dans un tunnel où se sont déjà engagés depuis près d’un quart de siècle des pays comme l’Angleterre ou les USA. Les parallèles entre NS, Margaret Thatcher et Ronald Reagan sont sans doute grossiers, mais néanmoins éclairants. (« Notre » Johnny n’est-il pas lui-même qu’une doublure pathétique de « leur » Elvis.) Il n’y a pas de pente irrésistible qui pousse fatalement tout corps national plongé dans le bain globalisateur à subir une pression vers le néo-libéralisme, mais il y a des modes de discours qui paraissent particulièrement à même de capter les désirs au sein de formations sociales régulées par les modulations noo-politiques du Journal-télévisé-cum-audimat.
6. Cette « autre chose » dans laquelle le sarkozysme trouve sa raison explicative, c’est fondamentalement un certain mode d’individuation vers lequel tendent nos formes de vie contemporaines – de même que les insectes tendent à aller vers des sources de lumière qui parfois les brûlent. S’il y a des différences évidentes entre la France, l’Angleterre et les USA, il y a aussi entre ces pays de très fortes similitudes structurelles socio-anthropologiques (dans le fonctionnement de la médiasphère, les recompositions des cellules familiales, la pression sur les salaires de la main d’œuvre peu qualifiée sous la compétition de pays plus pauvres, etc.). Le défi est justement de comprendre comment, et en quels endroits du corps social, les contraintes extérieures qui pèsent sur ces modes d’individuation peuvent faire l’objet d’un travail de contre-frayage. Considérée de ce point de vue transnational, loin d’être une rupture, la politique annoncée relève bien de l’alignement. Il est dès lors intéressant de solliciter (prudemment, les comparaisons n’ayant jamais complètement raison) le recul que nous donnent les évolutions politiques britannique et nord-américaine. Pas besoin d’être bien malin pour prophétiser une séquence générale passant par une phase Reagan-Thatcher, suivi d’un petit retour de manivelle Clinton-Blair, éventuellement travaillé par une effervescence Newt Gingrichienne – avec pour résultat un déplacement général des termes du débat médiocratique vers des problématiques sécuritaires-répressives, exacerbant l’individualisme étriqué et mutilant, et resserrant drastiquement l’empan de l’imagination politique d’un « autre monde possible ».
7. La France peut bien être exceptionnelle, mais NS est un « néo-con » comme les autres, puisque c’est ainsi que les Américains désignent affectueusement les « néo-conservateurs ». C’est au sein de l’histoire transnationale de la néo-connerie qu’il faut situer l’avènement du sarkozysme – en sachant reconnaître aux néo-cons une intelligence politique infiniment supérieure à celle de la « gauche bien pensante ». Face à la profonde bêtise des campagnes de tout ce qui allait de Laguiller à Royal, en passant par Buffet, Hollande, Lang et Fabius, les néo-cons ont certainement gagné le test d’intelligence : tout le défi est désormais de montrer en quoi la forme particulière d’intelligence qui les a menés au pouvoir relève bien, malgré leur succès, d’une forme de néo-connerie. Disons, pour aller vite, qu’elle n’est qu’une raison instrumentale très habile à maximiser des indicateurs économiques, mais qui ne nous fait gagner de la vitesse (des points de croissance) que pour aller plus rapidement nous écraser contre un mur, que seule une nouvelle forme d’intelligence (néo-intellect) nous permettra d’éviter.
8. Tel est bien l’enjeu central de la phase électorale révolue et de toute l’époque actuelle : prendre la mesure du néo-intellect dont NS a su capturer certains désirs pour les faire aller plus vite vers la collision contre le mur des possibles. Il ne s’agit pas de répéter les vieux slogans de « la gauche qui pense » contre « la droite qui abrutit », de l’intelligence collective contre l’idiotie privée, ou du Sage contre l’Ignorant. Ni « la gauche », ni Multitudes n’ont le privilège de l’intelligence des nouvelles formes d’intelligence. Certes, le modèle de développement humain qui s’esquisse à l’horizon du projet sarkozyste relève de la néo-connerie en ce qu’il promet d’être remarquablement décervelant : il s’agit bien de faire que tout le monde travaille plus pour gagner plus, pour acheter plus – pour surtout ne pas se demander pour quoi il travaille (ou consomme). Ce néo-travaillisme repose en réalité une négation du travail humain, en ce que celui-ci inclut une dimension réflexive lui permettant de se poser des questions sur ses fins : l’idéal qui brille à l’horizon du « gagner plus » est celui du « travail » des machines, qui se lèvent tôt et se couchent tard, et qui assurent tout le temps un service maximum (parfaitement calculable en joules). Même si nous estimons que le mur et la collision viendront de ce que le travail véritablement producteur de richesses, à l’âge du capitalisme cognitif (naissant), n’est plus (seulement) celui qui se calcule en joules, il n’empêche que pour le moment, du moins à la surface des choses, les néo-cons ont certainement développé une intelligence plus vive des besoins et des désirs des multitudes que celle dont ont fait preuve les voix qui se trouvent représenter (par quelle aberration hallucinante ?) « la gauche ».
9. Ce qui s’impose, et qui constitue le projet intellectuel de Multitudes depuis sa création, c’est de se sensibiliser à une « intellection par le bas », une intellection qui, d’une part, postule l’égalité des intelligences (entre le vulgaire et le savant, mais aussi entre gauche et droite), et qui surtout s’alimente des affirmations et des résistances exprimées dans les gestes (quotidiens ou héroïques) faits par les multitudes pour mieux comprendre et inventer leur présent. Pour développer les nouvelles formes d’intelligence nécessaires à éviter le mur vers lequel nous dirigent les (très intelligents) néo-cons qui gagnent les élections, la revue Multitudes a déjà frayé quelques pistes, qui touchent entre autres aux implications socio-politiques du développement du capitalisme cognitif et des nouvelles technologies de la communication, à des réflexions sur la nouvelle écologie, sur les migrations, sur les nouvelles formes d’individuation, sur la reconfiguration des pratiques artistiques, etc. Mais elle a surtout essayé – avec d’autres revues d’ailleurs, bien entendu, selon une logique de l’essaim plutôt que du preux chevalier – de développer une écoute : qu’est-ce qui se dit chez les gens qui résistent aux nouvelles formes d’aliénation et qui affirment de nouvelles formes de vie, dans les banlieues, dans les écoles, dans les galeries, parmi les sans-papiers, les immigrés, etc. ? C’est ce même travail d’écoute qui exige de se demander ce qui a des raisons de charmer des électeurs (dont on postule l’intelligence) dans la rhétorique sarkozyste. Tout le monde n’a pas voté Sarkozy, bien entendu : ce n’est pas tant l’ineptie (bien réelle) de « la gauche » que le retour de la droite lepéniste dans le giron de la droite traditionnelle (mutée en droite néo-con) qui explique la victoire de NS. Mais précisément, il y a eu captation d’affects qui flottaient depuis longtemps entre le parti communiste, l’extrême gauche et l’extrême droite, en tant que tous trois représentaient une forme « d’anti-establishment », une forme de résistance (dévoyée). Notre hypothèse est donc que ce n’est qu’en contre-frayant ce registre d’affects que les projets avides de faire advenir « un autre monde possible » pourront aller de l’avant.
10. Contre-frayer ne signifie pas faire la même chose à l’envers, cela signifie faire autre chose. Et cet « autre chose », c’est une autre politique, une autre gauche, une autre logique. Il nous semble alors qu’il existe au moins six points sur lesquels réinventer à la fois la gauche et le rapport au politique – la pratique du politique, la pratique politique tout court. Primo : c’est sur le terrain biopolitique que la gauche doit désormais se définir. Là où l’on nous parle de tolérance zéro et de mesures sécuritaires, de défense des frontières et de guerre préventive pour éviter – en vrac – la délinquance ordinaire et le clash des civilisations, les invasions barbares et l’oubli de nos racines chrétiennes, osons répondre Défense de la puissance de la vie (dans ce qu’elle a d’immédiatement social et politique, de partagé et de coopératif). L’insécurité, ce n’est pas celle dont on nous dit quelle régnera bientôt partout dans nos villes, c’est simplement la peur de ne pas arriver à la fin du mois, d’être rayé des listes du RMI, de ne pas être suffisamment exploitable, d’être trop jeune ou trop vieux, trop homme ou trop femme, trop jaune, trop rouge ou trop noir. C’est celle de ne jamais savoir de quoi demain sera fait et de se sentir seul ; c’est celle de ne pas pouvoir programmer sa propre vie, dans l’attente sans fin d’un autre contrat, d’un autre coup de téléphone ou du énième rendez-vous d’embauche. C’est ne pas avoir de maison, c’est dormir dans sa voiture, c’est juste chercher à survivre et oublier que l’on est au contraire fait pour vivre. C’est oublier qu’être heureux est un droit (que les humains se doivent de rendre effectif) – comme être libre, comme être différent et pourtant égal, singulier et pourtant commun. Être de gauche, c’est défendre tout cela – c’est savoir que l’on ne peut battre les biopouvoirs que sur le terrain d’une vie rendue à sa puissance. Secondo. Être de gauche, c’est affronter le problème de la formation et des savoirs, de l’enseignement et de la recherche : non comme une nécessité coûteuse – luxe obligé de pays riches qui, de temps en temps, redore notre blason – mais comme un rouage essentiel dans la production actuelle de la valeur. Pas de valeur sans intelligence collective et sans coopération sociale, pas de valeur sans un investissement massif dans le système éducatif, dans la mise en place des conditions de circulation et de partage des savoirs. Le pseudo-pragmatisme entrepreunarial qui consiste à aligner les logiques de l’école et de l’université, de la recherche et de la formation continue sur celle de l’industrie fordiste est un non-sens, ne serait-ce que parce que le monde du fordisme n’existe plus. Le modèle de la fluidification (alias liquidation) des « petits » sous la puissance d’attractivité des « Excellents » n’est pas plus adéquat. On ne minore plus les coûts en réduisant les effectifs et augmentant les cadences, en flexibilisant à outrance, en déqualifiant les tâches et en accroissant le rendement par tête de pipe. Au contraire, on augmente la richesse en promouvant la qualification et la valorisation, la singularité et l’émergence de « niches », la subjectivation et la mise en réseau des compétences, la dignité et le bonheur à produire ; et, surtout, en redéfinissant comme « travail » tout ce qui est de l’ordre de l’intelligence collective, même si cela se présente comme le « dehors » des vieilles grilles de la productivité fordiste : affects et langages, productions immatérielles et cognitives, inventions de formes de subjectivités partagées et construction du commun, formes de vie et réseaux. Tertio. Nous disions que la gauche ne peut se redéfinir que sur le terrain biopolitique, c’est-à-dire sur celui de la puissance de la vie. « Vie », ici, n’est pas à entendre comme un substrat naturel, comme une force pré-existante, ou comme une quelconque allusion à plan biologique ou transcendant dont les illusions mystificatrices de nudité nourriraient notre espoir de résistance. « Vie » est politique, historique, social ; « vie » est pris à la fois dans les rapports de pouvoir et dans les stratégies de résistance à ces mêmes rapports de pouvoir ; « vie » est productive. En ce sens, être de gauche, c’est s’opposer à toutes les tentatives droitières – et, dans tous les cas, réactionnaires – de naturaliser la vie : chez Sarkozy comme chez Bush, la volonté est patente de naturaliser la déviance sociale à travers une pathologisation systématique des comportements, de croiser le dépistage médical et la prévention sociale, la cure pharmaceutique et la gestion politique du désarroi et de la misère ; à l’inverse, la pénalisation de la maladie, la responsabilisation culpabilisante des choix en matière d’existence (mauvais comportements : mauvaises habitudes alimentaires, sexuelles, éthiques, sociales…), et la mise à l’index systématique des écarts par rapport à la gestion actuarielle de la norme sont, depuis quelques années déjà, installées dans le discours et les pratiques de gouvernement. La seule réponse au désarroi politique et social est une stratégie politique et sociale. L’antagonisme n’a rien de naturel : la revendication de droits (si tant est que la notion de « droit » puisse encore fonctionner ici) ne couronne pas la reconnaissance d’une naturalité finalement prise en compte, mais l’issue d’une lutte politique. Être de gauche, c’est combattre le naturalisme partout où il fait surface – fût-ce au nom de la défense des opprimés, des minoritaires et des faibles -, c’est dénoncer les nouvelles stratégies lombrosiennes qui cherchent à masquer le véritable problème : un déficit de politique, un déficit de commun. Quarto. Être de gauche, c’est déconstruire toutes les identités et revendiquer au contraire la transformation et le transformisme, le devenir-autre et l’expérimentation provisoire, l’élaboration stratégiquement nomade du commun et la valeur universelle de l’être-homme, de l’être-singulier, de l’être-différent, au moment précis où cette humanité, cette singularité et cette différence se donnent (parce qu’elles aussi sont changeantes et nomades). Être de gauche, c’est donc vouloir dissoudre les frontières, les liens du sang et les liens de la terre ; c’est reconnaître une dignité et une liberté absolue à la mobilité des hommes et des femmes ; c’est enterrer définitivement la géographie des États-nations pour construire l’histoire de la multitude. Cela signifie donc prendre toutes les distances requises avec les résurgences du nationalisme – à droite bien sûr, mais aussi, hélas, à gauche -, comme si seul le « local » pouvait nous défendre contre le méchant capital des multinationales. Le problème, ce n’est pas le fromage du Larzac contre l’empire du Coca Cola, ni même le chabichou comme bouée de sauvetage du made in France. Nous croyons qu’être de gauche, cela signifie traverser la globalisation et se la réapproprier : appuyer une perspective européenne non pas en tant que déplacement, à une échelle supérieure, des prérogatives et des constrictions de l’État-nation, mais comme dissolution définitive de ce dernier. Nous croyons au projet européen parce que nous croyons que l’Europe est, aujourd’hui, le meilleur instrument pour répondre au coup d’État sur l’Empire tenté par l’administration bushienne ; et parce que le mouvement des mouvements est aujourd’hui une réalité européenne. Traversons l’Europe, laissons-nous traverser par l’Europe, faisons de l’Europe le début de devenir-mondial d’un espace sans papiers, le lieu d’une conflictualité et d’une construction inédites. Quinto. Être de gauche, c’est cesser de raisonner en termes de partis, de porte-paroles, de présidents et de secrétaires généraux. C’est cesser de réduire la contestation aux organes syndicaux, les modes de vie à la figure familiale (si possible hétérosexuelle), la légitimité aux racines, l’identité à la morale d’état civil. C’est enregistrer non seulement la crise du modèle moderne de la représentation politique, mais celle de toutes les figures institutionnelles et reconnues, hiérarchisées et valorisées, de l’accès à la vie sociale et politique. C’est non pas penser l’au-delà du moderne, mais la fin de celui-ci. C’est bien moins liquider le passé que réinventer les catégories d’un monde nouveau. Contre un mouvement inhérent au capitalisme conduisant à la liquéfaction (fluidification, liquidation) des rapports sociaux en quantités mesurables de liquidités financières, et contre les prétentions des (néo-)conservateurs de tout temps à monopoliser sous leur bannière le « soin » et le « souci » (care) des tissus culturels hérités du passé, nous affirmons à la fois que certaines formes de vie, de créativité et de solidarité ont besoin de résister à la liquidation financière, et que le monde à venir a besoin de s’inventer de nouvelles institutions et de nouveaux modes de fonctionnement inédits, de nouvelles instances de délibération et de discussion, de choix et de projectualisation. Nous ne croyons pas au spontanéisme, au désordre comme solution à la violence de l’ordre, à l’individualisme sauvage comme alternative au collectivisme de masse. Être de gauche, c’est s’atteler à cet énorme chantier du renouveau des catégories, des pratiques et des institutions du politique – et ne pas avoir peur d’y laisser ses certitudes ou ses petits pouvoirs. Sexto. Être de gauche, au cœur de la tension permanente entre affirmations et résistances esquissée dans les pages précédentes, cela pourrait finalement se résumer en un slogan apparemment absurde mais particulièrement adapté à la conjoncture historique présente de nos sociétés de contrôle : agis en toutes circonstances de façon à ne pas devenir ton propre exploiteur ni ton propre oppresseur ! De plus en plus, c’est au nom de notre vie, de notre bonheur, de notre sécurité que nous encourageons (plus ou moins activement) la mise en place de « polices » qui mutilent notre vie, notre bonheur et notre sécurité. Au-delà des cadres et des managers qui ne sont dispensés de pointer que pour être obsédés par leur travail du réveil au coucher sept jours sur sept, l’emblème de telles oppressions schizophréniques est fourni par l’exemple des innombrables ouvriers réduits à se lamenter de voir leurs usines fermées sous la pression financière des fonds de pensions en charge d’optimiser la gestion de leurs propres cotisations de retraite : je me mets (en tant que micro-capitaliste agglutiné à des investisseurs institutionnels) à la porte de l’usine qui me fournit mon revenu et mes réseaux de socialité (en tant que travailleur). Je m’exploite et je m’opprime doublement : en surface, parce que je cause (indirectement) ma propre mise au chômage (par délocalisation maximisatrice de profit actionnarial) ; plus en profondeur, parce que j’en suis arrivé à accepter d’identifier « ma vie » (sociale) avec « mon emploi ». On voit maintenant mieux en quoi le défi de la gauche est bien un défi de l’intelligence : pour éviter (autant que faire se peut) d’être son propre oppresseur, il faut se faire une idée aussi claire que possible (a) des mécanismes propres aux exploitations dont on est à la fois la victime et le bénéficiaire, (b) des implications parfois très lointaines de tels mécanismes, et (c) de la hiérarchie des valeurs au nom de laquelle on choisit de sacrifier tel profit immédiat à telle perspective plus distante, ou de préférer telle forme d’autonomie à telle forme de confort. On le voit, un tel slogan n’est qu’apparemment égocentré : veiller à ne pas devenir son propre oppresseur implique non seulement de prévenir les retours de flamme que ne manqueront pas d’entraîner les haines et les ressentiments que je susciterai chez autrui, mais cela implique aussi (et surtout) de reconnaître que mon autonomie, mon confort, ma sécurité, mes biens, mes affects, ma « vie » sont par essence des productions du commun. Au lieu de verser des larmes d’autruche sur l’individualisme de nos sociétés « postmodernes » (tout en votant pour des chefs qui se plantent des couteaux dans le dos avant chaque carrefour électoral), être de gauche pourrait bien consister aujourd’hui à faire apparaître le commun au cœur même de l’individuel (et de l’individualisme) : veiller à ne pas devenir son propre exploiteur ni son propre oppresseur invite à la fois à reconnaître le mouvement multi-séculaire qui concentre l’individu sur lui-même (en élargissant ses possibilités de choix et en intensifiant ses possibilités de singularisation) et à faire sentir à chacun le besoin d’aligner son émancipation individuelle sur des formes d’émancipation collective.
11. On voit qu’on a fait ainsi retour à la question d’une politique de mode, tant il est vrai qu’un mode se définit, on l’a dit, comme quelque chose « qui est dans une autre chose, par le moyen de laquelle il est aussi conçu« . Être de gauche, c’est d’abord reconnaître que »je« suis dans »autre chose » (le commun, conçu comme un commun socio-historique dont les formes humaines ne sont pas prédéterminées par leurs déterminants biologiques), et que c’est par le moyen de cette « autre chose » que je dois être conçu. Être de gauche, quelques mois après la victoire de cette forme très particulière (et particulièrement affligeante) d’« autre chose » qu’est Johnnycolas Lagarkozy, cela pourrait se vivre avec un cœur un peu moins triste si l’on se rappelait cette autre formule tirée de (l’axiome de la quatrième partie de) l’Éthique de Spinoza, affirmant qu’ »il n’est donné dans la nature aucune chose singulière, qu’il n’en soit donné une autre plus puissante et plus forte, […] par laquelle la première peut être détruite ». Formule qui appelle simultanément à rester modeste envers ses propres prétentions (qui qu’on soit, quoi qu’on fasse, on trouvera toujours plus fort que soi qui nous détruira) et réconforté en face de l’oppression (aussi puissant que soit l’oppresseur, il trouvera plus fort que lui, qui lui fera mordre la poussière). Dans la conjoncture actuelle : être de gauche, se mettre en position d’inventer un autre monde possible, cela consiste – au niveau de la stratégie politique – à essayer d’imaginer quels sous-ensembles, quels aspects, quelles dimensions, quels potentiels de la réalité actuelle sont en mesure de pouvoir devenir « l’autre chose », plus puissante, qui sera capable de détruire ou de réorienter cette « autre chose » qui a produit l’effet de mode NS. L’enquête est ouverte ; Multitudes ouvrira ses pages à tous les indices et de toutes les bonnes pistes…
12. Dans un texte extraordinaire de 1977 qui devait servir à la préface de l’édition américaine de L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari, Foucault se livre à une imitation étonnante de l’Introduction à la vie dévote de Saint François de Sales. Il la nomme : Introduction à la vie non fasciste. Peut-être vaut-il la peine, en guise de conclusion, d’en reproduire ici un bref extrait : « libérez l’action politique de toute forme de paranoïa unitaire et totalisante ; faites croître l’action, la pensée et les désirs par prolifération, juxtaposition et disjonction, plutôt que par subdivision et hiérarchisation pyramidale ; affranchissez-vous des vieilles catégories du Négatif (la loi, la limite, la castration, le manque, la lacune), que la pensée occidentale a si longtemps sacralisé comme forme de pouvoir et mode d’accès à la réalité. Préférez ce qui est positif et multiple, la différence à l’uniformité, les flux aux unités, les agencements mobiles aux systèmes. Considérez que ce qui est productif n’est pas sédentaire mais nomade ; n’imaginez pas qu’il faille être triste pour être militant, même si la chose qu’on combat est abominable. C’est le lien du désir à la réalité (et non sa fuite dans la forme de la représentation) qui possède une force révolutionnaire ; n’utilisez pas la pensée pour donner à une pratique politique une valeur de vérité ; ni l’action politique pour discréditer une pensée, comme si elle n’était que pure spéculation. Utilisez la pratique politique comme un intensificateur de la pensée, et l’analyse comme un multiplicateur des formes et des domaines d’intervention de l’action politique ; n’exigez pas de la politique qu’elle rétablisse les « droits » de l’individu tels que la philosophie les a définis. L’individu est le produit du pouvoir. Ce qu’il faut, c’est « désindividualiser » par la multiplication et le déplacement les divers agencements (…) ; ne tombez pas amoureux du pouvoir [1]. »
Être de gauche aujourd’hui, ce n’est plus seulement essayer de tenir le pari d’une vie et d’une politique non fascistes – c’est tenter de fonder, d’organiser et d’articuler une autre politique et une autre vie sur la richesse des singularités et la puissance du commun.
[1] M. Foucault, « Préface », in G. Deleuze et F. Guattari, Anti-Oedipus : Capitalism and Schizophrenia, New York, Viking Press, 1977, repris in M. Foucault, Dits et Écrits, Paris, Gallimard, 1994, vol. 3, texte n°189, p. 135-136.
Source : Multitudes