Rodney Saint-Éloi
Poète, écrivain, éditeur
Je suis un écrivain noir, fondateur de la maison d’édition Mémoire d’encrier dont le mandat est le combat contre le racisme. Poète, la poésie m’a sauvé, en m’exposant à l’expérience de la justice, de la beauté et de la liberté. Chaque fois que j’écris le mot racisme, il y a toujours un ami bienveillant pour me demander de m’excuser.
« Calme-toi, Rodney. Le racisme, c’est pas ton affaire. Laisse ça aux Blancs. Si tu ne veux pas que les portes se ferment, ferme ta gueule. Ici, le mot racisme crée un malaise. Pour être le bon p’tit gars invité à la télé, ne parle jamais de racisme. »
Cela paraît paradoxal, cette omerta, alors que nous vivons dans une société qui a la manie des chartes de valeurs et qui justifie parfois l’exclusion des pauvres, des personnes racisées, des femmes, surtout si elles portent le voile. Cette société où les politiciens, dans un pragmatisme bon enfant, disent : « Des Français, on en prendrait plus. De même que des Européens », tout en diminuant les quotas d’immigration.
La vérité est que les Noirs sont sous surveillance, souvent sans emploi, et plutôt condamnés au confinement, à l’échec ou à la prison, comme le précise Robyn Maynard dans son essai, essentiel.
Tous les jours, nous vivons la dépossession et la déshumanisation des Autochtones, des Noirs, des Arabes, nous continuons pourtant à nous occuper habilement de la vie ordinaire, promenant nos chiens, sortant nos barbecues, mangeant devant la télé.
Tous les jours, je refuse de me censurer, utilisant les mots racisme, racisme systémique, personne racisée, privilège blanc… éditant des livres d’auteurs noirs et autochtones, arabes, ou me défendant face à d’autres pour qui un Noir devrait être assigné à telle place et non à telle autre. J’entends souvent : « Fais attention, ici, c’est pas les États-Unis ». Ou encore : « On te voit partout ». Ce sont des formules et des regards, comme le fameux « D’où viens-tu ? », qui ne s’adressent qu’aux gens racisés. Parce que je suis Noir, si j’interviens une fois dans les médias, je devrai passer l’année à expliquer la visibilité de mon corps noir dans l’espace public.
C’est vrai, en tant que Noir, pour réussir dans la société québécoise, il faut éviter le mot racisme. Éviter l’ardente prophétie de James Baldwin. Éviter l’architecture somptueuse de l’œuvre de Toni Morrison. Éviter la belle incandescence de Christiane Taubira. Bouder l’humour et l’intelligence féconde d’un Jean-Claude Charles. Ignorer la parole décoloniale d’An Antane Kapesh. Se tenir loin de la contrée de lumière de Sindiwe Magona.
Il faut invisibiliser les pensées qui éclairent et défont la parole qui exclut, discrimine, déshumanise.
Pour exister dans la société québécoise, les Noirs ont appris à devenir de brillants causeurs. Ils se font humoristes, pour être tolérés, acceptés et aimés. Il faut rire et faire rire : rire de soi et des autres. Jouer au Nègre, au bon Nègre. Pas méchant. Pas comme les autres Nègres. Les Nègres noirs québécois – je ne parle pas de la métaphore des Nègres blancs d’Amérique de Pierre Vallières – ont longtemps fait silence sur le racisme et la condition noire pour survivre.
Les Nègres noirs ont presque tout accepté. Rien que pour respirer. Et pourtant, le racisme est présent. Dans l’air que l’on respire. Dans les regards. Les formulaires. Les épiceries. Les virus. Les hôpitaux. Les écoles. Les bordels. Les partis. Les salaires. La géographie. Les Parlements. Les cinémas. Les institutions. Les journaux. Les universités. Les radios. Les paroles. Les silences.
La vérité est que nous sommes George Floyd.
Il faut revenir à nous-mêmes afin de créer d’autres narratifs, récits et légendes, qui laissent place à l’altérité, à l’histoire des Noirs, à l’histoire de l’esclavage, à l’histoire du monde musulman, à l’histoire des dépossédés, à l’histoire des Autres. Pour enfin accepter la complexité de nos êtres et les multiples aventures de l’humanité.
Le grand défi : plonger au fond du chaos primal, refonder les histoires, les mémoires et les archives, en évacuant l’arrogance, le mépris, et ces théories raciales qui font des Noirs des subalternes et des Blancs, les maîtres de la terre.
Peut-être qu’au lieu de parler de Donald Trump et de l’arrogance suprémaciste des milliardaires, nous devrions convoquer tous les damnés de la terre (pour citer Frantz Fanon) et récrire ensemble l’histoire d’un monde neuf à venir.
Face à la légitimation et à la reconnaissance du racisme, des inégalités criantes et de la haine raciale, ayons le courage d’un examen critique. Allons plus loin en reconnaissant que « nous sommes George Floyd ».
La colère noire qui explose de partout est juste et justifiée.
Le combat contre le racisme est l’affaire de tout le monde, dans une société où tout le monde s’arrange pour éviter le mot et la chose. Il faut aujourd’hui le clamer :
Fini, le temps où une personne noire devait s’excuser d’exister.
Pas étonnant que le discours sur le racisme supplante la COVID-19. Le racisme est un virus qui dure depuis des siècles et pour lequel nos États n’ont jamais cherché de vaccin. Comme la COVID-19, le racisme nous détruit, nous dégrade et nous tue.
Toutes les personnes exclues, en raison de la couleur de leur peau, reprennent tous les jours, dans leur tête, et dans leur cœur, les mots de George Floyd :
I can’t breathe
Je ne peux pas respirer.
Nous ne pouvons pas respirer.