Il y a trente ans, «notre» Saint Patron, dans sa version papier mâché, était décapité sur la rue Sherbrooke par de jeunes manifestants liés au Front de libération populaire (FLP) et au Mouvement syndical politique (MSP), un regroupement de la gauche étudiante de l’époque. Symbole humiliant de notre asservissement, l’icône représentait tout ce qui devait être changé pour les jeunes et les moins jeunes en ces temps turbulents. Certes dérisoire, cette destruction faisait partie de la montée d’un mouvement social rebelle, insolent, contestataire. Mais aujourd’hui, le «petit» Baptiste revient par la porte de côté sous la forme d’un «nous» frileux, crispé, incapable de dire ce qu’il est et surtout pourquoi il se bat.
Par Pierre Beaudet
L’émergence des dominés
Tout au long des années 1970 et au-delà, le combat pour l’émancipation s’est défini à la fois sur le terrain social et national. Même le PQ de l’époque sous l’inspiration de René Lévesque se définissait comme un parti du changement social, certes modéré dans sa forme, mais assez audacieux sur le contenu. Les Robert Burns, Lise Payette, Jacques Couture et autres défendaient l’idée d’un ««préjugé favorable aux travailleurs» et préconisaient de grandes réformes qui ont marqué effectivement le monde du travail, les droits des femmes, la protection de l’environnement et des communautés rurales. Il faut dire qu’à l’époque, la pression «par en bas» chauffait fort. Syndicats dits de «combat», mouvements communautaires revendicatifs, féministes en émergence, tout cela faisait un ensemble de forces considérables qui n’étaient pas dans la mentalité Saint-Jean-baptistienne de dire oui-chef-merci-chef.
Essor et fin d’un projet
Le Québec en devenir était alors présenté comme l’utopie d’un territoire «libre» d’Amérique du Nord, basé sur une émancipation nationale et sociale d’envergure. Peu à peu cependant, ce projet s’est effiloché. Il a été attaqué de l’extérieur par une élite canadienne confiante de ses privilèges et de sa force et relayée par un État fédéral agressif, prêt à franchir le couloir étroit de la «légalité» pour empêcher le projet de l’émancipation. Il a été miné de l’intérieur dans les déchirements au sein du nationalisme québécois lui-même, devant l’incapacité de l’élite de dépasser ses propres intérêts à court terme. Bref il a plafonné au tournant des années 1980 pour aboutir tristement dans une alliance implicite entre le PQ et le Parti conservateur fédéral. L’État, tant au niveau fédéral que provincial, a été mis au diapason du néolibéralisme ascendant. Les chefs du PQ qui prônaient à l’origine la rupture des liens de subordination se sont mis à célébrer l’intégration avec les États-Unis (via l’ALÉNA). Finalement, on a abouti au tournant des années 1990 avec un nouveau «sauveur de la nation» qui a tenté de convaincre la population qu’elle devait simplement se «serrer la ceinture» et accepter l’inégalité, l’exclusion et l’enrichissement d’une minorité dont le seul «mérite» est de surfer sur la financiarisation et la globalisation.
L’arrogance des dominants
Cette nouvelle élite l’a dit et le redit, «il faut être lucides». L’important est d’accepter les «règles du jeu» qui sont définies autour d’un projet révolutionnaire de droite, pour disloquer et asservir les classes populaires et moyennes, et accaparer d’une façon éhontée le fruit du travail et de la pensée. Bien sûr dans ce projet, la clé est l’alliance, sous la forme d’une subordination, avec les «vrais» dominants de notre monde. L’intégration «profonde» avec les États-Unis dans ce contexte est beaucoup plus qu’une question de commerce, mais une manière de transformer l’État et la société. Les citoyens doivent être «réduits», exclus du champ des décisions réelles gouvernant la vie et l’environnement. Les «ennemis» sont à un premier niveau ceux qui refusent ce «consensus». Ils sont à un deuxième niveau des peuples lointains et dangereux qui confrontent l’empire dans cet «arc des crises» qui traverse l’Asie et l’Afrique en passant par le Moyen-Orient.
À droite tous
Dans ce contexte, le terrain politique est bouleversé. Les dominants ne veulent plus «tolérer» ceux qui se définissent en dehors de cette perspective. La droite s’impose sous diverses formes : extrême, modérée, vaguement moderne. Au-delà de ses différences tactiques, elle préconise le même projet en incluant de plus en plus une dimension répressive qui vise à criminaliser les dissidents et contrôler l’espace public, notamment médiatique. Plus encore, les dominants s’efforcent de «discipliner» les partis d’inspiration social démocrate ou du moins réformistes, qui doivent «rentrer dans le rang», au mieux, préconiser l’humanisation du néolibéralisme. Cette transformation de la social-démocratie en social-libéralisme est à l’œuvre partout, y compris dans le PQ de plus en plus encadré par les «lucides».
Changer de cible
Comment faire accepter l’inacceptable aux dominés ? Comment les convaincre d’accepter des régressions profondes au niveau de leurs conditions de vie et leur arracher des acquis produits par des décennies de luttes ? Il y a de bonnes «vieilles» recettes qui restent efficaces. Il faut établir dans la conscience populaire qu’il y a un dangereux «ennemi», prêt à tout pour nous frapper, le couteau-entre-les-dents. Il n’y a pas si longtemps dans le Québec de Saint-Jean Baptiste, cette tactique a bien fonctionné. Duplessis et notre sainte mère l’Église avait en effet réussi à convaincre une bonne majorité des classes populaires que l’ennemi était communiste et pire encore, juif. Le peuple de moutons devait suivre ses maîtres et éviter de côtoyer ces subversifs qu’on condamnait à la prison ou à l’exil. Aujourd’hui, l’ennemi a changé de forme. Il n’est plus «communiste» mais «intégriste». Il n’est plus «juif» mais «musulman». En plus d’être dangereux, il s’oppose à nos valeurs. Et il doit être réduit. C’est en gros l’histoire qui se répète.
Discipliner
Pour les dominants actuels, le chemin est tracé. Dans le sillon de la globalisation et d’une intégration du monde qui polarise et aggrave les inégalités, il faut empêcher les classes populaires et moyennes de se recoaliser et de résister. La «guerre sans fin» arrive à point nommé pour cela. De même qu’une nouvelle croisade «morale», souvent en phase avec les milieux chrétiens conservateurs, qui non seulement recrée le saint-jean-baptisme qui valorise la soumission des dominés, et qui exclut les «autres». Près de trois cent millions d’immigrants, principalement du sud, sont en circulation pour fournir les bras et les têtes de la globalisation. Il faut non seulement qu’ils travaillent fort et dans des conditions que personne d’autres n’accepte. Il faut surtout les séparer et les singulariser aux yeux des autres classes populaires comme la cause des malheurs. «Win-Win», pour les dominants.
« Nous »
Il est frappant de constater l’évolution actuelle du discours nationaliste québécois, du grand projet d’émancipation qui le définissait à l’époque, vers la défense d’un «nous» aujourd’hui défini ethniquement et frileusement. On pourra faire tous les soubresauts intellectuels qu’on voudra, le «nous» prôné par des intellectuels et la direction du PQ est un «nous» qui exclut et qui affirme que la majorité «ethnique» a des droits qui doivent s’imposer aux «autres». Ce nationalisme frileux ne vise plus à insérer l’ensemble de la population dans un grand projet de transformation, qui de toute façon n’est plus à l’ordre du jour selon les élites. Exit la conception d’une nation qui s’«invente» et se définit, comme à l’époque des révolutions européennes et des mouvements de libération nationale du tiers-monde. Plus question de «fondre» et d’hybridiser les anciennes communautés dans le creuset d’une «nouvelle identité» définie socialement et politiquement (liberté, fraternité, égalité). Le danger, ce n’est pas la subordination de la société québécoise à une élite globalisée principalement basée à Wall Street et secondairement à Bay Street, ce sont ces «autres» qui veulent nous imposer leurs hijabs.
L’émancipation
Comment retrouver l’élan émancipateur d’antan en le transformant face aux nouveaux défis actuels ? Pour les classes populaires, le «nous» et l’«autre» doivent être remis à l’endroit. Le «nous», ce sont l’ensemble des dominés, «nouveaux» comme «anciens» immigrants (ne sommes-nous pas tous des «immigrants», même les Premières Nations qui sont arrivées avant les autres ?). Les «autres», ce sont les dominants qui dans notre partie du monde sont liés d’une manière ou d’une autre à cet Empire états-unien qui est la grande menace. La construction de valeurs et de références communes se fera dans cette lutte pour l’émancipation et qui a fait que de «nouvelles» nations ont créé dans le Paris révolutionnaire de 1789 un pôle pour toute l’Europe. Pour un temps, les révolutionnaires français ont accueilli, intégré, inclus. Ils ont émancipé les Juifs. Ils ont ouvert le pays aux générations d’Italiens, de Polonais et d’autres multitudes prêtes à se joindre à un grand projet national et social. À une autre échelle, c’est ce projet qui a pris son essor dans le tiers-monde deux cent ans plus tard. On a tenté, avec des succès inégaux, de construire de nouvelles «nations» mozambicaine, sud-africaine, algérienne, vietnamienne. On a essayé, dans des conditions de grande adversité d’ériger des «nations», et non des «groupes ethniques» que chaque pouvoir colonial, à sa manière, tentait de mettre de l’avant. Certes, ce projet n’est pas terminé. Certes ce projet a créé ses propres contradictions, exclusions, bifurcations, impasses. Mais il faut le reprendre et le transformer. Saint Jean Baptiste a été décapité à Montréal en juin 1969. Ne déterrons pas le cadavre.
Dans mon pays, Monsieurs ! (parole et musique par Jean Leclerc, alias Jean Leloup)