AccueilCahiers du socialismeNCS, NUMÉRO 11 : MÉDIAS, JOURNALISME ET SOCIÉTÉ

NCS, NUMÉRO 11 : MÉDIAS, JOURNALISME ET SOCIÉTÉ

Le onzième numéro des Nouveaux Cahiers du socialisme, une revue québécoise fondée en 2009, propose un dossier autour du thème Médias, journalisme et société. Si la majorité des auteur(e) s de la douzaine de textes du dossier sont des chercheur(e) s universitaires, la revue vise un public élargi et propose également les réflexions de différents acteurs des milieux syndicaux, communautaires et étudiants. Il est évidemment difficile de résumer un dossier de cette amplitude ce qu’arrivent pourtant à faire Benoit Gaulin, Caroline Joly et Éric Martin dans leur introduction au dossier (p. 7–12) qui propose tout autant des études de cas que des réflexions théoriques, et dont les prémisses et les objectifs sont immédiatement politiques et intimement liés au contexte québécois. Il est néanmoins possible de dégager trois principaux thèmes autour desquels s’articulent les différentes contributions de ce dossier, qui s’inscrit résolument dans le prolongement de différentes analyses et conceptualisations marxistes des médias et de leur pouvoir. Ces thèmes sont 1) la critique du pouvoir des médias, 2) le rôle des médias dans la formation de contre-pouvoirs et 3) les transformations du journalisme.

C’est toutefois l’inscription différenciée des articles dans les traditions marxistes qui constitue la principale force de ce numéro, qui, par-delà les qualités inhérentes à chacun des articles, permet de contraster les différents courants marxistes et d’identifier certains des principaux points de friction entre ceux-ci. Or, ces frictions ne sont pas explicitées systématiquement par les auteurs et c’est à partir de ces problèmes quelque peu passés sous silence que je propose en premier lieu d’aborder ce numéro. En somme, quelles tensions dans les traditions marxistes ces textes permettent-ils de problématiser et concourent-ils à articuler?

La tension principale caractérisant ce numéro concerne la place des médias et des processus de médiation dans la théorisation marxiste. D’une part, dans son texte sur le modèle propagandiste popularisé par Noam Chomsky et Edward S. Herman, Normand Baillargeon (p. 47–60) propose un très bon exposé de la conception chomskyenne des médias, laquelle identifie les principaux « filtres » (ou variables) contribuant à réguler les contenus médiatiques conformément aux intérêts des dominants qu’il prend soin de défendre contre ses principales critiques. D’autre part, c’est précisément ce modèle propagandiste qui est critiqué ensuite par Éric Martin et Maxime Ouellet (p. 61–80), qui soulignent pertinemment que « la notion de filtre est problématique, puisqu’elle implique comme son présupposé la possibilité d’accéder, par-delà les écrans, à un réel pur, non idéologique, donc à un monde complètement transparent une fois que l’on se serait débarrassé de la médiation parasitaire des médias de masse » (p. 63–64).

À l’encontre de la « régression prémarxienne du concept d’idéologie » (p. 62) que sous-tend l’approche chomskyenne, Martin et Ouellet tentent de réhabiliter la notion de spectacle précisée par Guy Debord, laquelle associe l’aliénation à l’ensemble des rapports sociaux au sein des sociétés marchandes. Ainsi, si les médias, comme le dénonce Chomsky, sont bel et bien dominés par les intérêts économiques, c’est parce que tous les rapports sociaux le sont et prennent une forme marchande et fétichisée. En ce sens, on pourrait bien affirmer que les médias, non seulement ne déforment pas la réalité, mais exposent l’essence vraie du spectacle entendu comme « rapport social entre des personnes, médiatisé par des images » (Debord, cité par Martin et Ouellet, p. 67). N’est-ce pas le sens de la célèbre formule de Debord (1967, p. 12) selon laquelle « dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux »?

Si la critique de Martin et Ouellet vise explicitement le modèle propagandiste de Chomsky, l’ombre de celui-ci plane sur l’ensemble du numéro, dont plusieurs contributions sont, explicitement ou non, redevables au modèle propagandiste.[1] En effet, pourquoi s’intéresser à la concentration des médias québécois (George, p. 15–30), à la « berlusconisation » de l’État québécois (Gaulin, p. 83–103) et à différents contenus médiatiques (Bouchard, p. 104–113; Leblanc et Maheu, p. 114–127; Dudemaine, p. 128–138; Tremblay-Pépin, p. 139–149) si ce n’est pour identifier différents partis pris potentiels dans les médias, c’est-à-dire certains des « filtres » identifiés par Chomsky? De la même manière, les différentes stratégies de résistance mises de l’avant dans la troisième partie du dossier en cela conséquentes avec le modèle chomskyen reposent souvent sur une anthropologie libérale qui est également l’objet de la critique de Martin et Ouellet, selon lesquels l’utopie d’une interdépendance sociale exempte de médiation aurait contaminé de larges pans d’une gauche, qui, ce faisant, s’inscrit pleinement dans la logique culturelle propre au néolibéralisme et à son imaginaire de l’ordre spontané (p. 72–75).

En effet, n’est-ce pas, en définitive, ce rêve d’autorégulation néolibéral qui informe les militants de WikiLeaks et du logiciel libre décrits par de Grobois (p. 151–164), lesquels sont en quelque sorte convaincus qu’une « information libre » serait à l’origine de nouvelles formes d’émancipation? C’est également ce type d’information et de relation prémédiatique que semblent tenter de localiser Ratté et Laurin-Lamothe qui, réfléchissant au contexte médiatique de la grève étudiante de 2012, tentent de « rendre possible des états de compréhension du cours des faits que la lutte des discours pendant le conflit, une fois formatée par les médias, a fait disparaître » (p. 182).

Dans son ensemble, le numéro est ainsi marqué par des apories on ne peut plus intéressantes. D’une part, une majorité des textes semblent accepter la primauté de la fonction idéologique des médias, dont le propre serait en quelque sorte d’empêcher ou de se substituer à toute communication « authentique » non médiatisée. D’autre part, le texte de Martin et Ouellet expose bien comment les médias et les communications ne sont pour ainsi dire que des appareils secondaires, le reflet des rapports sociaux à l’ère du capitalisme néolibéral. Mais ce faisant, ils négligent néanmoins les riches développements qui sont consacrés par Debord aux médias et à la communication, lesquels tentent justement de théoriser et de performer une communication authentique, non aliénée.[2]

Et, la réponse de Debord, on le devine bien, ne passe pas par la professionnalisation des journalistes ni par la qualité de l’information, des horizons qui pourraient pourtant être légitimes (Brunelle, p. 45), mais plutôt, et en cela en droite ligne avec la tradition marxiste exposée par Martin et Ouellet (p. 76), par les activités pratiques et collectives que constituent, entre autres, la dérive psychogéographique et la création de situations. Si cette tension dialectique entre deux conceptions marxistes irréductibles la conception des médias comme appareils et ce que Martin et Ouellet appellent « la critique marxienne de l’idéologie » (p. 75) est bien présente dans ce numéro spécial, les apories qu’elle implique nécessairement demeurent à expliciter et à explorer davantage, à la fois sur les plans empirique et théorique.

Il convient de souligner plus spécifiquement les apports de quelques-unes des contributions de ce numéro. Dans son texte portant sur la concentration des entreprises d’information dans le contexte de l’émergence de nouveaux médias, Éric George prend à contrepied certains lieux communs quant aux récentes évolutions des médias d’information. Selon les conclusions d’un projet de recherche mené par son équipe du GRICIS, « la concentration de la propriété des médias [apparaît] plus forte que jamais, et ce, même à l’ère du Web » (p. 24). Et si le Web permet bel et bien d’élargir l’offre médiatique, il constitue surtout une « caisse de résonance aux sujets les plus traités dans les médias traditionnels » (p. 25). Mentionnant les travaux de l’équipe de Nicolas Pélissier (2002), qui tendent à montrer qu’il y a certaines continuités entre les transformations des années 1970-1980 et celles d’aujourd’hui (p. 23), le texte de George permet de remettre en perspective la prémisse du rapport Payette (2011) quant à l’existence d’une « crise générale des médias qui secoue l’ensemble des pays industrialisés » (cité par Gaulin, Joly et Martin, p. 8), laquelle prémisse semble toutefois partagée par certains collaborateurs du dossier (Brunelle, p. 31).

L’analyse proposée par Simon Tremblay-Pépin de la couverture journalistique consacrée à la question des frais de scolarité met en lumière le poids des arguments en faveur de la hausse des frais de scolarité dans les quotidiens québécois entre 2005 et 2010. L’analyse quantitative de contenu proposée par Tremblay-Pépin expose très clairement l’engagement du journal La Presse dans la campagne prohausse, surtout au niveau de la page éditoriale. Si les résultats de cette enquête ont nécessairement une portée limitée, ce que reconnaît l’auteur (p. 149), ils permettent néanmoins de confirmer empiriquement certaines des orientations idéologiques souvent prêtées à différents médias québécois et invitent à l’emploi et au développement d’outils de mesure et d’analyse plus affinés (p. 149). Cette mise en perspective éclaire également la manière dont l’opinion publique a bien été « préparée » par les deux camps bien avant l’annonce de la hausse et les grèves étudiantes.

Soulignons finalement l’intéressante enquête historique menée par Daniel Poitras (p. 183–195), dont l’article aborde le mouvement étudiant québécois de la fin des années 1950 à partir d’une étude du journal des étudiant(e) s de l’Université de Montréal, Le Quartier latin. Le texte se démarque tout à la fois par la richesse du matériel historique exploité que par sa stratégie analytique, laquelle tente de réfléchir le mouvement étudiant d’aujourd’hui à partir de son histoire d’une manière qui n’est pas sans rappeler la conception benjaminienne de l’histoire messianique (Benjamin, 2000, p. 439).

NCS, NUMÉRO 11 : MÉDIAS, JOURNALISME ET SOCIÉTÉ. SOUS LA DIRECTION DE BENOIT GAULIN, CAROLINE JOLY, ET ÉRIC MARTIN, HIVER 2014. 284 PP. ISSN 19184662.

CANADIAN JOURNAL OF COMMUNICATION, VOL 40, NO 1 (2015)Canadian Journal of Communication Vol 40 (2015) ©2015 Canadian Journal of Communication Corporation

Dominique Trudel

Université New York

NOTES

[1] Martin et Ouellet remarquent d’ailleurs à juste titre que les thèses chomskyennes sur les médias ont été très influentes auprès des mouvements sociaux de gauche, dont la revue se réclame ouvertement (p. 62).

[2] Voir par exemple All the King’s Men (Debord, 1963) et La société du spectacle (Debord, 1967).

RÉFÉRENCES

Benjamin, W. (1942/2000). Sur le concept d’histoire. Dans Œuvres III (p. 427-443). Paris : Gallimard. Debord, G. (1963). All the King’s Men. Internationale situationniste, 8. URL : http://debordiana.chez.com/francais/is8.htm#all

[November, 2014]. Debord, G. (1967). La société du spectacle. Paris : Buchet-Chastel.

Payette, D. (2011). L’information au Québec, un intérêt public. Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec. Québec : Ministère de la Culture, des Communications et de la Condition féminine.

Pélissier, N. (2002). L’information en-ligne : un nouveau paradigme pour la médiation journalistique? URL : http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00000145 [November 2014].

 

 

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