Historiquement au Québec, le mouvement des travailleurs et travailleuses a été la locomotive des luttes citoyennes au vingtième siècle. Dans les années 1970, une partie du mouvement syndical déploya la stratégie dite du « Deuxième front » qui consistait à former des groupes citoyens sur une base locale afin de susciter des luttes pour combattre la détérioration des conditions de vie à l’extérieur des lieux de travail. En somme, il s’agissait de consolider sur le front social les gains obtenus pas les luttes syndicales sur les lieux de travail. De ce travail est née une importante génération de groupes populaires et communautaires. Or aujourd’hui, au-delà des succès enregistrés à cette époque, les temps ont changé. Plusieurs mouvements subissent une forme d’institutionnalisation qui amoindrit leur potentiel de transformation sociale. Entre autres, des composantes du mouvement syndical se cantonnent à la défense des intérêts de leurs membres dans une perspective corporatiste. Cette dynamique se cristallise dans une stratégie de concertation avec le patronat, ce qui fait en sorte que les travailleurs et travailleuses deviennent des « associés » des propriétaires du capital afin de maximiser les profits des entreprises. Cette évolution reflète partiellement la situation où plusieurs travailleurs se retrouvent à la défensive devant la mondialisation.
Du côté du mouvement communautaire
Pour sa part, le mouvement communautaire s’est également institutionnalisé. À ses débuts, les groupes populaires cherchaient à renforcer les luttes collectives afin de faire pression sur l’État pour que celui-ci réponde, par des politiques publiques et des programmes sociaux, à différentes problématiques sociales. Utilisant l’approche de l’éducation populaire, le mouvement communautaire visait à conscientiser les populations vivant la pauvreté de la nécessité d’une transformation d’une société qui produit cette pauvreté. Dans l’approche de l’éducation populaire, la situation de pauvreté n’était pas surtout une responsabilité personnelle, mais le résultat d’une structure inégalitaire « produisant » des pauvres. À cette vision collective de la lutte, on ajoutait une dimension essentielle qui était celle de la prise en charge des problématiques sociales par les personnes les vivant. Si cette perspective était légitime, elle se trouve aussi à l’origine de la dérive du mouvement communautaire actuel. En effet, la prise en charge individuelle et collective des problématiques sociales conduit maintenant des organismes à devenir des entités qui ne font que répondre à des problématiques individuelles, abandonnant ainsi la dimension collective et la perspective de transformation sociale.
De plus, étant profondément enracinés dans leurs milieux respectifs, des organismes communautaires deviennent des entités complémentaires ou supplétives de la mission sociale de l’État, et ce, à une fraction du prix de ce que la même intervention coûterait à l’État s’il s’en occupait lui-même. Bien sûr, cette dynamique n’englobe pas l’ensemble des groupes communautaires. Il existe toujours un mouvement communautaire, surtout dans le secteur de la défense des droits, qui essaie tant bien que mal de développer une réponse organisée aux tentatives de l’État de réduire la couverture sociale ou encore de transférer celle-ci vers les groupes communautaires.
Construire une alternative politique
En temps normal, il est plutôt difficile de coaliser différents mouvements sociaux dans une stratégie convergente de lutte anticapitaliste. Les différences sont nombreuses que ce soit en termes de l’histoire de chaque mouvement, du secteur social représenté et de ses intérêts propres, des cultures organisationnelles ou encore, du niveau d’organisation atteint par chaque secteur. Cette absence d’unité facilite la gouvernance néolibérale qui peut affronter tour à tour chaque lutte sectorielle, en utilisant son arsenal législatif, répressif et politique sans craindre une contagion de la lutte sociale aux autres secteurs. On l’a vu lors de la mobilisation étudiante de 2012 qui, malgré toute son ampleur, n’a pas pu compter sur une mobilisation de plusieurs mouvements sociaux. Pour autant, une conjonction de luttes sociales peut se produire lors d’une crise, ou encore lorsque des larges secteurs de la société sont exclus de la vie économique et politique. Ce fut le cas des révolutions dans le monde arabe où les difficultés économiques vont de pair avec une jeunesse exclue du monde du travail et sans véhicules politiques en mesure de canaliser le mécontentement.
Dans une société comme la nôtre, je suis d’avis que la seule possibilité d’articulation d’un choix pour les mouvements sociaux existera lorsqu’un parti politique deviendra l’expression des mouvements sociaux sur la scène politique. Ce parti peut permettre l’articulation d’un projet politique reprenant en grande partie la vision et les synthèses sectorielles élaborées par les mouvements sociaux. Un parti politique progressiste, de plus, peut « traduire » le langage des mouvements sociaux en un langage partisan, et donc permettre d’assoir la légitimité politique d’un projet de transformation radicale de la société. Ce projet transformateur ne peut se réaliser que si les mouvements sociaux, de façon autonome, constituent la base d’appui d’une victoire électorale qui permettra un gouvernement progressiste ayant le rapport de forces nécessaire pour implanter la transformation souhaitée.