Introduction de l’ouvrage Dix ans de solidarité planétaire.
Perspectives sociologiques sur la Marche mondiale des femmes
Introduction
En 2010, la Marche mondiale des femmes fête ses dix ans d’actions mondiales sur l’ensemble des continents de la planète. L’histoire de ce réseau de solidarité au féminin est celle d’une lente transformation. Elle part du rêve de construire des solidarités entre les femmes du monde entier en réalisant des marches pour éradiquer la pauvreté et la violence en l’an 2000. Elle évolue à travers l’ambition d’entretenir durablement cette solidarité. Devenue un réseau permanent au fil du temps, la Marche mondiale des femmes (MMF) fait le choix, « tant que toutes les femmes ne seront pas libres », de relancer des actions mondiales tous les cinq ans. Ce livre s’adresse à l’ensemble des militantes et militants – nouveaux ou anciens – ainsi qu’aux sympathisants du mouvement et à tous ceux que la démarche de la MMF intéresse.
La prochaine action planétaire est planifiée entre mars et octobre 2010, avec des marches d’une ville à l’autre, des manifestations à travers le monde et une action mondiale au Sud-Kivu, dans la région en guerre des Grands Lacs africains. Cet ouvrage présente le mouvement sous un angle historique et sociologique, nourri par des questionnements plus généraux sur l’action collective.
En tant que chercheuses franco-québécoises suivant le processus de construction de la Marche mondiale des femmes depuis 2000, nous avons décidé de partager quelques analyses et réflexions que la recherche sur le réseau de la MMF nous a inspirées au cours de ces dix dernières années. Nous portons l’ambition de rendre disponibles les outils analytiques utilisés dans nos champs de recherche (les mouvements sociaux et les études de genre) pour des personnes directement impliquées dans des actions militantes avec et autour de la Marche. Nous voulons offrir au public un ouvrage facile d’accès, sans pour autant sacrifier à la rigueur d’une investigation approfondie.
La Marche en bref
La Marche mondiale des femmes est conçue à l’origine comme un événement unique et symbolique : marcher dans le monde entier en l’an 2000 avec les mêmes revendications pour toutes les femmes de la Terre, autour de deux thèmes rassembleurs : la lutte contre la pauvreté et les violences. Ce projet trouve ses racines au Québec, où la Fédération des femmes a organisé une marche contre la pauvreté en 1995, dont le succès a suscité bien des espoirs pour des femmes d’autres pays et les incite à renouveler l’expérience à l’échelle planétaire. Suite à un travail préparatoire qui a mobilisé des milliers de militantes à travers la planète, et en particulier au Québec, ce sont finalement, plus de 6000 groupes de femmes et comités femmes de groupes mixtes et de syndicats qui se mobilisent en 2000 et organisent des marches vers leurs gouvernements, aux niveaux régional, national, continental. Des événements étalés sur toute l’année sont clôturés notamment par une marche européenne à Bruxelles le 14 octobre, une rencontre avec le Président de la Banque mondiale et le Directeur général du Fonds monétaire international le 16 octobre et une marche mondiale à New York le 17 octobre 2000. À cette occasion, 200 femmes présentent leurs revendications, au nom de la Marche, à l’assemblée des Nations unies.
La solidarité internationale née de l’organisation de cet événement planétaire dépasse tous les espoirs des instigatrices. Les réseaux créés, les formes de communication mises en place, les relations interpersonnelles forgées devraient-ils céder devant les faibles changements obtenus au sein des institutions internationales? Les déléguées réunies en janvier 2001 décident que non. L’aventure continue, avec pour socle cette solidarité internationale à entretenir.
En 2005, la Marche mondiale des femmes, devenue un réseau transnational organisé, lance une nouvelle action planétaire : le relais de la Charte mondiale des femmes pour l’humanité. Le contenu de ce document est le fruit d’un long processus d’échanges et de débats avec des groupes de femmes d’une soixantaine de pays. La Charte est adoptée par les déléguées de 29 pays lors de la quatrième rencontre internationale à Kigali, au Rwanda, le 10 décembre 2004. C’est autour de ce texte qu’un relais mondial est lancé le 8 mars 2005 à Sao Paulo au Brésil et se poursuit jusqu’au 17 octobre 2005 en passant par 53 pays. À chaque étape du relais, le passage de la Charte donne lieu à un ensemble d’actions collectives, à la fois nationales, continentales et transfrontalières. Une immense courtepointe de carrés de tissus, élaborés par les diverses communautés et cousus ensemble au fur et à mesure, symbolise le passage de ce relais d’un pays à l’autre. L’action mondiale finale a lieu à Ouagadougou, au Burkina Faso. À cette étape, la Marche met en contact des femmes de pays voisins dont les gouvernements sont ennemis.
En 2010, un troisième événement planétaire est programmé : un ensemble de marches autour de quatre thèmes : Bien commun (souveraineté alimentaire, services publics, accès aux droits), Travail des femmes (accès aux droits, égalité salariale, sécurité sociale, salaire minimum juste), Violences envers les femmes, Paix et démilitarisation. Le rassemblement final est prévu dans la région des Grands Lacs, en soutien aux mobilisations des femmes africaines pour la paix ; il s’accompagne de rassemblements continentaux dans les Amériques, en Europe et en Asie.
En dix ans, certaines militantes ont quitté la Marche, tandis que d’autres ont rejoint le mouvement. En son sein, des groupes marginalisés ont émergé, en particulier celui des jeunes femmes (MMF octobre 2006). De Montréal, le Secrétariat international a déménagé à Sao Paulo au Brésil en 2006, symbolisant l’échange Nord-Sud. Certains pays n’ont pas renouvelé d’action depuis 2000 (comme l’Allemagne, la Sierra Leone, la Nouvelle-Zélande ou le Nigéria), d’autres, en revanche, ont créé des coordinations nationales (comme le Kenya, le Bengladesh et le Sri Lanka). Certaines régions du monde sont mieux organisées que d’autres à l’échelle continentale, notamment l’Europe, les Amériques et l’Afrique depuis 2009, avec la première rencontre africaine en mai. Les thèmes ont évolué, se sont précisés, des convergences sont apparues, au-delà des différences culturelles, politiques, ethniques, etc., notamment sur des sujets difficiles comme les libertés reproductive et sexuelle. Mais il reste encore des problématiques incompatibles avec l’idéal féministe du consensus, comme la prostitution.
En outre, les alliances de la Marche avec le mouvement altermondialiste ont aussi évolué, à travers une lutte constante pour la reconnaissance des femmes, pour le partage du pouvoir organisationnel dans certaines structures comme les forums sociaux, et l’intégration de la problématique féministe dans le discours antilibéral. Enfin, les relations avec les institutions, États, pouvoirs religieux varient elles aussi dans le temps.
Au final, le cas de la Marche s’avère fascinant. Histoire à succès du point de vue de la construction de solidarités transfrontières, elle est également révélatrice de tensions et de débats qui touchent autant les mouvements féministes à travers le monde que d’autres mouvements sociaux (altermondialiste, mais aussi paysan). Par leur réflexivité constante, leur créativité et leur générosité, les femmes de la Marche nous offrent une histoire originale à partager.
Les mouvements féministes internationaux avant la Marche
Au XIXe siècle déjà, les femmes bourgeoises d’Europe et d’Amérique du Nord organisent des rencontres à l’occasion des expositions universelles, pour échanger sur les injustices qui les touchent. Elles luttent pour leurs droits civils et civiques (Druelle 2007). En 1868 est créée une première « association internationale des femmes » ; en 1888 naît le Conseil international des femmes (CIF), une fédération qui compte 26 conseils nationaux à la veille de la Première Guerre mondiale (Europe, Amérique du Nord, Océanie, Argentine, Afrique du Sud). En 1904 des dissidentes du CIF créent l’Alliance internationale pour le suffrage des femmes. Dans les années 1930, une petite dizaine d’associations internationales féminines gravitent autour de la Société des nations (SDN) ; elles sont à l’origine des dispositions sur l’égalité hommes-femmes dans la SDN puis font pression pour obtenir la création de la commission de la condition de la femme du Conseil économique et social des Nations unies, l’ECOSOC, en 1946 (Gubin et Van Molle 2005). Dans la seconde moitié du XXe siècle, un mouvement de défense des droits des femmes prend forme autour de cette commission de l’Organisation des nations unies (ONU) et de ses activités. Mais à partir de la première Conférence mondiale sur les femmes de Mexico en 1975, le militantisme féministe international se diversifie. Certaines organisations non gouvernementales (ONG) participent activement aux travaux de cette commission, notamment pour l’écriture de la Convention sur l’élimination de toutes formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW), signée en 1979 mais que certains pays, comme les États-Unis, n’ont toujours pas ratifiée (Marques-Pereira 2003). À côté, une multitude d’ONG nationales, des groupes de recherche, des associations plus ou moins formelles se regroupent dans les forums des ONG qui s’organisent parallèlement aux conférences officielles. Parmi les femmes présentes, certaines créent dans les années 1980 des réseaux féministes transnationaux sur diverses thématiques : développement économique, environnement, santé, lutte contre le fondamentalisme, politique (Moghadam 2005) souvent dans une perspective critique vis-à-vis des politiques onusiennes. Ces réseaux font dans les années 1990 un lobbying de plus en plus professionnel pour infléchir les textes produits au niveau international et obtiennent des résultats à la conférence de Vienne (Déclaration des Nations unies sur l’élimination de la violence à l’égard des femmes, décembre 1993) et à celle du Caire en 1994 (politique démographique fondée sur les droits des femmes à contrôler elles-mêmes leur fécondité). Avec le temps, les forums des ONG grossissent. En 1995, le forum parallèle des ONG à la quatrième Conférence mondiale sur les femmes qui a lieu à Beijing rassemble 50 000 personnes. À la demande de l’ONU, les associations présentes ont été consultées par leur gouvernement sur la situation des femmes dans leur pays. Partout dans le monde, elles dressent un bilan fort négatif des dix dernières années, comme dix ans auparavant, lorsqu’elles avaient signé un texte qui affirmait :
« Aujourd’hui les femmes se perçoivent comme moteur du changement, non seulement pour elles-mêmes mais pour l’ensemble de la société […]. Ne croyant guère en la capacité et la volonté des gouvernements actuels d’aider les femmes à réaliser leur désir de changement, les participantes ont insisté pour souligner la nécessité pour les femmes de s’organiser de façon indépendante. » Compte-rendu final du Forum de 1985 (cité par Antrobus 2007 :100). Lorsque les femmes du Québec proposent une Marche mondiale des femmes, nombre de participantes au forum sont largement prêtes.
Pourquoi une marche des femmes ?
La question nous est fréquemment posée : pour quelles raisons la MMF revendique-t-elle la fin de la pauvreté et des violences au nom des femmes, alors que la majorité de ses thèmes sont partagés avec des mouvements sociaux mixtes ? Pourquoi cette identification au sexe féminin ? Ne risque-t-elle pas d’exclure les hommes militants féministes ? Les mouvements des femmes se sont constitués sur la base de l’identité sexuelle parce que cette dernière situe les femmes dans la société. Elle les construit comme groupe social (Young 1994), les conduit à vivre une citoyenneté de seconde classe, à subir des rapports de domination économique, sociale et culturelle qui les ramènent sans cesse à leur sexe. Bien entendu, il y a des femmes qui s’identifient positivement à cette assignation, qui jouent le jeu de la séduction et du marquage des corps, qui nient la dévalorisation, qui acceptent comme normaux les avantages des hommes, etc. Mais la Marche n’a pas besoin de l’accord de toutes les femmes pour revendiquer des changements qui ont pour finalité de libérer celles qui le désirent de l’oppression liée à cette identité « femme ». L’utopie féministe repose sur l’aspiration à une diversité des identités là où les systèmes sociaux imposent un modèle unique de féminité. Dans la Marche, l’identité sexuelle fonctionne comme un socle pour les solidarités : à la solidarité masculine qui exclut les femmes des sphères de pouvoir, la MMF oppose une solidarité féminine afin de reconstruire le monde sur des bases solidaires. Cela ne signifie pas que les hommes sont malvenus dans les manifestations et les actions de soutien, au contraire. Ils sont invités à partager les valeurs et les revendications de la Marche, à inclure une perspective féministe dans leurs discours et leurs pratiques. Mais ils ne sont pas invités, selon les statuts du mouvement, à prendre part aux décisions collectives ou à l’organisation. Ce sont des femmes qui prennent en main leur destin, sans tutelle, sans se faire dicter comment agir, comment penser, parce que pendant des siècles et des siècles, elles n’ont pu le faire… Certaines critiques féministes estiment que cette position est essentialiste, ou différentialiste. Disons que le choix des militantes de la MMF est avant tout pragmatique car, ainsi que le soulignait une philosophe anglaise du XVIIIe siècle, Mary Wollstonecraft, de toutes manières, les femmes se trouvent devant la difficulté de réclamer la reconnaissance de leur commune humanité avec les hommes (la similitude) au nom de la reconnaissance de leurs responsabilités en tant que femmes (la différence qui fonde leur oppression)…
Notre point de vue, mode d’emploi
Le réseau de la MMF produit des publications de qualité sur son propre mouvement. Un ouvrage a d’ailleurs été publié en 2008, qui retrace l’histoire de la Marche. Pourquoi avons-nous choisi d’écrire un livre sur la Marche ? Qui, mieux que les militantes, peut raconter cette histoire ?
Nous sommes deux universitaires, résidant et travaillant en territoire francophone (France, Suisse, Québec), intéressées par la MMF comme action collective. Nous avons eu l’occasion de documenter le réseau depuis sa création et, à des degrés variables, de participer à des actions de la Marche. Ce livre n’est cependant pas un ouvrage de militantes ; il présente une vision extérieure au mouvement. En dialogue avec les expériences des militantes que nous avons rencontrées, nous proposons un ensemble de réflexions sur et à partir de la Marche.
Nous nous intéressons à l’action collective comme une pratique sociale à expliquer et non comme une stratégie à élaborer. Comme d’autres (Dufour et Agrikoliansky 2009 ; Fillieule et Tartakowsky 2008 ; Guay, Hamel, Masson et Vaillancourt 2005 ; Marques-Pereira, Paternotte et Meier 2010 ; Dauvin et Siméant 2004), nous nous intéressons à ce que les acteurs font et moins à ce qu’ils devraient faire au regard de la théorie.
Nous voulons comprendre également les phénomènes sociaux dans leur contexte et leur temporalité. En choisissant de considérer les dix ans de solidarité planétaire construits par les actrices de la Marche, nous avons voulu sortir d’une analyse statique (ce qui se passe au temps t) pour lui préférer une analyse des dynamiques qui se créent et se transforment dans le temps au sein d’un mouvement. Nous croyons également que pour comprendre les acteurs collectifs, il faut comprendre les idées qui les animent (et non seulement leurs intérêts). C’est pourquoi nous insistons sur le contenu des discours des militantes de la Marche et en proposons des analyses quantitatives et qualitatives. Inspirées par les travaux pionniers de Jane Jenson sur les univers de discours politiques (1989), nous avons cherché à reconstruire les univers de discours militants développés par la MMF au fil du temps.
Nous adoptons également une conception multidimensionnelle du pouvoir. Le pouvoir étatique est central dans les sociétés modernes, mais il n’est pas la seule forme du pouvoir (et d’oppression) ; l’État n’est donc pas – du moins en théorie – la seule cible des mouvements sociaux. De la même façon, le changement social et la transformation sociale ne passent pas uniquement par l’État ; les acteurs collectifs participent aux changements dans les rapports sociaux, en particulier les mouvements de femmes.
Finalement, nous croyons en la capacité créatrice des militants et des mouvements sociaux : les acteurs collectifs ne sont pas que des acteurs réagissant à des contextes, des contraintes et des histoires ou des théories ; ils sont aussi des auteurs qui créent de nouveaux discours, de nouvelles dynamiques, inventent, bricolent… À la différence d’une partie de la littérature sur les mouvements de femmes, et d’une autre partie sur les mouvements sociaux, nous avons sciemment mis l’accent sur ce qui « fonctionne » dans la Marche. Ce qui nous intéresse spécifiquement, ce ne sont pas vraiment les conflits, les rapports de pouvoir, les barrières à l’action, les échecs et les limites… qui ressemblent beaucoup à ce qu’on retrouve dans les autres mouvements sociaux, mais les façons dont les militantes se sont arrangées avec ces conflits, rapports de pouvoir, histoires, barrières à l’action pour que la MMF continue de fonctionner. C’est le pouvoir créateur des militantes au sein du réseau que nous voulons mettre en valeur. Selon les critères dominants en vigueur en science politique et en sociologie, la MMF ne devrait pas être là : théoriquement et empiriquement, elle représente une incongruité parce qu’elle rassemble sous un même chapeau trop de différences sur une longue période, sans obtenir de résultat tangible, en termes notamment de transformations des politiques. Nous avons choisi de comprendre cette incongruité : pourquoi la Marche est-elle ce qu’elle est ?
Nous avons donc voulu, à notre manière, raconter la MMF en proposant un travail d’analyse de ses actions et discours. En ce sens, il y a création de connaissances dans cet ouvrage : nous proposons deux analyses d’enquêtes sociologiques inédites ; une compilation d’une trentaine de témoignages ; des analyses quantitatives des discours et des mises en perspective informées de nos recherches sur d’autres terrains. (…).