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Misère, inégalités sociales et étatisme marchand

L’approche « décroissante », aussi multiple soit-elle dans ses formulations, a mauvaise presse. Denis Bayon revient sur la signification du terme et suggère qu’entre une option « décroissante » qui peut paraître utopique et l’ensemble des mesures de sortie de crise qui s’appuient sur les institutions de la croissance, tout simplement chimériques, nous n’avons guère d’options possibles pour assurer à tous un accès à une vie préservée des nuisances écologiques et des inégalités matérielles les plus criantes.

Les idées s’inspirant du mot « décroissance » comptent parmi les rares à avoir provoqué quelques controverses un peu saillantes dans notre pays. Leur irruption permit en effet de réactiver des pans entiers de la critique sociale et écologique de l’ordre existant, ce qui eut pour heureuse conséquence de renouveler un certain nombre de controverses traditionnelles. La dispute autour du caractère inégal de la distribution des richesses est de celles-là.

Objection de croissance

Le cœur des réflexions des « objecteurs de croissance » est d’interroger la nature et la qualité des richesses produites socialement dans nos sociétés économiquement développées. Quel que soit l’angle d’attaque retenu, tous les auteurs « décroissants » ont relevé le caractère hautement nuisible de très nombreux biens et services produits par le système économique. La conséquence va de soi : il est parfaitement non désirable de chercher à favoriser un accès égalitaire à de telles nuisances. Pour ne prendre qu’un seul exemple, plutôt que de se désoler avec un économiste de gauche que « 85 % des habitants de la planète n’[aient] pas encore de voiture particulière [] » et de militer avec lui pour que des régulations publiques favorisent le « droit au transport », les objecteurs de croissance condamnent les réalités écologiques, sociales et culturelles d’un tel modèle de transport (et la société qui va avec). Et réfutent l’idée d’une possible démocratisation de l’accès à de telles nuisances industrielles – incidemment (mais cela devrait presque suffire) parce que celle-ci n’est tout simplement pas envisageable d’un point de vue écologique. Une réflexion égalitaire conclura à la nécessité de penser et habiter un monde qui permettrait de réduire de façon drastique la production et l’usage de la voiture individuelle. C’est-à-dire s’intéresser à nos bagnoles ici et maintenant. Une telle approche a plusieurs conséquences pour le sujet qui nous occupe ici. À rebours de tous les experts qui ne cessent de se pencher sur les « pauvres » du Sud et les « exclus » du Nord, l’objection de croissance braque en priorité le projecteur sur les « riches » du monde entier : leur capacité à décider de la production des nuisances, les effets d’imitation que leurs modes de vie induisent. Si on considère que c’est l’opulence marchande qui est à l’origine de la misère la plus extrême, notamment au Sud de la planète lorsque la nature est détruite pour satisfaire les délirants besoins en énergie du développement économique, un tel intérêt apparaît plutôt judicieux. Surtout lorsqu’on connaît les résultats de décennies de « politiques d’insertion » au Nord et de « lutte contre la faim » au Sud. S’en tenir là, comme le font certains, s’avère toutefois très problématique. Le premier danger de la dénonciation des « riches » est d’entretenir le ressentiment des « pauvres » vis-à-vis de « richesses » auxquelles ils n’auront très vraisemblablement jamais accès. Le second problème, plus sérieux, est d’accréditer l’idée (erronée) que la situation que nous connaissons est la conséquence d’actions volontaristes, calculées et maîtrisées de la part des élites, soit la thèse bien commode de leur « trahison ».

Fort heureusement, de tels risques sont déjoués à plusieurs reprises par les plus intéressants des écrits « décroissants ».

Prenant le contre-pied de toutes les revendications pour davantage de pouvoir d’achat, l’objection de croissance rappelle les capacités des peuples à mener une vie décente grâce à la connaissance de leur milieu naturel et aux réseaux d’entraide qu’ils déploient. Ce qui leur permet (permettait ?) de conserver une très grande autonomie de vie. Un vieux montagnard racontait ainsi à l’auteur de ces lignes comment les villages de son « pays » avaient matériellement assez bien vécu en situation de quasi-autarcie pendant les années noires de l’occupation nazie. Ce qui supposait évidemment de savoir chasser, piéger, faire son bois de chauffage sans tronçonneuse ni matériel de levage, faire son cidre, son huile de noix, son potager et surtout échanger et coopérer avec ses voisins… Contrairement au sempiternel reproche portant sur la nostalgie du « bon vieux temps » (qui serait particulièrement grotesque ici), il ne s’agit pas de défendre mordicus des modes de vie « ancestraux » ou traditionnels, qui étaient tout sauf figés depuis l’invention du monde. Mais de mesurer à quel point la banlieue globale qui se déploie sous le règne planétaire de la marchandise ampute les êtres humains de certaines de leurs capacités de vie les plus fondamentales. L’objection de croissance y voit là une des premières causes de violence faite aux pauvres (qu’ils ne manquent éventuellement pas de retourner contre les institutions) au moment même où les « contreparties » à la destruction des modes de vie populaires deviennent chaque jour plus dérisoires et illusoires. C’est sur ce dernier aspect que nous voudrions plus longuement insister.

Les limites de l’économie marchande

Si le mot « décroissance » a connu un tel succès c’est sans doute parce qu’il renvoie directement et simplement à une critique sans fard de la domination de l’économie politique et des rapports entre êtres humains et à la nature que cette domination produit. En ce sens l’objection de croissance se trouve particulièrement bien placée pour appréhender les limites que rencontre le fonctionnement mondialisé des marchés.
Les limites écologiques de la généralisation de l’économie marchande sont maintenant bien documentées par des travaux scientifiques importants, financés par les États à un niveau national ou international (épuisement des milieux naturels, déstabilisation climatique…). Pour l’heure celles-ci ne semblent toutefois pas si infranchissables qu’il y paraît pour l’économie marchande [], ses gestionnaires s’efforçant non sans succès parfois de transformer toute catastrophe écologique en un défi industriel appelant d’importants investissements productifs avec promesses de retours sur capitaux (dessalement de l’eau de mer, économie sans carbone…).

La limite interne que rencontre le développement économique est curieusement beaucoup plus rarement appréhendée alors même que nous nous trouvons dans l’œil du cyclone. Tous les observateurs sérieux reconnaissent que les épisodes de crise de l’endettement et de récessions des années 2008 et 2009 ont profondément ébranlé les fondements mêmes de la marchandise mondialisée. Loin d’être une crise « de plus » – nous en avons l’habitude depuis 1970 – il semble bien qu’un palier ait été franchi dans la violence du chaos économique ambiant. Afin de rendre compte d’une telle catastrophe, la plupart des discours critiques (de gauche, pour faire vite) ont mis en avant la déflation salariale qui, en amputant le pouvoir d’achat de millions de salariés en Occident, aurait durablement déprimé la consommation des ménages et l’investissement productif. L’intérêt d’une telle approche est de faire converger la lutte contre la pauvreté, l’inégale répartition des richesses et la sauvegarde des institutions économiques et politiques héritées de l’après-guerre. Le sauvetage de l’économie passerait par l’augmentation des salaires pour les salariés et des revenus de transfert pour les « sans-emploi » (chômeurs, retraités…). Si on ajoute un saupoudrage écologique (le développement durable), un zest de critique de l’indicateur « Produit intérieur brut » (celle-ci se porte bien et ce jusqu’au sommet de l’État), on retient l’idée simple que la réduction des inégalités de revenus est la clef de voûte d’une relance économique « verte ».
Sur le plan des faits, ce discours est largement erroné. En France, le taux d’investissement des entreprises non financières chute depuis le milieu des années 1960 à un moment où la part des salaires (directs et indirects) continuait de progresser dans le revenu national. De plus la consommation finale des ménages s’est révélée le principal moteur de la croissance économique de ces dernières années.
Sur le fond, cette tentative de restaurer une articulation de type « Trente Glorieuses » apparaît totalement désespérée. Celle-ci trahit de façon assez cocasse pour des écrits à l’antilibéralisme revendiqué une conception de la monnaie conforme aux écrits des économistes « classiques » (pour reprendre le qualificatif que Keynes réservait à ses adversaires libéraux). Soit un simple instrument de compte de la richesse, un facilitateur des échanges des biens et services plus efficace que le troc. Tout se passe en effet comme si la mesure en argent de la richesse sociale ne posait pas plus de questions que de peser des pommes ou compter des téléphones portables. La sempiternelle métaphore du partage entre « travailleurs » et « capitalistes » d’un gâteau apparaissant sur la table suite à on ne sait quel miracle l’illustre parfaitement. Comment saisir alors la crise sans précédent que rencontre l’institution monétaire capitaliste ? Depuis quarante ans, les grands États se trouvent dans l’incapacité de mettre en place un Système monétaire international (et la monnaie européenne se trouve dans une crise terrible après quelques années seulement d’existence) ; les dettes publiques et privées enflent de façon prodigieuse malgré le trucage généralisé des comptabilités pour les dissimuler (un peu). Nous avons de plus assisté ces trois dernières années à une destruction historique d’argent partiellement contrebalancée par une création monétaire totalement folle. Pour les meilleurs auteurs, le constat est sans appel : la déstabilisation de l’institution monétaire n’est rien d’autre que celle des catégories fondamentales de l’économie de croissance (valeur économique, travail productif, capital). La place manque ici pour de plus amples développements [] mais, pour faire très vite, se trouve validé le meilleur des écrits de Marx : lorsque la productivité du travail atteint des niveaux aussi impressionnants que ceux que nous connaissons à l’échelle mondiale, la tendance à la baisse des prix des marchandises l’emporte, ce qui rend très difficile la rentabilisation du capital investi. D’où une situation de suraccumulation mondiale du capital qui poussera à augmenter sans arrêt les volumes produits pour contrecarrer la baisse des prix unitaires, à « délocaliser » la production de façon à faire chuter les coûts salariaux afin de restaurer les profits et à empêcher la dévalorisation du capital par la béquille de la spéculation qui permet une croissance « fictive » (mais aux effets bien réels) du capital immobilier et financier. Dans une telle situation, les marges de manœuvre politique de nos élites se révèlent à peu près inexistantes.
Si une telle analyse devait se révéler pertinente, alors l’ensemble des récits croissancistes / progressistes devrait être reconsidéré. Nous nous bornons ici à relever quelques idées.

Le rôle de l’État

Premier point, le « plein-emploi » est définitivement derrière nous. La course aux gains de productivité pousse au contraire à la réduction massive du nombre d’heures disponibles pour l’occupation d’un emploi productif, et à des pressions extrêmes, voire inhumaines pour celles et ceux qui en conservent un. Dans ce contexte, continuer à défendre l’accès à l’emploi comme moyen prioritaire de réduire les inégalités est une stratégie entièrement perdante. Face à ce blocage de l’accumulation, l’État s’efforcera d’imposer la logique marchande à chaque fois que cela est possible (casse des services publics, assurance privée contre Sécurité sociale, etc.) Cette politique s’accompagnera inévitablement d’une répression sociale et policière toujours plus accrue de toutes les révoltes et déviances générées par les situations de relégation sociale. Pour cela, l’étatisation de l’ensemble des institutions de solidarité qui conservaient une certaine autonomie (même faible et de plus en plus symbolique, tel le modèle français de Sécurité sociale) fut d’une absolue nécessité et se trouve maintenant pratiquement bouclée. Car c’est bien à une progression concomitante de l’État providence et de l’État gendarme que nous avons assisté. À titre d’exemple, rappelons que ce sont les différents dispositifs d’aide sociale étatique qui ont rendu acceptable la destruction (inachevée) de la Sécurité sociale. Et ce au prix de revenus de misère et d’une intrusion de plus en plus forte dans la vie des personnes. Récemment le passage du Revenu minimum d’insertion au Revenu de solidarité active a encore alourdi la charge en poussant très loin le contrôle du patrimoine des ayants droit, des liens financiers au sein de leur famille, etc.
La lecture du rôle de l’État est donc radicalement divergente de celle, traditionnelle, faisant de ce dernier un acteur clef de la solidarité sociale. Il est bien connu qu’au cours des années d’après-guerre, l’engagement de l’État a été décisif pour l’intégration dans la modernisation économique de populations qui n’avaient rien demandé a priori mais qui purent incontestablement y trouver des avantages, notamment lorsque les rapports de force jouèrent en leur faveur en situation de quasi plein-emploi. Dorénavant, les principales interventions de l’État social visent à contrôler et intégrer les populations au désastre économique, de façon à s’assurer qu’aucune forme originale d’entraide collective ne puisse se développer hors des rets de la société étatico-marchande. Pour dérisoires qu’elles soient si on considère le nombre de personnes impliquées, un certain nombre d’initiatives collectives relevant de l’écologie non grenellisée sont regardées de très près, et de façon non bienveillante, par les services étatiques : interdiction de la vente de vieilles semences potagères, interventions de la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes dans certaines Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) ou chez les vendeurs de purins de plantes…
Attendre quoique ce soit d’un « retour » de l’État en matière de lutte contre la misère et de resserrement des inégalités sociales c’est ne pas comprendre que nous sommes entrés dans une nouvelle phase du développement économique. Laquelle n’est ni un retour en arrière, ni une vague néolibérale patiemment construite dans des officines para-étatiques et mise en œuvre selon une stratégie préétablie. Mais le sauvetage, tant que faire se peut, des relations marchandes mondialisées terriblement fragilisées.

Quelques pistes de réflexions

Dans ces conditions de déstabilisation totale de la monnaie capitaliste, le meilleur de l’objection de croissance plaide pour deux pistes d’action et de réflexion.
Il importerait, en situation d’urgence, de favoriser une production et une appropriation collective directe des biens et services concrets. Une telle proposition ne peut que signifier, en de nombreuses circonstances, une remise en cause du droit de propriété. Il en va ainsi lorsqu’elle conduit à défendre le droit des personnes de demeurer dans des maisons dont elles sont dorénavant incapables de payer les traites ou les loyers du fait de la débâcle économique. Pour l’heure celles-ci sont souvent contraintes de vivre dans la rue, au pied de leur ancienne demeure, vide et promise à une dégradation rapide (sauf lorsque des vigiles salariés ont d’ores et déjà tout cassé à l’intérieur de façon à s’assurer qu’aucune appropriation gratuite n’est plus possible). À notre connaissance, aucune voix autorisée (et certainement pas les spécialistes de la « lutte contre l’exclusion ») n’a défendu une idée aussi urgemment simple, conforme à une morale minimale, et qui aurait pour conséquence une amélioration immédiate du sort de certains des plus démunis. Bien au contraire, tout est fait pour que l’argent demeure le seul vecteur d’accès à la richesse sociale, hors de la charité organisée et soutenue financièrement par l’État (« Restaus du cœur », etc.). L’impossibilité de reconnaître dans les faits un état de nécessité pourtant reconnu juridiquement (article 122-7 du code pénal) est une constante qui ne semble pas près d’être levée. Mais un réel recul de la misère et des inégalités sociales pourrait-il se produire sans bouleversement majeur de l’existant ? De ce point de vue l’objection de croissance se trouve en phase avec les réflexions et actions de nombreux mouvements paysans du Sud, en lutte pour l’appropriation directe des terres, contre la mainmise des oligarchies locales ou mondiales.
Plus largement, les objecteurs de croissance admettent bien volontiers avec les altermondialistes qu’une refonte totale des institutions monétaires est à l’ordre du jour. Mais seules des monnaies délibératives auraient leurs faveurs. Celles-ci ne devraient financer des opérations d’investissement et de production qu’après d’importants débats : quelles richesses produire (ou ne pas produire), comment, pour qui ? Ce qui revient ipso facto à abolir les droits de propriété du capital qui permettent pour l’heure de décider de la nature de l’activité économique à entreprendre et d’opérer des prélèvements sous forme d’intérêts ou dividendes. Car une réelle démocratie monétaire permettrait peut-être de s’engager dans une société écologique. On ne voit en effet pas bien comment celle-ci pourrait survenir sans que soient introduits des mouvements de désaccumulation afin de réduire les nuisances que la concentration du capital et le « progrès technique » ont occasionnées (pesticides, radiations nucléaires, déchets industriels variés…). Des formes élémentaires de solidarité internationale conduiraient également à la mise en place, selon des modalités entièrement à inventer, d’un certain fractionnement monétaire, soit des monnaies anti mondialisation favorables à une « relocalisation » de certaines activités. Très rares sont les réflexions, y compris celles des spécialistes ès monnaies sociales, qui se risquent sur des terrains aussi minés. Il est vrai que se trouve alors contesté le monopole de l’État à contrôler la création monétaire et celui des propriétaires à orienter la production…
Il est tout à fait exact que, au vu de la situation présente, de telles réflexions ont très peu de chances de s’incarner. On pourra donc à bon droit les qualifier de chimères. À condition de reconnaître qu’il y a plus chimérique encore : l’idée de la compatibilité des institutions croissancistes avec le recul de la misère et des inégalités sociales et la décroissance des nuisances écologiques les plus criantes.

Publié par Mouvements, le 3 janvier 2011.

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