France Isabelle Langlois a travaillé à Droits et Démocratie de novembre 2005 jusqu’à juin 2011 en tant que directrice adjointe des programmes. Elle nous livre un témoignage émouvant sur cette histoire rocambolesque qui a causé la mort du président de l’organisme Rémy Beauregard en 2010. Le gouvernement Harper ne s’est jamais excusé de son comportement odieux, pire le ministre John Baird a pris prétexte de cette crise pour annoncer la fin de l’organisme.
J’ai commencé à travailler à Droits et Démocratie en novembre 2005 et j’étais directrice adjointe des programmes. Je n’y travaille plus depuis le mois de juin 2011.
Droits et Démocratie était une création du parlement canadien, un héritage des Progressistes-Conservateurs de Brian Mulroney en 1988. Son rôle était de veiller à l’application de la chartre internationale des droits de l’homme dans le monde, donc à réduire l’écart qui existait entre les pays en voie de développement par un accompagnement de la part des organisations tant non gouvernementales et de la société civile que des organisations gouvernementales , des ministères ou des commissions nationales des droits de la personne pour les aider à voir à l’application ou même à l’écriture des lois. Cet organisme se voulait non partisan et pour bien affirmer ce caractère d’indépendance Brian Mulroney avait nommé Ed Broadbent comme président du centre.
Tout s’est toujours bien déroulé dans la limite des contraintes politiques. Les trois premiers présidents qui se sont succédé, Ed Brodbent, Warren Allemand et Jean-Louis Roy marchaient certainement sur une ligne mince, ils devaient s’assurer de cette non partisanerie et de la non-ingérence du gouvernement et rassurer les partis d’opposition et les fonctionnaires à l’effet que l’organisme fonctionnait de façon indépendante.
À la fin du mandat de Jean-Louis Roy une ex employée a écrit une lettre au ministre des affaires étrangères Peter McKay pour porter plainte contre des soi-disant problèmes internes. En fait elle était partie avec des dossiers appartenant à Droits et démocratie et on a du entreprendre des recours pour les récupérer. Par vengeance elle a écrit une lettre au ministre. Le gouvernement conservateur venait d’être élu l’année précédente et cela lui a ouvert la porte. Cela se passait en 2007 un an après les élections.
Par la suite Maxime Bernier est devenu ministre des affaires étrangères(1). En même temps on arrivait à la fin du mandat de Jean-Louis Roy, qui n’a pas été renommé puisqu’il avait été nommé par les libéraux. Les conservateurs ont pris prétexte de cette lettre là pour déclencher une enquête en justifiant qu’il était important d’écouter les employés, même si en fait il n’y en avait qu’une seule. Durant les quelques mois que dura l’enquête, c’est l’assistante du président qui assura l‘intérim. Cette enquête faite par le ministère lui-même, où tous les employés ont été interrogés un à un, a confirmé que personne n’avait dérogé aux normes et qu’il n’y avait eu aucune fraude ou malversations sous la direction de monsieur Roy. Par contre le ministère a demandé de changer les procédures auprès des employé-e-s.
Entretemps le cabinet nomme Jean-Paul Hubert président par intérim. C’est un haut fonctionnaire retraité, ancien ambassadeur, dont le mandat est de faire le ménage. Il est nommé automne 2007 et restera jusqu’en juillet 2008. Il prend le temps de se faire une tête et entreprend une restructuration qui, contre toute attente, touche davantage le personnel que la direction et les cadres. Le ministère est satisfait.
Pour lui succéder, le gouvernement conservateur procède par concours au lieu de nommer le dirigeant du centre comme il le fait d’habitude. Rémy Beauregard, un haut fonctionnaire de l’Ontario à sa retraite qui travaille comme coopérant en Ouganda postule et est sélectionné par le ministre Maxime Bernier. Il entre en poste en automne 2008. Il a été d’abord choisi par les conservateurs à mon avis parce qu’il possède un dossier de bon fonctionnaire et de bon soldat , en anglais on dit civil servant. Les employés étaient un peu déçus parce qu’il n’était pas du même acabit que les trois présidents précédents. Mais peu à peu il a réussi à créer un climat de confiance. Entretemps le mandat de plusieurs membres du Conseil d’administration (CA) venait à échéance. Le gouvernement conservateur n’a pas renouvelé leur mandat et en a donc profité pour faire des nominations partisanes. Bien sûr les libéraux nommaient aussi des gens provenant de leurs rangs, mais les nominations des conservateurs se différenciaient par leur aspect fortement idéologique.
Ces nouveaux membres, à priori négatifs par rapport au travail d’une organisation qu’ils ne connaissaient pas, étaient réfractaires au fait qu’on soit des francophones, à Montréal, qui travaillaient sur la question des droits humains, ils nous considéraient nécessairement gauchistes , nécessairement socialistes. Les tensions se sont installées notamment avec l’arrivée au CA de Jacques Gauthier. En fait toute la question idéologique était un lieu de conflit et constituait un clash pour les employés et l’organisation. S’ils avaient seulement suivi les procédures et agi de bonne foi, on n’aurait peut-être pas été contents des décisions mais cela aurait été correct. Ils auraient pu par exemple décider qu’on ne travaille plus au Moyen Orient. Ils auraient pu juste décider ça. Mais au lieu de prendre des décisions ils accusaient. Ils se sont mis à accuser, M. Beauregard, les employés, le centre, de fricoter avec des terroristes. À la fin du mandat de Jean-Louis Roy on avait ouvert un bureau à Genève et j’avais à coordonner le travail de ce bureau et gérer le travail avec les organisations internationales et principalement les Nations Unies. Puisque notre mandat était de veiller à la mise en œuvre de la charte des droits de la personne au niveau international il y avait de fortes chances qu’on doive travailler avec les Nations Unies. Cela était très incommodant pour eux à cause de résolutions adoptées par les Nations Unies concernant Israël. Et tout revenait tout le temps à ça.
Mais d’une façon toujours détournée, en entretenant un climat d’accusations. Pendant les premier mois du mandat de monsieur Beauregard, Jacques Gauthier vient aussi d’être nommé, donc de juillet 2008 à mars 2009 on sent ce courant mais il n’est pas majoritaire au CA parce que tous les mandats n’avaient pas été renouvelés. En mars 2009, un nouveau président du CA, Aurel Braun(2), est nommé au CA. C’est là que commence la descente aux enfers. Le CA doit évaluer le mandat du président du Centre, M. Beauregard, parce que c’est le début de l’année financière. À la fin du CA une réunion se tient à huis clos et conclut que M. Beauregard a bien rempli son mandat au cours de la première année. Un comité formé de trois personnes est nommé pour rédiger le rapport d’évaluation. Jacques Gauthier, Elliot Tepper, et Donica Pottie nouvelle membre au CA et haut fonctionnaire au ministère des affaires étrangères.
Juste avant le CA de juin cette dernière a vent que l’évaluation, volumineuse, a été écrite sans elle et a déjà été soumise au conseil privé. Le CA ne l’a pas vu non plus, ni monsieur Beauregard. Ce dernier demande à voir l’évaluation, le comité lui refuse prétextant qu’elle contient des informations personnelles. Il est obligé de faire une demande d’accès à l’information pour obtenir sa propre copie de son évaluation.
Arrive la réunion du CA fin juin. Réunion fort houleuse, encore la moitié des membres sont non partisan et ils sont insultés du processus d’évaluation. L’évaluation déborde du cadre de l’évaluation, il y a même une lettre d’Aurel Brown qui juge la performance de monsieur Beauregard alors qu’il vient juste d’arriver au CA. Son jugement porte sur l’histoire des trois subventions à deux organisations palestiniennes et une israélienne pour faire enquête sur la violation des droits humains lors de l’invasion à Gaza (3). Jacques Gauthier écrit qu’il est étonné qu’il n’y ait pas de juifs parmi les employés. M. Beauregard ayant participé à une conférence au Caire avec des représentants des pays arabes Arabes et d’autres organisations de coopération internationales se voit accusé d’avoir rencontré des terroristes. Ce sont de graves accusations, ça va très loin.
Le CA demande au comité qui était chargé de rédiger le rapport d’évaluation de recommencer la rédaction de l’évaluation. Ça traine en longueur, les membres ne sont jamais capables de se rencontrer, la réunion du CA qui doit avoir lieu en octobre 2009 est annulée à la dernière minute par Aurel Brown. Finalement en décembre 2009 le gouvernement termine les dernières nominations au CA et les conservateurs deviennent majoritaires. Une réunion du CA a lieu les 7 -8 janvier 2010 à Toronto et la veille le 6, il y a une réunion qui porte uniquement sur l’évaluation de monsieur Beauregard, c’est extrêmement houleux. Monsieur Beauregard a sur lui un enregistrement de cette réunion-là, ils sont vraiment méchants refusent de modifier le rapport d’évaluation, ils l’accusent encore des mêmes choses, le lendemain tout se passe sur le même ton et dans la nuit suivante monsieur Beauregard meurt.
À la suite de ça, les membres de la direction autant que les employé-e-s, on a été témoins de la montée de la violence verbale et des accusations. Les employé-e-s écrivent une lettre le lundi suivant, le 10, demandant la démission d’Aurel Braun, de Jacques Gauthier et de Elliot Tepper qui ont rédigé le rapport. Cette lettre est envoyée également au ministre et au premier ministre. Elle est rapidement coulée dans les médias. Le CA nomme Jacques Gauthier président par intérim du Centre. Ce dernier fait entrer des firmes pour enquêter comme Circo, Deloitte et Touche etc. Ils cherchent des preuves qui pourraient démontrer que Droits et Démocratie et Rémi Beauregard auraient financé des terroristes, ont participé à la conférence de Durban 2 des Nations Unies qui est une chose très mauvaise à leurs yeux. Finalement après des mois d’enquête ils ne trouvent rien. Mais il n’y a aucune rétractation concernant les accusations ni aucune réparation ni excuses de la part du gouvernement. Un nouveau directeur Gérard Latulippe (4) est nommé président du centre le 29 mars 2010 et la chasse aux sorcières continue. Les trois principaux directeurs sont sauvagement congédiés (5). Il commence à acheter les départs des personnes une à une, ce qui m’est d’ailleurs arrivé en juin dernier.
On sentait qu’il n’y avait plus rien à faire. Gérard Latulippe est lui-même arrivé avec des idées de refonte du centre, pour en faire une institution collée sur ce qu’il connaît, sur le National Démocratic Institute aux États-Unis par exemple. Il ne veut pas travailler sur les dossiers des droits de la personne, et veut se concentrer sur ce qu’il appelle le développement démocratique qui se résume en gros aux appuis aux partis politiques. Il fait tomber des têtes et engage de nouvelles personnes. Il n’y a plus de nouveaux projets et ceux qu’on faisait déjà sont abolis. Les employés compétents partent les uns après les autres. Le président du centre Gérard Latulippe continue d’avoir des problèmes avec le CA.
Je n’ai donc pas été surprise par l’annonce du ministre John Baird. Je ne savais juste pas comment il allait s’y prendre. Le projet de fermeture était dans l’air depuis longtemps. Il y avait d’ailleurs depuis un certain temps un projet d’ouverture d’une autre agence fédérale plus axée sur la démocratie que sur les droits humains, plus sur l’appui aux partis politiques dans les autres pays que sur la société civile. On ne sait pas si on va être avalés par cette nouvelle entité. Pour l’instant les employés recevront probablement une indemnité mais les 40 employés perdront leur emploi, ils ne sont pas membres de la fonction publique et ne peuvent être redéployés.
Depuis un quart de siècle, Droits et Démocratie s’était bâtie une réputation internationale importante, auprès du Conseil des droits de la personne international, les droits de l’homme des Nations Unies, la cour pénale internationale. On avait beaucoup travaillé avec les tribunaux spéciaux dans le cas du génocide au Rwanda, on avait travaillé aussi en Sierra Léone. Notre expertise était reconnue et tout ça a été saboté, en fait depuis 2 ans. La mort de Droits et Démocratie n’est finalement qu’un autre élément de l’ensemble de l’œuvre.
Notes
(1) Maxime Bernier a été ministre des affaires étrangères du 14 août 2007 au 26 mai 2008. Il occupe depuis ce temps la fonction de ministre d’État (Petite Entreprise et Tourisme).
(2) Aurel Braun est militant pour la cause israélienne, ayant déjà siégé au conseil d’administration du B’nai Brith. Il est aussi un « ami très proche » de Gerald Steinberg, professeur d’université à Ramat Gan, en Israël. M. Steinberg a fondé le groupe NGO Monitor qui, comme son nom l’indique, décortique le discours politique tenu par les ONG à l’oeuvre au Moyen-Orient.
(3) À propos de trois subventions de 10 000 $ chacune accordées aux groupes al Haq, Bt’selem et al Mazan engagés au Moyen-Orient.
(4) Militant de la première heure de l’Alliance Canadienne, directeur résident du National Democratic Institute en Haïti, M. Latulippe a été ministre dans le gouvernement de Robert Bourassa, tout comme M. Cannon. Il a aussi tenté, en vain, de se faire élire député de l’Alliance canadienne, l’ancêtre de l’actuel Parti conservateur.
(5) Marie-France Cloutier, Razmik Panossian et Charles Vallerand. Ces trois employés avaient déclaré, comme d’autres collègues, ne pas faire confiance au président du conseil d’administration nommé par les conservateurs ni à deux autres membres du conseil.