AccueilDébats québécoisImmigrationMigrations au Chili : xénophobie et transition politique

Migrations au Chili : xénophobie et transition politique

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE, Enjeux internationaux. NCS numéro 27 hiver 2022

Le Chili a été le théâtre d’un important phénomène migratoire qui s’est accentué au cours de la dernière décennie. Il s’agit d’un processus interrégional facilité par les technologies de la communication, la baisse des coûts de transport et les conditions politiques dans la région[1]. Selon l’Institut national de la statistique, 1 462 103 migrantes et migrants vivent actuellement au Chili, ce qui représente 7 % de la population totale du pays[2]. Au cours des cinq dernières années, on a assisté à une transformation des mouvements migratoires habituels au Chili. Alors qu’auparavant la majorité de la population migrante provenait surtout des pays limitrophes, elle est aujourd’hui originaire de différents pays d’Amérique latine et des Caraïbes tels que le Venezuela, le Pérou, Haïti, la Colombie et la Bolivie[3].

Affrontements

Cette augmentation explosive de la population migrante a eu des conséquences importantes sur la politique intérieure du Chili. Les étrangers entrés au pays depuis 2018 sous le deuxième gouvernement de droite de Sebastián Piñera ont souffert de la politique dite « Ordenar la casa » (« mettre de l’ordre dans la maison »). Cette politique s’est principalement caractérisée par d’importantes barrières à l’entrée du pays, mettant notamment l’accent sur les obstacles à la frontière et sur un discours d’exclusion des migrants[4]. Cela a donné lieu à de nombreuses expulsions sans mandat judiciaire et à de nouvelles exigences de visas consulaires pour des personnes qui en étaient auparavant exemptées – en particulier les citoyennes et citoyens d’Haïti et du Venezuela. En réaction, on assiste à une mobilisation croissante des collectifs de migrants et migrantes dans le pays, que regroupent notamment la Coordination nationale des immigrants du Chili, le Mouvement d’action des migrants, le Collectif sans frontières. Ces organisations se sont largement impliquées dans l’élaboration de mécanismes d’inclusion sociale des personnes migrantes et dans l’effort de revendication de leurs droits[5]. Elles ont également participé activement au processus de modification de la constitution généré par l’« estallido social[6] » chilien d’octobre 2019. Cependant, l’afflux de migrantes et migrants et leur organisation sociale ont été à l’origine d’une nouvelle vague de xénophobie, encouragée politiquement par de nouvelles forces de droite tel le Parti républicain, fondé par le pinochetiste José Antonio Kast, lequel propose le durcissement des politiques d’immigration du gouvernement Piñera. Des groupes d’extrême droite sont également apparus, cherchant à « occuper la rue » et à faire de l’intimidation alors que les personnes appartenant à des minorités visibles sont de plus en plus nombreuses au Chili.

Sans papiers et sans droits

Dans un contexte où évoluent parallèlement les personnes migrantes et leurs allié·e·s d’une part, et les partis et groupes opposés à l’immigration « incontrôlée » d’autre part, il s’est produit, depuis l’arrivée du gouvernement de Sebastian Pinera, un changement important relié à l’augmentation significative du nombre de personnes s’introduisant au Chili par des corridors non autorisés, principalement au nord du pays. Depuis l’imposition de nouvelles barrières à l’entrée du pays en 2018, la hausse est spectaculaire : 2 905 en 2017, 6 310 en 2018, 8 048 en 2019, 16 848 en 2020 et 23 673 jusqu’en juillet 2021[7]. Par exemple, près de 18 000 Vénézuéliens sont entrés par ces points de passage en 2021 alors qu’il n’y en avait eu que neuf en 2017. Les personnes ainsi entrées au pays sont dans l’impossibilité de régulariser leur situation d’immigrant. En conséquence, n’ayant pas d’alternative, plusieurs personnes se trouvent à vivre de ou dans la rue, notamment dans la ville d’Iquique au nord du Chili. Le refus du gouvernement Piñera d’apporter un quelconque soutien à ces gens, non plus qu’aux autorités municipales et régionales, a nourri un terreau propice à une dynamique de confrontation entre les habitants de la ville et les migrants dans les rues, qui a été exploitée par l’extrême droite.

Cette tension s’est honteusement exprimée lors des manifestations du 26 septembre 2021 à Iquique alors que les images de groupes de manifestants brûlant les maigres biens des migrantes et migrants vivant dans la rue ont fait le tour du monde. Ce n’est là qu’un exemple du conflit social engendré, au niveau régional, par des mouvements migratoires dans la foulée des crises politiques, sociales et économiques dans d’autres pays d’Amérique latine, comme le Venezuela et Haïti. Mais le plus souvent, l’exclusion sociale des personnes migrantes est invisible. Ce n’est pas pour rien que la presse internationale se demande pourquoi les Haïtiennes et les Haïtiens quittent le Chili pour migrer vers les États-Unis[8], s’exposant ainsi à des politiques migratoires encore plus restrictives. C’est pour échapper au racisme social et institutionnel existant au Chili.

Une volonté de la droite de criminaliser la situation des migrantes et des migrants

Des phénomènes aussi complexes que la migration exigent des réponses tout aussi complexes et multidimensionnelles qui s’inscrivent dans le cadre d’une approche fondée sur les droits de la personne. Il est vain de penser qu’en appliquant des politiques restrictives, en fermant les frontières et en les militarisant, le pays accueillera moins d’immigrants. Le Chili possède non seulement l’une des plus longues frontières du monde, mais aussi l’une des plus poreuses, malgré ses importantes barrières naturelles. Il serait insensé, par exemple, d’envisager, comme l’ont fait les États-Unis, d’ériger un mur d’une telle étendue pour empêcher l’entrée au pays.

La solution pour favoriser une migration « ordonnée », contrairement à l’approche de l’actuel gouvernement Piñera, et plus largement de la droite, repose sur une politique qui d’une part s’attaque aux causes du phénomène et d’autre part n’exacerbe pas les conflits sociaux. En ce sens, le leadership du président de la République est essentiel pour établir non seulement les lignes directrices d’une nouvelle politique migratoire respectueuse des droits humains, mais aussi pour développer le multilatéralisme et la coopération entre les autres pays d’Amérique latine et des Caraïbes pour faire face à la crise. Les leaders de la droite et de l’extrême droite, comme Sebastián Sichel et José Antonio Kast, mettent de l’avant des mesures qui incluent l’octroi de pouvoirs accrus aux forces armées afin de freiner l’immigration « illégale ». Ils proposent de poursuivre et de sanctionner les organisations non gouvernementales et celles de la société civile qui apportent une aide aux sans-papiers. Ou encore ils envisagent de construire un fossé frontalier et d’établir un enclos transitoire aux frontières afin de préparer leur expulsion immédiate du pays. Cette vision, outre qu’elle criminalise la migration, peut constituer une violation des droits de la personne qui entre au pays.

D’autres voies possibles

Comprendre la réalité de la migration sous l’angle des droits humains devrait être un impératif pour la gauche au XXIe siècle. Cela est d’autant plus nécessaire que ceux qui souffrent de cette crise humanitaire appartiennent toujours aux groupes les plus vulnérables de la société et ayant un risque élevé d’être exclus et discriminés. Un premier pas dans cette direction consisterait, par exemple, à adhérer au Pacte de Marrakech ou au Pacte mondial sur les migrations et à ratifier la Convention 097 de l’Organisation internationale du travail (OIT) sur les travailleurs migrants, dans le but de garantir les droits humains des migrantes et migrants sans papiers et des réfugié·e·s. Un deuxième pas serait que le prochain président du Chili fasse la promotion de politiques qui intègrent légalement, y compris sur le marché du travail, celles et ceux qui sont entrés au pays, en tenant compte de leur contribution comme travailleurs à la construction du pays. D’autre part, le processus constituant qui dotera le Chili d’une nouvelle constitution en 2022 offre une occasion propice pour y inclure différentes dimensions du phénomène migratoire en mettant de l’avant un discours d’inclusion, d’égalité, d’interculturalité et de non-discrimination. En ce sens, la Commission des droits fondamentaux sera essentielle pour aborder constitutionnellement les droits humains, politiques et sociaux des migrantes et migrants, en rendant leur présence visible dans la nouvelle « Magna Carta ». La Commission des principes constitutionnels, de la démocratie, de la nationalité et de la citoyenneté aura également pour tâche principale de discuter et d’actualiser ce que nous entendons par citoyenneté au Chili, sachant que cela a et aura un impact direct sur la qualité de vie des migrantes et des migrants résidant au Chili.

Carolina Palma, Sebastián Vielmas,

Politicologues respectivement à Santiago du Chili et au Québec


  1. Oficina Regional de la OIM para América del Sur, Tendencias y datos relevantes, 2019, <https://robuenosaires.iom.int/tendencias-y-datos-relevantes>.
  2. Instituto Nacional de Estadísticas, Población extranjera residente en Chile llegó a 1 462 103 personas en 2020, un 0,8 % más que en 2019, 2021, <https://www.ine.cl/prensa/2021/07/29/poblaci%C3%B3n-extranjera-residente-en-chile-lleg%C3%B3-a-1.462.103-personas-en-2020-un-0-8-m%C3%A1s-que-en-2019>.
  3. Lorena Oyarzún Serrano, Gilberto Aranda et Nicolás Gissi, « Migración internacional y política migratoria en Chile: tensiones entre la soberanía estatal y las ciudadanías emergentes », Colombia Internacional, n° 106, 2021, p. 89-114.
  4. José Luque et Moisés Rojas, « Los refugiados peruanos en Chile : de la democracia tutelada a la lucha por una nueva constitución política (1990-2020) », Revista Andina de Estudios Políticos, vol. 10, n° 1, 2020, p. 8-32.
  5. Regina Díaz Tolosa, « Una nueva institucionalidad para la protección de los derechos de las personas migrantes en Chile », Revista Justicia & Derecho, vol. 3, n° 1, 2020, p. 67-97.
  6. NDLR. Terme qui désigne l’« explosion de colère sociale » marquée par des manifestations monstres qui ont débuté à la suite de la hausse du prix du ticket de métro la semaine du 14 octobre 2019.
  7. Servicio Jesuita a Migrantes (SJM-Chile), « Ingreso por paso no habilitado en 2021 llega a su máximo histórico », 6 septembre 2021, <https://sjmchile.org/2021/09/06/ingreso-por-paso-no-habilitado-en-2021-llega-a-su-maximo-historico/>.
  8. Pascale Bonnefoy, « Why Haitians in Chile keep heading north to the U.S. », York Times, 28 septembre 2021.

 

Articles récents de la revue