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Médias, journalisme et société

Couverture NCS no. 11


Médias, journalisme et société

Introduction au dossier

Benoit Gaulin, Caroline Joly et Éric Martin

La publication, en une des journaux de Québecor et de Gesca, de sondages bidons délégitimant la contestation étudiante, les propos de journalistes reprenant en ondes ou sur papier la novlangue politicienne du « boycott » et du « droit de l’étudiant de suivre ses cours », la mise en page de gros titres tapageurs associant la « violence » aux porteurEs d’un carré rouge, les positions des éditorialistes, des chroniqueurs et des chroniqueuses défendant l’indéfendable loi 12, bref, la couverture des médias traditionnels du désormais célèbre printemps érable 2012 a pour le moins amené de l’eau au moulin de celles et ceux qui, de plus en plus nombreux, et ce, depuis plusieurs années, n’ont de cesse de dénoncer la concentration de la presse, la montée de l’information spectacle, la personnalisation des débats publics, etc. Pour plusieurs, le matraquage idéologique d’une presse (à l’exception du Devoir) largement inféodée aux élites économiques et politiques a été particulièrement visible durant le conflit étudiant et constitue l’un des dispositifs multiples travaillant les subjectivités et la conduite des sujets à l’ère de la « bonne gouvernance néolibérale ».

Aussi, au moment même où « la droite devient de plus en plus présente dans l’offre médiatique »[i], il nous semble que la gauche québécoise aurait intérêt à mettre l’accent sur le pouvoir absolument fondamental que possèdent les médias et le journalisme dans les sociétés de masse comme la nôtre : celui de narrer le monde, de le mettre en forme symboliquement. L’histoire même du journalisme, en lien avec les luttes démocratiques, rend compte de cette dimension symbolique à travers l’idéal dont il se revendique: transmettre aux citoyennes et aux citoyens une synthèse judicieuse des événements pertinents qui foisonnent au sein d’une communauté politique afin que ceux-là puissent participer aux débats publics en toute connaissance de cause. Or, comme nous le rappelle le récent rapport du Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec (rapport Payette)[ii], dont le mandat était de « cerner les difficultés de l’information au Québec dans le contexte des nouvelles technologies et devant la crise générale des médias qui secoue l’ensemble des pays industrialisés », cette information d’intérêt public, celle-là même « qui permet les débats politiques et sociaux, bases et fondements des démocraties »[iii], devient une denrée de plus en plus rare dans un monde plus que jamais dominé par une logique économiciste propre au capitalisme.

Que signifient donc ces transformations simplement évoquées ci-dessus et que disent-elles de l’état actuel de notre société ? Comment infléchir les tendances à l’œuvre afin que le journalisme et les médias contribuent à délimiter un espace politique où peuvent émerger, à travers les débats et l’action collective, un monde commun à penser, un projet de société à réaliser ? En effet, au-delà de la simple propagande au service des dominants ou de la résistance, le symbolique ne doit-il pas être compris comme le lieu même où s’enracinent des formes culturelles et des valeurs politiques partagées comme l’autonomie, la liberté et la justice sociale ? Par-delà la manipulation idéologique aliénante à laquelle elles peuvent être assujetties, peut-on envisager que ce sont ces formes qui fondent « l’être-en-commun » et qui assurent le lien social, empêchant l’avalement de tout dans l’espace lisse du marché ? Dans ces conditions, qu’est-ce que les mouvements sociaux et les médias alternatifs doivent faire ? Comment faire en sorte que les mots gardent un poids dans la réalité ? Comment maintenir un espace public de débat qui est aussi un champ de luttes et de confrontation entre diverses conceptions du bien commun et de la société « bonne » ?

Le présent dossier comprend trois sections. Une première partie plus théorique intitulée Comprendre les médias de masse : quelques considérations théoriques s’attardent aux transformations sociales de moyenne et de longue portée. Il s’agit ici de privilégier une perspective sociohistorique permettant d’identifier les causes et les enjeux relatifs à la transformation progressive de l’espace public.

Dans son texte, Éric George revient sur les rapports entre la concentration de la propriété des médias et le pluralisme de l’information, de même que sur les transformations que devront subir les médias s’ils doivent contribuer à l’exercice d’une véritable démocratie. Contrairement à ce qu’on laisse parfois entendre, la question de la concentration n’est pas obsolète selon lui. Mais s’interroger sur la propriété privée des médias ne suffit pas. George soutient ainsi qu’il faut faire en sorte que chaque citoyenne, chaque citoyen ait le temps, la formation et les capacités de s’informer adéquatement afin de participer le plus activement à la production et à la circulation des informations, ce qui pose la question de l’éducation politique dans nos sociétés, mais aussi celle de l’organisation du travail qui, dorénavant, laisse bien peu de place à la participation politique.

Qu’est-ce qu’une journaliste, un journaliste ? Si la question est régulièrement soulevée depuis les années 1950, les réponses varient généralement selon les époques, les conditions économiques, la mission sociale dévolue à la presse et l’enjeu du statut du journaliste et de son indépendance professionnelle. Anne-Marie Brunelle reprend à nouveaux frais ce questionnement identitaire aujourd’hui accentué par les immenses possibilités offertes par les technologies et un modèle d’affaires des entreprises de presse qui transforme peu à peu les journalistes en producteurs de contenu, interchangeables et sans protection devant les impératifs du marché et de la concurrence. Qui profite de cette fragilité d’une profession en crise existentielle et pourquoi faut-il s’en préoccuper ?

Normand Baillargeon, quant à lui, montre l’originalité du modèle propagandiste des médias tel qu’il est exposé dans Manufacturing Consent de Noam Chomsky et Edward S. Herman, tout en revenant sur certaines des principales critiques qu’on leur a adressées et les réponses qu’on peut leur apporter. Il explique en effet que Chomsky et Herman, deux chercheurs dont le premier centre d’intérêt n’est pas l’étude des médias, ont publié davantage sur cette question que nombre d’experts patentés. De plus, leurs travaux ont l’avantage d’être accessibles à un vaste public, montrant de manière pédagogique la mise en forme du discours médiatique par des filtres permettant de formater l’information pour qu’elle corresponde aux intérêts de l’élite économique. Or, comme le note Baillargeon, en bout de piste, leur modèle est curieusement peu discuté dans le monde universitaire et académique.

Maxime Ouellet et Éric Martin se livrent à une critique de la « critique du spectacle » la plus courante, généralement inspirée par les théories des Chomsky, Debord ou Negri. Critiquant l’opposition non dialectique entre individus innocents/médias menteurs, Ouellet et Martin insistent sur l’importance de revenir au rôle de l’idéologie chez Marx pour opérer une critique profonde des médiations sociales à l’œuvre dans les sociétés capitalistes. Si les médias sont dominés par l’économie, c’est selon eux parce que toute la société est dominée par une forme de médiation aliénée et fétichisée. C’est pourquoi le dépassement de la contradiction qui déchire la société suppose une transformation de l’ensemble du rapport social, et non une simple libération des individus à l’égard de quelque « complot » médiatique.

Partant de la prémisse selon laquelle les médias de masse participent moins à l’élaboration d’une représentation commune d’un monde qu’à la fabrication d’un consentement au service des patrons de presse et des élites économiques et politiques, la deuxième partie intitulée Les médias de masse comme appareil idéologique : quelques cas de figure se penche sur le degré de dépendance d’un média donné par rapport aux autres pouvoirs (économiques et politiques) et montre, à travers certains exemples, que plus il est dépendant de tels pouvoirs, plus on peut le considérer comme un appareil idéologique. Prenant prétexte des récentes nominations et accointances entre le gouvernement du Parti québécois et Pierre Karl Péladeau (PKP), Benoit Gaulin brosse un large portrait critique de l’empire Québecor et de son empereur. Après avoir rendu compte des tendances liberticides pour les droits à l’information, à la liberté d’expression et de presse contenues dans le processus de libéralisation-financiarisation-concentration des industries de la communication et de la culture en cours, il en vient à confirmer la thèse selon laquelle les médias sont devenus, au fil du temps, rien de plus qu’un appareil idéologique. Ensuite, il prend au sérieux la métaphore berlusconienne (« une dangereuse berlusconisation de l’État ») évoquée par le journaliste et chroniqueur politique du Devoir, Michel David[iv], et cherche à rendre compte de quelques enjeux relatifs à la « gouvernance entrepreneuriale » de l’État québécois. Enfin, il montre en quoi PKP constitue la figure symbolique de cette confusion contemporaine entre le management de la firme et la domination sociale du discours gestionnaire de l’efficacité.

Sébastien Bouchard prend à bras le corps le phénomène aussi déroutant que désolant de la radio poubelle de Québec. L’auteur tente ici une analyse sociopolitique du phénomène en dressant un portrait des différents clous idéologiques de droite martelés par les animateurs de Radio X. Cherchant à illustrer la nature des propos défendus par ces animateurs, il soutient que le discours populiste de droite propre à la radio poubelle est instrumentalisé à des fins homophobes, racistes, sexistes, ce qui n’est pas sans conséquence sur la population. Bouchard montre alors le paysage qui se déploie quand la gauche perd le micro ou ne parle plus de lutte de classes.

Occultée par le vocabulaire populaire de l’« économie verte » et du « développement durable », la remise en question des moyens de production et de développement semble exclue du discours dominant et peu reprise dans l’espace médiatique. La couverture des enjeux environnementaux, inadéquate aux yeux de certains, conduit à un questionnement concernant la dilution d’un discours critique envers le capitalisme ou traitant d’écologie politique. Le texte de Jacinthe Leblanc et Anipier Maheu propose d’explorer la question à travers l’analyse de la diffusion du discours du Réseau québécois des groupes écologistes (RQGE) et de ses membres afin de déterminer l’étendue et les retombées concrètes d’un discours environnemental à tendance radicale sur l’émergence d’une société écologique.

Finalement, la question des relations entre les Premières Nations et les médias est explorée par André Dudemaine. Il explique que l’invisibilité caractéristique des peuples autochtones du Québec est la résultante d’un discours public qui discrimine, exclut et masque, en prétendant énoncer la vérité. À l’aide de nombreux cas de figure, il décrit les nombreuses méthodes utilisées par le champ médiatique qui, en participant à la construction négative de la figure de l’Amérindien, agissent indéniablement en tant que mécanisme d’exclusion des peuples autochtones.

Simon Tremblay-Pepin soutient pour sa part qu’une campagne de relations publiques intensives a eu lieu entre 2005 à 2010 avec comme objectif de favoriser la hausse des frais de scolarité universitaire au Québec, campagne qui, selon lui, s’est avérée déterminante au moment où la hausse des frais a été formellement proposée lors du premier budget Bachand. Pour tenter de vérifier cette hypothèse, Tremblay-Pepin a étudié plus de 1400 textes publiés à l’époque dans les trois principaux quotidiens québécois. L’analyse préliminaire de l’auteur laisse voir les efforts redoublés de certains individus et organisations pour occuper l’espace public et mettre de l’avant la hausse des droits de scolarité, dont au premier chef les éditorialistes, quasi unanimes, et le quotidien La Presse.

Enfin, le dossier se termine sur une section intitulée Crises et mise en crise : quels rôles pour les médias de masse et les médias alternatifs dans les mouvements sociaux ? Les textes de cette partie se penchent chacun à leur manière sur le rôle politique que devraient jouer l’espace public et les institutions médiatiques dans la formulation des normes communes qui constituent une exigence incontournable dans une société démocratique.

Dans son article « WikiLeaks : journalisme de confrontation et militantisme du libre », Philippe de Grosbois fait la synthèse des révélations mises à jour par l’organisation WikiLeaks depuis sa création en 2006 et soumet des pistes pour évaluer les effets de celles-ci. L’auteur soutient que, par sa manière inédite de combiner les principes et modes d’action issus du mouvement du logiciel libre d’une part, et un journalisme d’investigation combatif d’autre part, WikiLeaks est parvenu à quelques reprises à outrepasser certains culs-de-sac auxquels une bonne partie du journalisme plus conventionnel est confronté, en raison notamment de sa trop grande proximité avec les puissances politiques et économiques. Selon de Grosbois, cela explique les féroces représailles qu’ont connues plusieurs militants de l’organisation, certaines sources et le site Web lui-même, de la part de gouvernements, de banques, de firmes de sécurité privées, et même de journalistes.

L’article de Michel Ratté et Audrey Laurin-Lamothe propose des angles d’observation et de réflexion inusités sur les médias de masse et leurs effets lors de la grève étudiante de 2012. Les auteurEs insistent d’abord sur la difficulté pour les étudiantes et les étudiants à mettre en récit leur grève dans la longue durée en raison de leur dépendance à l’égard d’une donne médiatique ne pouvant qu’atomiser les péripéties vécues au cours de la grève. Paradoxalement, ce phénomène contribuait au sentiment d’une incommensurable contingence des points de vue en partage, qui n’est pas étrangère au processus de production de la « nouvelle en continu » des médias de masse sur laquelle porte la seconde section de l’article. Les auteurEs terminent par une discussion sur la question du doublespeak et de la production médiatique d’une forme aliénante de langage qui, dans leur perspective, doit être différenciée de la novlangue des totalitarismes. Cela aboutit pourtant sur une percée en faveur d’une nouvelle heuristique « conspirationniste » pour la compréhension d’évènements politiques d’envergure.

Daniel Poitras termine en démontrant qu’en dépit des difficultés qu’il a connues, le mouvement étudiant des années 1950 est tout de même parvenu à un certain niveau de reconnaissance, et ce, grâce au journal étudiant de l’Université de Montréal. Dans son texte, il étudie le journal Le Quartier Latin à la fin des années 1950, période durant laquelle le mouvement multiplie les enquêtes empiriques, les sorties dans les médias et accroit sa participation à la sphère publique. Élargissant sa réflexion au-delà des enjeux universitaires, le mouvement étudiant combine habilement insolence, créativité et projet de société pour remettre en cause une démocratie boiteuse et un État providence timide et insuffisant. Rapidement, le mouvement étudiant devient un acteur incontournable au Québec. L’auteur démontre que les parallèles sont nombreux entre le mouvement tel qu’il se présente à cette époque et celui du printemps 2012, notamment à travers des enjeux comme le rôle de l’État, l’accessibilité et l’instrumentalisation de l’université et le potentiel – oscillant entre le réformisme et la révolution – de la classe étudiante.

 

 


[i] Catherine Côté, « La droite dans les médias : une nouvelle légitimité », Bulletin d’histoire politique, vol. 21, n° 1, 2012, p. 161-169.

[ii] Groupe de travail sur le journalisme et l’avenir de l’information au Québec, L’information au Québec. Un intérêt public, Gouvernement du Québec, janvier 2011. Le rapport Payette est disponible à : <www.etatdelinfo.qc.ca/>.

[iii] Ibid., p. 7.

[iv] « La première ministre s’est faite complice d’une dangereuse « berlusconisation » de l’État » a écrit Michel David dans Le Devoir du 20 avril 2013, commentant ainsi la nomination de PKP comme président du conseil d’administration d’Hydro-Québec.

 

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