Marxisme et indianisme

« Je suis une personne qui a vécu son adolescence dans une période de grande instabilité politique : élections, coups d’État, élections, autres coups d’État, dans un contexte fort de mobilisations, de projets, de débats, d’utopies. Je parle de la fin des années 70 et je crois que cela a eu une influence sur mon rapprochement personnel avec la politique et les sciences sociales » [1]. Agé de 46 ans, c’est ainsi qu’Álvaro García Linera, actuel vice-président de la République bolivienne et bras droit du Président aymara Evo Morales décrit son parcours biographique. Inspiré par Pierre Bourdieu, le penseur marxiste péruvien José Carlos Mariátegui ou encore Toni Negri, García Linera est souvent présenté comme l’un des principaux penseurs organiques du gouvernement bolivien et de sa « Révolution démocratique ». Avant de rejoindre le Mouvement au socialisme (MAS), ce mathématicien engagé et sociologue autodidacte orignal, a été lié durant des décennies aux luttes de son pays. Il rejoint, au début des années 1990, l’Armée guerrillera Túpak Katari (EGTK), qui cherchait à alimenter un soulèvement indigène dans le pays. Il y rencontre Felipe Quispe, leader aymara toujours actif et rival d’Evo Morales. La guérilla vaincue, García Linera passera cinq années en prison (1992-1995) au cours desquelles il étudie la sociologie.

Peu connu en Europe dans les milieux universitaires, Linera l’est un peu plus pour son rôle politique de premier plan, depuis le 18 décembre 2005, quand il est élu aux cotés d’Evo Morales, avec 54 % des voix à la tête de la République, signant ainsi plusieurs années de montée en puissance de luttes sociales et indigènes radicales [2] . Linera a actuellement un rôle essentiel de « passeur » entre les deux principales communautés indigènes (aymaras et quechuas), souvent paysannes, et les classes moyennes urbaines dans la construction du projet gouvernemental du MAS ; il est également actif au niveau institutionnel comme intermédiaire entre la présidence et le parlement et sur le plan de l’élaboration théorique. Par exemple, au sein des discussions en cours autour du « socialisme du XXI° siècle », ses déclarations sur la nécessaire constitution -transitoire- d’un « capitalisme ando-amazonien » en Bolivie (et non d’une rupture anticapitaliste) ont aussi donné lieu à de nombreux débats [3], autour d’une notion qui apparaît comme clairement « étapiste » ou neodeveloppementiste. Ce que l’on sait moins, c’est l’importance de son travail sociologique [4] . Dans une réflexion sur les défis de la gauche latino-américaine, Emir Sader n’hésite pas à situer le groupe « Comuna », regroupement d’intellectuels boliviens (bourdieusiens essentiellement, où l’on retrouve Garcia Linera mais aussi Luis Tapia ou Raúl Prada), comme l’un des plus créatifs, depuis le début des années 90, par sa capacité à renouveler la pensée critique du continent du « Che » et de Bolivar. En 2008, l’éditeur Les prairies ordinaires a présenté un texte de Linera, jusqu’alors inaccessible en français, où il expose certaines de ces idées clefs : en Bolivie, « la notion d’égalité est fondamentale parce qu’elle brise les chaînes de cinq siècles d’inégalité structurelle ». Ce texte, qui date de l’année 2000, tentait alors d’élucider les formes spécifiques des mobilisations sociales boliviennes et l’articulation entre la « forme-syndicat », la « forme-communauté », venue de la tradition indigène et la « forme multitude », qui permettrait l’association de diverses classes et identités, unies par une volonté d’action commune, quoique provisoirev. Récemment, la revue Alternatives Sud a, quant à elle, reproduit un texte et un entretien de Garcia Linera dans un intéressant dossier consacré à ce pays andin [5].

En poursuivant cet effort pour faire connaître une riche pensée théorique et afin de poursuivre notre réflexion en faveur d’un marxisme ouvert sur le monde et ses enjeux, Contretemps propose ci-dessous la traduction de « Marxisme et indianisme », texte paru pour la première fois en 2005 (en espagnol). Cette analyse cherche à déceler les relations -et mésententes- entre “deux raisons révolutionnaires”. D’un côté, la pensée marxiste, qui doit ses origines en Bolivie à une rapide diffusion au sein de la classe ouvrière en même temps que le nationalisme révolutionnaire ; un marxisme originel trop souvent mecaniciste et téléologique. De l’autre, l’indianisme [6](et les revendications indigènes) qui vont connaître plusieurs cycles d’expansion jusqu’à s’appuyer, dans les années soixante, sur une « réinvention de l’indianité » et rompre avec le marxisme. Selon Linera, le renouveau viendra à la fin du XX° siècle, dans la chaleur des soulèvements sociaux lors de la « guerre du gaz » et de « l’eau », où le mouvement indigène va s’avéré capable de « s’approprier la mémoire nationale-populaire, marxiste et de gauche forgée lors des décennies précédentes ».

L’intérêt de ce texte n’est donc pas seulement épistémologique, il est aussi politique et historique : il éclaire les changements sociaux des dernières décennies, la crise et la reconfiguration du mouvement ouvrier dans le sillage de la Révolution de 1952, les insurrections populaires de 2000, 2003 et 2005… Il permet de comprendre le MAS « Instrument politique pour la souveraineté des peuples » (MAS-ISP), cette « nouvelle gauche » à la fois modérée, pragmatique, réformiste mais aussi profondément novatrice, réformatrice et populaire. Avec Linera, nous pouvons commencer à décrypter, sous la plume de l’un des acteurs, la transformation politique de l’un des pays les plus pauvres d’Amérique du sud, où la majorité de la population (62%) se reconnaît comme « indigène ». Un espace socio-historique où s’opère le lien entre questions indentitaires/cuturelles et problématiques de classes, entre approches postcoloniales et recherche de transformations post-néolibérales : « Le succès rencontré depuis les années 2000 par la production intellectuelle indianiste ne saurait se comprendre sans être replacée dans l’histoire longue du champ politique national, avec en particulier l’importance d’un mouvement politique, syndical et intellectuel dénommé katarisme, en référence à la figure du rebelle indigène de la fin du 18e siècle, Túpac Katari. […] La spécificité de gauche bolivienne incarnée par le Movimiento al socialismo (MAS) d’Evo Morales, n’est pas seulement d’avoir capitalisé sur le plan électoral les bénéfices des protestations sociales contre les politiques néolibérales : elle est d’avoir repris à son compte les revendications des populations dites « originaires », en redonnant un rôle central à la figure de « l’indien » luttant pour la réhabilitation d’une identité opprimée par cinq cent ans de domination coloniale » [7]. Penser la rapport entre indianisme et marxisme signifie donc revenir de manière critique sur un certain marxisme… mais aussi un certain indianisme !

Comme le remarque Charles André Udry, la tradition analytique de la gauche radicale a pendant longtemps vu dans le mineur bolivien qu’un prolétaire et non pas un « indien » prolétarisé et a eu, ainsi, du mal à comprendre la centralité de la question indigène pour mener toute politique d’émancipation dans cette région du monde. Cette vision unilatérale a été confortée, en partie, par l’importante œuvre du marxiste bolivien Guillermo Lora et l’analyse ouvriériste qui s’exprime dans les fameuses « Thèses de Pulacayo » [8]. Cependant, les contre-réformes néolibérales, la crise des mines et de la gauche révolutionnaire (dont le Parti ouvrier révolutionnaire), ainsi que le renouveau du mouvement indigène confirmeront nombre d’analyses de Garcia Linera. La recomposition partielle de la gauche autour de thématiques identitaires a finalement débouché sur le succès électoral de 2005. Mais ce phénomène n’en est pas moins assez contradictoire, bien que Linera n’aborde pas vraiment cette question épineuse et qu’il n’opère pas dans le texte présenté ici un retour (auto)critique sur les limites du projet du MAS : le discours indigéniste et l’indianisme modéré -désormais au gouvernement- tendent parfois en retour à gommer les dimensions du conflit de classe qui traversent le pays… De plus, comme le notent Do Alto et Poupeau, « le problème de la prééminence -quand bien même serait-elle seulement rhétorique- des thématiques identitaires au sein d’une politique de transformation sociale est qu’elle laisse inévitablement de côté ceux qui ne correspondent pas aux nouvelles normes de gouvernement, quelle que soit la légitimité de la cause soutenue » [9] . Le MAS a été constitué par les dirigeants d’organisations paysannes et indigènes, mettant ainsi au second plan certains secteurs sociaux urbains et métis, ainsi que le mouvement ouvrier « historique ». Ceux-ci, dont tout particulièrement la Centrale ouvrière bolivienne (COB), critiquent régulièrement l’indianisation de la question sociale et se sont mobilisés, à plusieurs reprises, contre les politiques publiques indigénistes ou jugées comme pas assez audacieuses d’Evo Morales. Le Mouvement au socialisme (MAS) incarne un « pluri-nationalisme » progressiste, partiellement ethnicisé, qui cherche à occuper un espace laissé vide par la crise du nationalisme-populaire et du mouvement ouvrier révolutionnaire des années 50-70, tout en incarnant la figure du « gouvernement des mouvements sociaux ». Cette volonté de construire une Etat plurinational démocratique et « postlibéral » s’affronte à une oligarchie qui veut en finir, coûte que coûte, avec une « refondation » qui met à mal plusieurs siècles d’hégémonie (sociale et « raciale ») sans partage. Au-delà des élections présidentielles de début décembre 2009, ce processus de transformation pour s’attaquer à la racine de capitalisme dépendant aura besoin d’une véritable syncrétisme créateur entre marxisme critique et indianisme démocratique, d’une plus forte articulation entre mobilisations ouvrières et mouvement indigène : c’est-à-dire d’une fusion entre luttes contre l’oppression et combat contre l’exploitation. Cette rencontre et ce débat, auxquels nous invite ici Garcia Linera, capables « d’articuler les processus de production d’ordre local avec ceux de caractère universel », devraient avoir toute sa place pour approfondir l’expérience bolivienne et ouvrir de nouveaux champs d’expérimentation collective en ce début de XXI siècle.

Franck Gaudichaud

Indianisme et marxisme : la non-rencontre de deux raisons révolutionnaires*

Au siècle dernier, cinq grandes idéologies ou « conceptions du monde » de caractère contestataire et émancipateur se sont développées en Bolivie.

L’anarchisme fut le premier de ces discours d’émancipation sociale. Il réussit à articuler les expériences et les revendications de couches laborieuses dans l’artisanat, la petite industrie et le commerce. Présent dès la fin du XIXe siècle dans certains quartiers ouvriers, son influence atteignit son apogée dans les années 1930 et 1940.

Une deuxième idéologie plonge ses racines dans les expériences des siècles précédents, que nous pourrions appeler indianisme de résistance. Elle est apparue après la défaite en 1899 du soulèvement et du gouvernement indigènes dirigés par Zárate Willka et Juan Lero. Défait par la répression, le mouvement adopta une attitude conduisant au renouvellement du pacte de reconnaissance de l’autorité de l’Etat, sur le terrain de la défense des terres communautaires et de l’accès au système éducatif. Le mouvement indigène, principalement aymara, pratiqua alternativement la négociation, menée par ses autorités traditionnelles, et des soulèvements occasionnels. Vers le milieu du siècle dernier, il perdit son influence avec le développement du nationalisme révolutionnaire.

Le nationalisme révolutionnaire et le marxisme originel sont deux discours politiques qui émergent simultanément et vigoureusement après la guerre du Chaco, dans des secteurs relativement proches (classes moyennes cultivées), sur des revendications similaires (modernisation économique et construction d’un Etat national) et face à un adversaire commun (le vieux régime oligarchique et patronal). A la différence de ce marxisme naissant, pour lequel la question du pouvoir relève d’une rhétorique construite sur la fidélité canonique aux textes fondateurs, le nationalisme révolutionnaire, dès ses origines, apparaît comme une idéologie porteuse d’une volonté claire de résoudre la question du pouvoir par la pratique. Ce n’est donc pas un hasard si cette idéologie a rencontré un écho chez les officiers et si plusieurs de ses figures, tel Paz Estenssoro, ont participé à des gouvernements militaires éphémères et progressistes, qui ont conduit à l’affaiblissement de l’hégémonie conservatrice de l’époque. De même, par la suite, les nationalistes révolutionnaires se sont engagés très activement dans des soulèvements populaires (1949) et dans des coups d’Etat (1952), mais également dans la participation à des élections : autant d’illustrations de leur claire ambition d’exercer le pouvoir. Le MNR (Mouvement nationaliste révolutionnaire) a pris la direction du mouvement révolutionnaire en 1952, en s’affirmant par ses actions et ses propositions pratiques. Il a réussi à faire du projet dont il était porteur une conception de la société enracinée dans l’Etat, avec une réforme morale et intellectuelle qui a instauré pendant trente-cinq ans une hégémonie politico-culturelle sur la totalité de la société bolivienne, aussi bien sous les régimes militaires que civils qui se sont succédé sur cette période.

Le marxisme originel

S’il est vrai qu’on peut parler de la présence d’une pensée marxiste dès les années 1920, le marxisme, comme culture politique visant à conquérir une hégémonie politique, ne se développe que dans les années 1940, avec l’action politique du PIR (Parti de la gauche révolutionnaire), du POR (Parti ouvrier révolutionnaire) et les productions intellectuelles de leurs dirigeants (Guillermo Lora, José Aguirre Gainsborg, José Antonio Arce, Arturo Urquidi, etc.). L’apparition du marxisme et sa diffusion dans la société ont été marquées par deux processus constitutifs. Il s’agit d’abord d’une production idéologique directement liée à la lutte politique, ce qui a conjuré la tentation d’un « marxisme académique ». Les principaux intellectuels qui s’inscrivent dans ce courant participent à l’action politique, que ce soit dans la lutte parlementaire ou l’organisation des masses, ce qui explique à la fois les limitations théoriques de leur production intellectuelle et l’articulation permanente de leurs réflexions avec les événements politiques qui affectent la société.

Le deuxième élément remarquable de ces débuts du marxisme tient à la diffusion dans le monde du travail du marxisme en même temps que du nationalisme révolutionnaire. Ce qui fait suite à une modification de la composition de classe des noyaux économiquement les plus significatifs du prolétariat des mines et des usines de Bolivie : on passe de « l’ouvrier du petit artisanat » à « l’ouvrier de la grande industrie ». Il s’agit donc d’un prolétariat qui intériorise la rationalité technique de la modernisation capitaliste de la grande industrie, et qui subjectivement est prêt à adhérer à une raison universelle guidée par la foi dans la technique comme principale force productive, l’homogénéisation des classes laborieuses et la modernisation industrielle du pays […] Et c’est sur cette nouvelle subjectivité prolétarienne au centre des activités économiques essentielles du pays que le marxisme, porteur de ce discours de rationalisation modernisatrice de la société, réussit à s’enraciner pour des décennies.

Le marxisme de cette première époque est, sans l’ombre d’un doute, une idéologie de modernisation industrielle du pays sur le plan économique et de consolidation de l’Etat national sur le plan politique. Au fond, tout le programme révolutionnaire des différents marxismes de cette période, jusqu’aux années 1980, est fondé sur des objectifs similaires. Le marxisme a pu former une culture politique répandue chez les ouvriers, les salariés, les étudiants, fondée sur la primauté de l’identité ouvrière sur toute autre identité, sur la conviction du rôle progressiste de la technologie industrielle dans la structuration de l’économie, du rôle central de l’Etat dans la propriété et la distribution de la richesse. Elle postule également la nationalisation culturelle de la société dans ces moules et le statut « subordonné », d’un point de vue historique aussi bien que de classe, des sociétés paysannes majoritaires dans le pays.

Cette conception moderniste et téléologique de l’histoire, généralement puisée dans les manuels d’économie et de philosophie, a créé un blocage cognitif et une impossibilité épistémologique au regard de deux réalités à l’origine d’un autre projet d’émancipation qui finira par prendre le dessus sur l’idéologie marxiste elle-même : les thématiques paysanne et ethnique du pays.

La lecture de classe du monde paysan que livre le marxisme ne provient pas d’une subsomption formelle et réelle, qui aurait permis de mettre au jour les conditions d’exploitation de ce secteur productif, mais d’un schéma qui à priori considère déterminant le rapport à la propriété, et range ainsi des producteurs directs dans la catégorie de « petits-bourgeois », à l’engagement révolutionnaire douteux du fait de leur attachement à la propriété.

Pour ce marxisme-là il n’y avait ni Indiens ni communautés, et une des plus riches sources de la pensée marxiste classique s’est trouvée ainsi bloquée, et par là même rejetée comme outil interprétatif de la réalité bolivienne. Cette posture a en outre conduit l’indianisme politique naissant à s’affirmer dans la lutte idéologique face aux courants nationalistes aussi bien que marxistes, les uns et les autres rejetant et déniant tout caractère de force productive politique – propre à régénérer la structure sociale – aux thématiques communautaire agraire et ethnique nationale.

En définitive, c’est à un marxisme nouveau qu’incombera une lecture beaucoup plus profonde de la thématique indigène et communautaire, un marxisme critique et libéré d’une problématique étatiste qui, dès la fin du XXe et au début du XXIe siècle, s’appuyant sur les réflexions d’un René Zavaleta, cherche à réconcilier indianisme et marxisme, un marxisme capable d’articuler les processus de production d’ordre local avec ceux de caractère universel.

L’indianisme

Le droit de vote universel, la réforme agraire – qui mit fin au latifundium dans l’altiplano et les vallées –, le droit à l’éducation gratuite et universelle, ont fait des idéaux du nationalisme révolutionnaire l’horizon d’une époque qui a intégré une bonne partie de l’imaginaire des communautés paysannes. Elles ont trouvé dans cette forme de citoyenneté, de reconnaissance et de mobilité sociale, un élan d’unification nationale et culturelle, capable d’instiller et de diffuser le programme national ethnique de résistance élaboré depuis des dizaines d’années. Ce fut une époque de disparition de la référence ethnique dans l’idéologie et le discours paysans, un pari sur l’intégration voulue dans le projet de cohésion culturelle métisse inspiré par l’Etat et la conversion des syndicats paysans naissants en base sociale de l’Etat nationaliste, aussi bien dans sa période démocratique de masse (1952-1964) que dans la première étape de sa phase dictatoriale (1964-1974). Cette période d’hégémonie nationale étatique trouve sa base matérielle dans la différenciation sociale croissante dans les campagnes, l’exode rapide vers les villes grandes et moyennes et la flexibilité du marché du travail urbain, avec la croyance en la réussite d’une mobilité rurale-urbaine permettant les accès à un travail salarié stable et à l’enseignement supérieur comme mécanismes d’ascension sociale. Les premiers échecs dans la modernisation économique et la nationalisation de la société commencèrent à se manifester dans les années1970, quand l’ethnicité – le nom, la langue, la couleur de peau – retrouva une actualité chez les élites dominantes en tant que facteur, parmi d’autres, de sélection par la mobilité sociale. Il s’agissait d’un retour de la vieille logique coloniale d’inclusion et d’exclusion sociale qui, conjointement aux réseaux sociaux et aux moyens matériels, se trouvait au cœur de l’ascension comme de la déchéance sociale. C’est ce qui a conduit, avec l’étroitesse du marché du travail moderne, incapable d’accueillir l’immigration croissante, à créer un espace où apparaît la possibilité de voir ressurgir une nouvelle vision indianiste du monde qui, au long de ces décennies, a connu différentes périodes : les années de formation, la période d’intégration étatique et la conversion en stratégie de pouvoir.

Naissance de l’indianisme katariste

La première période est celle de la gestation de l’indianisme katariste. Il apparaît sous la forme d’un discours politique qui revisite de façon systématique l’histoire, la langue et la culture. C’est un discours de dénonciation et d’interpellation. S’appuyant sur l’histoire récente, il proclame l’impossibilité de réaliser les objectifs de citoyenneté, de métissage, d’égalité politique et culturelle qui avaient permis au nationalisme de trouver l’écoute du monde indigène paysan en 1952.

L’apport fondamental de cette période est la réinvention de l’indianité, non plus comme stigmate mais comme sujet émancipateur, comme dessein historique, comme projet politique. Il s’agit d’une authentique renaissance de la parole indianiste, qui réinvente et revendique son histoire, son passé, ses pratiques culturelles, ses carences, ses valeurs, ce qui conduira à lui donner des formes d’auto-identification et d’organisation.

Dès l’abord, l’indianisme rompt des lances contre le marxisme, avec la même véhémence que contre le christianisme, tous deux étant considérés comme les principales composantes idéologiques de la domination coloniale contemporaine.

Avec son renforcement comme vecteur d’opposition, le discours katariste connaît alors une différenciation en plusieurs grandes composantes. Il s’agit d’abord de la composante syndicale qui donne lieu à la formation de la CSUTCB (Confédération syndicale unifiée des travailleurs paysans de Bolivie). Celle-ci sanctionne la rupture du mouvement des syndicats paysans avec l’Etat nationaliste en général et, plus particulièrement, avec le pacte militaro-paysan à l’origine de la tutelle militaire sur l’organisation paysanne. Il s’agit ensuite de la composante partidaire avec la formation du PI (Parti indien) à la fin des années 1960, mais aussi du MITKA (Mouvement indien Túpak Katari) et du MRTK (Mouvement révolutionnaire Túpak Katari) qui ont participé, sans succès, à diverses élections jusqu’à la fin des années 1980. La troisième composante, enfin, ni syndicale ni politique, est un courant universitaire qui se consacre à l’historiographie et à la recherche en sociologie. Il s’évertue à mener à bien, de façon rigoureuse, cette révision de l’histoire ancrée dans l’étude des soulèvements, du pouvoir des caudillos et des revendications indigénistes, du temps de la Colonie jusqu’à nos jours.

Cette période de formation du discours élitaire de l’identité aymara connaît une deuxième période avec, dès le début des années 1980, un phénomène lent mais croissant de décentralisation du discours : les idéologues et les militants de l’indianisme katariste se fragmentent en trois grands courants. Un courant culturaliste qui se réfugie dans le domaine de la musique, de la religiosité, connu aujourd’hui sous le nom de pachamámicos. Un deuxième, moins urbain que le précédent, est identifié à un discours politique intégrationniste, dans la mesure où il brandit la revendication de l’indigène comme force de pression pour obtenir une certaine reconnaissance dans le cadre des institutions en place. Son discours fait de l’indigène un sujet contestataire, en demande de reconnaissance de la part de l’Etat, affirmant une volonté de s’intégrer au cadre institutionnel et citoyen, mais sans perdre pour autant son particularisme culturel. C’est l’aile katariste du mouvement de revendication de l’indianité qui donne corps à ce courant. L’indigène incarne le déni d’égalité par l’Etat : l’appartenance culturelle (aymara et quechua) devient signe d’une identité qui implique l’absence de droits (l’égalité), d’avenir (une citoyenneté intégrale), de reconnaissance identitaire (le multiculturalisme).

Une troisième variante de ce discours indianiste katariste est de caractère strictement national indigène. Il ne s’agit pas de demander à l’Etat le droit à la citoyenneté mais de proclamer que ce sont les indigènes eux-mêmes qui doivent, parce qu’ils le veulent, exercer le pouvoir d’Etat. Cet Etat, précisément par son caractère indien, devra être un Etat différent, une République différente, dans la mesure où l’Etat républicain actuel est une structure de pouvoir fondée sur l’exclusion et l’extermination des indigènes.

Dans cette conception, l’indigène apparaît non seulement comme un sujet politique, mais aussi comme un sujet de pouvoir, de commandement, de souveraineté. Au départ, ce discours prend la forme d’un panindigénisme, dans la mesure où il se réfère à une même identité indienne s’étendant tout au long du continent, au-delà de certaines variations régionales. Cette vision transnationale de la structure civilisatrice indigène est porteuse d’un puissant potentiel imaginaire dans la mesure où elle minimise les différences au sein de la réalité indigène et les multiples stratégies d’intégration, d’absorption ou de résistance adoptées par chaque nationalité indigène dans le cadre des divers régimes républicains qui se sont succédé depuis le siècle dernier. Un courant à l’intérieur de cette option indianiste, représenté par Felipe Quispe et l’organisation Ayllus Rojos, est à l’origine de deux nouveaux apports.

Le premier est la reconnaissance d’une identité populaire bolivienne résultant de siècles de métissages culturels et sociaux mutilants dans les différentes régions urbaines et rurales. Cette vision conduit à considérer les formes d’identités populaires boliviennes – ouvrières et, jusqu’à un certain point, paysannes -, selon les régions, comme autant de sujets collectifs avec lesquels il faut établir des politiques d’alliance, des accords de reconnaissance mutuelle etc. Tel est le contenu politique de ce qu’on a dénommé « les deux Bolivie ».

Le deuxième est la reconnaissance de la spécificité de l’identité indigène aymara. L’indien aymara apparaît très nettement comme identité collective et comme sujet politique postulant à l’auto-gouvernement, à l’autodétermination. Cela permet de centrer le discours en fonction de territoires spécifiques, de groupes de population identifiables et de systèmes de pouvoir et de mobilisation plus cohérents et mieux circonscrits que ceux de la panindianité. On peut alors affirmer qu’avec cette conception l’indien et l’indianisme relèvent d’un discours strictement national : celui de la nation indigène aymara.

La cooptation étatique

La deuxième période de la construction du discours national indigène est celle de la cooptation par l’Etat. Elle débute à la fin des années 1980, alors qu’on traverse une période de grande frustration politique pour les intellectuels et les militants du mouvement indigène, et dans la mesure où leurs tentatives d’offrir aux secteurs indigènes syndicalisés une expression électorale ne donnent pas les résultats escomptés.

La société et les partis de la gauche marxiste assistent à l’effondrement brutal de l’identité et de la force de la masse prolétarienne syndicalement organisée. L’adoption et la réélaboration d’un discours ethniciste leur apparaissent alors comme une option alternative. Mais la structure conceptuelle par laquelle cette gauche en déclin se tourne vers la construction du discours indigène l’empêche de s’approprier la totalité de la structure logique de cette conception, ce qui aurait exigé un démontage de l’armature coloniale et avant-gardiste qui caractérisait la gauche de l’époque.

Le MNR est le parti politique qui identifie le plus clairement la signification de l’expression d’un nationalisme indigène, son caractère subversif, mais aussi les faiblesses qui traversent le mouvement indigène. En s’alliant avec Víctor Hugo Cárdenas et une série d’intellectuels et de militants du mouvement indigène, le MNR convertit en politique d’Etat la reconnaissance rhétorique de la multiculturalité du pays. La loi de participation populaire instaure des mécanismes d’ascension sociale locale capables d’assimiler le discours et l’action d’une bonne part de l’intelligentsia indigène dont le mécontentement s’accroît. Si cette loi a contribué, ici ou là, à un renforcement sensible des organisations syndicales locales qui ont su s’affirmer électoralement sur la scène nationale, elle peut aussi être vue comme un mécanisme sophistiqué de cooptation de dirigeants et de militants locaux qui commencent à situer et impulser leurs luttes et leurs formes organisationnelles dans le cadre des communes et des instances indigénistes créées spécifiquement par l’Etat. A l’identité indigène autonome, établie sur la structure organisationnelle des « syndicats » formée dès les années 1970, s’oppose ainsi une fragmentation kaléidoscopique d’identités, ayllus, communes et « ethnies ».

A l’exception de la grande marche de 1996 contre la loi de l’Institut national de la réforme agraire, le sujet des luttes sociales s’est déplacé de l’altiplano aymara vers les zones de culture de la coca du Chapare, où prédomine un discours de type paysan intégrant certains traits culturels indigènes.

L’indianisme des années 1990

La troisième période de ce nouveau cycle indianiste, à la fin du XXe et au début du XXIe siècle, peut être caractérisée comme une stratégie de pouvoir. L’indianisme cesse alors d’être une idéologie de résistance face à la domination et s’élargit en une conception du monde globalisante, qui cherche à disputer la direction culturelle et politique de la société à l’idéologie néolibérale qui avait prévalu au cours des deux décennies précédentes. En fait, on peut affirmer que la conception émancipatrice du monde la plus importante et la plus influente dans la vie politique du pays est aujourd’hui l’indianisme : c’est le cœur de la problématique et de l’organisation de ce que nous pouvons appeler la « nouvelle gauche ».

La base matérielle du rôle historique qu’assume l’indianisme repose sur la capacité de soulèvement des communautés, celles-ci réagissant localement à un processus, patent dès les années 1970, de détérioration et de décadence croissantes des structures communautaires paysannes et des mécanismes de mobilité sociale ville-campagne. Les réformes néolibérales de l’économie ont eu depuis une influence dramatique sur le système des prix régissant les rapports économiques ville-campagne. Avec la chute de la productivité de l’agriculture traditionnelle et l’ouverture de la libre importation de marchandises, les termes de l’échange systématiquement défavorables à l’économie paysanne se sont dramatiquement dégradés, comprimant le pouvoir d’achat, la capacité d’épargne et de consommation des familles paysannes. Il faut encore ajouter l’étranglement du marché du travail urbain et une baisse du niveau de revenus offert par les rares activités productives urbaines qui apportent régulièrement un complément de revenus aux familles paysannes. Cela réduit la complémentarité ville-campagne en termes d’emploi qui permettait aux familles paysannes d’élaborer leurs stratégies de survie collective.

Avec le blocage des mécanismes de mobilité sociale internes et externes aux communautés – les migrations se sont accélérées ces dernières années, mais avec un accroissement de la double résidence pour les communautés appartenant à des zones rurales bénéficiant de conditions de production qui assurent leur relative subsistance (à la longue, ces zones seront celles où la mobilisation paysanne indigène sera la plus forte) –, le début des révoltes et de l’expansion de l’idéologie indianiste coïncide avec le moment où les réformes de libéralisation de l’économie ont un impact brutal sur deux éléments essentiels de la reproduction des structures communautaires agraires et semi-urbaines : l’eau et la terre.

La détérioration croissante de la structure économique traditionnelle de la société rurale et de la société urbaine a donné lieu à un renforcement des liens communautaires en tant que mécanismes garantissant une sécurité élémentaire et une survie collective. La politisation qu’introduit l’indianisme dans les questions de culture, de langue, d’histoire ou de couleur de peau – celles précisément que la « modernité » urbaine utilise pour verrouiller et légitimer les mécanismes d’inclusion et de mobilité sociale –, donne corps à une idéologie communautariser d’émancipation qui produit une érosion rapide de l’idéologie néolibérale. Cet indianisme a donné une cohésion à un mouvement de masse, mobilisable dans le champ insurrectionnel comme électoral, en réussissant à donner à ce discours une expression politique et à se renforcer en tant qu’idéologie au niveau national. Cet indianisme, en tant que stratégie de pouvoir, présente aujourd’hui deux visages : une composante modérée, le MAS (Mouvement vers le socialisme) et l’IPSP (Instrument politique pour la souveraineté des peuples), et une composante radicale, le MIP (Mouvement indigène pachakutik).

La composante modérée a pour base les syndicats paysans du Chapare en butte aux politiques d’éradication des cultures de coca. Par leur discours spécifiquement paysan qui a pris tout récemment des accents plus ethniques, les syndicats cocaleros ont réussi à déployer tout un éventail d’alliances flexibles et multiformes. Le projet d’inclusion des peuples indigènes dans les structures de pouvoir et l’accent mis davantage sur des positions anti-impérialistes permettent de caractériser ce courant comme indianiste de gauche. Il s’est en effet avéré capable de s’approprier la mémoire nationale populaire, marxiste et de gauche, forgée lors des décennies précédentes, ce qui lui a permis d’accroître son influence dans les zones urbaines, de l’étendre à de multiples secteurs et à plusieurs régions. Cette composante est devenue la principale force politique parlementaire de gauche et la principale force électorale dans les municipalités du pays.

De son côté, le courant indianiste radical défend un projet d’indianisation totale des structures du pouvoir politique. Même si la problématique paysanne fait toujours partie du répertoire discursif de cet indianisme, toutes ses revendications sont construites et régies par l’identité ethnique (les « nations premières aymaras et quechuas »). Ainsi ce courant ne s’est développé que dans le monde spécifiquement aymara, urbain-rural, et on peut le caractériser comme un type d’indianisme national aymara.

Tous deux présentent cependant des caractéristiques communes.

1- Leur base sociale organisée est formée par les syndicats et les communautés agraires indigènes.

2- Leurs « partis » ou « instruments politiques » parlementaires sont la résultante de coalitions constituées par des syndicats paysans et, dans le cas du MAS, urbains populaires, qui s’unissent pour accéder à une représentation parlementaire. La triade « syndicat-masse-parti », si caractéristique de l’ancienne gauche, est écartée au profit d’une lecture du « parti » comme extension parlementaire du syndicat.

3- Leurs directions et une bonne partie de leur intelligentsia (plus largement en ce qui concerne le MIP) sont des indigènes aymaras ou quechuas qui vivent directement de leur production, ce qui donne à leur incursion dans le champ politique la forme d’une auto-représentation, simultanément de classe et ethnique.

4- L’identité ethnique, à vocation d’intégration pour les uns ou d’autodétermination pour les autres, constitue la base discursive du projet politique qui les confronte à l’Etat et interpelle l’ensemble de la société, y compris le monde ouvrier salarié.

5- Si la démocratie constitue le cadre où se déploient leurs revendications, ils sont porteurs d’un projet d’élargissement et de complexification de la démocratie par l’exercice de logiques organisationnelles non-libérales et l’affirmation d’un projet de pouvoir fondé sur un type de co-gouvernement des nations et des peuples. Au-delà de leurs différences notables et de leurs oppositions, force est donc de constater que ces deux courants connaissent des trajectoires politiques similaires.

*Ce texte est la traduction de la version – légèrement réduite – de l’article d’Alvaro García Linera, « Indianismo y marxismo – El desencuentro de dos razones revolucionarias », publiée par la revue El Viejo Topo, n° 241, février 2008 – Traduction Robert March.

Notes

[1] Pablo Stefanoni, Franklin Ramirez, « Nous ne pensons pas au socialisme mais à une révolution démocratique décolonisatrice profonde », Entretien avec Alvaro Garcia Linera, Página 12, Argentine, 10 avril 2006, Traduction : Diane Quittelier (www.risal.collectifs.net). type=”text/css”

[2] Sur cette question voir en français : Hervé Do Alto & Pablo Stefanoni, Nous serons des millions — Evo Morales et la gauche au pouvoir en Bolivie, Éditions Raisons d’Agir, Paris, 2008 et Denis Rolland, Joëlle Chassin (coord.), Pour comprendre la Bolivie d’Evo Morales, L’Harmattan, Paris, 2007.

[3] Voir les commentaires d’Eric Toussaint : « Bolivie : capitalisme andino-amazonien ? », Inprecor, N°553-554, octobre 2009, pp. 22-26.

[4] Sur son parcours, on lira avec profit l’anthologie de textes présentée par Pablo Stefanoni : Álvaro García Linera, La potencia plebeya : acción colectiva e identidades indígenas, obreras y populares en Bolivia, comp. P. Stefanoni, Bogotá, Siglo del Hombre Editores/Clacso, 2009, http://bibliotecavirtual.clacso.org….

[5] Alternatives Sud, « La Bolivie d’Evo. Démocratique, indianiste, socialiste ? », Vol. 16, N°3, Syllepse/CETRI, Paris, 2009

[6] L’indianisme est la plupart du temps considéré comme une idéologie issue des populations originaires, mettant en avant la revendication d’une identité spécifique et dont le groupe mobilisé cherche à assurer la promotion sur le plan politique, alors que l’indigénisme renvoie davantage à un discours intellectuel et institutionnel visant à intégrer les populations « indigènes » à un projet de construction nationale, souvent paternaliste et dominé par des élites blanches ou métisses.

[7] Franck Poupeau, Hervé Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », Civilisations, 58-1, 25 septembre 2009, http://civilisations.revues.org/ind….

[8] Charles André Udry présentation de : C. Rudel, « Du colonialisme à l’indianisme », A l’Encontre, 17 avril 2007, www.alencontre.org/Bolivie/B…. En 1946, le congrès extraordinaire de la Fédération syndicale des travailleurs mineurs réuni à Pulacayo adopte des thèses historiques, fortement influencées par le Parti Ouvrier Révolutionnaire (fondé en 1934, membre de la IVème Internationale). La première thèse affirme : « le prolétariat, en Bolivie comme ailleurs, constitue la classe sociale révolutionnaire par excellence », annonçant ainsi la grande révolution de 1952.

[9] Franck Poupeau, Hervé Do Alto, « L’indianisme est-il de gauche ? », Op. Cit.

Les opinions exprimées et les arguments avancés dans cet article demeurent l’entière

 

 

Alvaro Garcia Linera : «Le mouvement indigène bolivien a acquis la capacité de former un bloc historique dans le sens gramscien»
 

AUTEUR:  Eva Usi, 22 novembre 2006

Traduit par  Traduit par Gérard Jugant et révisé par Fausto Giudice

 

Le mouvement indigène bolivien a acquis une grande habileté et souplesse pour élaborer de multiples alliances avec d’autres secteurs, comme les ouvriers, les classes moyennes, les petits patrons. Autrement dit, il a acquis la capacité de former un bloc historique dans le sens gramscien.

Berlin, 21 novembre 2006. Alvaro Garcia Linera, vice-président de Bolivie, a l’aspect d’un universaire à l’allure élégante et aux manières simples. Depuis le début de cette année cet ex-guérillero, sociologue et mathématicien, dirige avec Evo Morales et leur Mouvement vers le socialisme (MAS) le premier gouvernement indigène de Bolivie, dont la proposition est de refonder le pays en le dotant d’une nouvelle Constitution qui fasse participer les groupes ethniques aux décisions du pays, avec l’utilisations des ressources énérgétiques pour lutter contre la pauvreté.
Garcia Linera dit que jamais il n’avait imaginé exercer une charge publique d’une telle responsabilité. “C’est une expérience qui, par l’intensité et le défi qu’elle représente, me rappelle l’élan intellectuel, la fraîcheur et l’intensité que j’ai vécu il y a 20 ans quand j’étudiais les mathématiques à l’Université Nationale Autonome de Mexico”, affirme t-il lors d’une conversation avec La Jornada au cours de son premier voyage officiel en Europe.
A l’âge de 44 ans, il a derrière lui cinq années de prison. Il a grandi dans une nation convulsionnée par une grande instabilité politique, où après chaque élection il y avait un coup d’État. La Bolivie, le pays de prédilection de Simon Bolivar, dénombre en moins de 200 ans de vie indépendante 189 coups militaires. Il conserve de manière indélébile dans la mémoire une grande mobilisation qui, en 1979, allait  marquer à jamais son engagement ultérieur pour la cause indigène.
“Ce fut le premier grand blocus indigène et il me frappa énormément parce qu’il n’obéissait pas aux consignes de la Centrale Ouvrière Bolivienne (COB), que dirigeait à l’époque le leader ouvrier Juan Lechin, un syndicaliste qui avait une grande force politique. La mobilisation, qui paralysa la ville de La Paz où je vivais, et réveilla dans la société paceña (habitants de La Paz) une série de peurs et d’inquiétudes, provoqua chez moi un intérêt qui par la suite s’est transformé en obsession, laquelle est là aujourd’hui encore”, assure le vice-président.
Ses expériences au Mexique et en Amérique centrale, où il a vécu de près la formation et le développement de guérillas rurales, l’ont marqué également. “Le rôle politique du monde agraire paysan m’est apparu clairement et, dans le cas de l’Équateur, celui de la composante indigène dans les luttes sociales”, ajoute t-il.
L’aspect théorique est venu  de la réflexion à partir du marxisme sur la question nationale et agraire, ainsi que de la proximité avec les anciens militants du mouvement indigène Tupac Katari et du Mouvement Révolutionnaire Tupac Amaru. “C’est l’addition de ces divers éléments historiques, intellectuels et vécus, qui ont fait que la question indigène est une obsession toujours présente en moi”, souligne Garcia Linera.

-Le mouvement indigène bolivien est-il un exemple à suivre par d’autres pays à forte population indigène, comme le Mexique ?

Le mouvement indigène bolivien a acquis  une grande habilité et souplesse pour élaborer de multiples alliances avec d’autres secteurs indigènes et non indigènes. Autrement dit, il a acquis la capacité de former un bloc historique dans le sens gramscien du terme autour du noyau indigène mais en incorporant des secteurs non indigènes, ouvriers, des classes moyennes, des secteurs de petits entrepreneurs, ce qui a permis de transformer sa force en un leadership national et en force électorale.
“En dialogue direct avec le mouvement indigène mexicain  se trouve la volonté de pouvoir dans le sens fort du terme. Les mouvements indigènes boliviens de manière pratique ont proposé de changer le monde en prenant et changeant le pouvoir. La prise du pouvoir par des mouvements sociaux est une des expériences les plus avancées dans le monde dans un contexte d’humilité et de simplicité qu’il faut maintenir. C’est une expérience très remarquable qui modifie les discussions théoriques de Toni Negri, John Holloway et d’autres figures qui réfléchissent sur les actions émancipatrices de la société”.

-On entend à nouveau des rumeurs de coup d’État…
La première quinzaine d’octobre a été le moment le plus conflictuel de nos 10 mois de gouvernement, quand nous avons reçu l’information digne de foi des organes de l’Etat que certains membres de l’opposition commençaient à frapper aux portes des casernes, suggérant aux officiers la possibilité de réduire le mandat d’Evo Morales. Ils ont été éconduits et des officiers sont venus nous prévenir. Ce sont là des événements très graves qui font l’objet d’une enquête, mais avec la dénonciation des militaires l’affaire s’est enlisée. Depuis la signature des contrats avec les entreprises pétrolières nous vivons un moment de certaine tension mais de caractère secondaire.

-Qu’en est-il du projet bolivien d’intégration dans la Communauté Andine des Nations (CAN) et dans le Marché Commun du Sud (Mercosur) ?
Il nous faut chercher la consolidation des blocs étatiques qui nous placent en meilleure position dans le scénario de blocs régionaux qui aujourd’hui conduisent les processus de globalisation économique et commerciale. Ni le Mercosur ni la CAN, les deux plates-formes que nous avons en Amérique latine, ne sont au mieux actuellement. Le retrait du Chili et du Venezuela de la CAN en protestation de la négociation par le Pérou et la Colombie de Traités de Libre Commerce avec les USA, a affaibli énormément le bloc régional, néanmoins il est possible de parvenir à réunifier la CAN, la respectant mais laissant de côté ces sujets, pour renforcer d’autres sujets d’intérêt commun comme la négociation d’un accord d’intégration avec l’Union Européenne.
“Les frictions entre l’Uruguay et l’Argentine, et l’Argentine et le Brésil ont affaibli le Mercosur, mais nous espérons qu’elles pourront être résolues. La CAN et le Mercosur sont des processus d’intégration de premier niveau, nous voulons les faire avancer, mais nous voulons aussi avancer dans un processus d’intégration de deuxième niveau, celui de toute la communauté sud-américaine”.
-Avec les hydrocarbures comme pierre angulaire ?
En décembre se tiendra une rencontre de la communauté sud-américaine et nous croyons qu’il faut à la fois avoir des rêves et des attitudes réalistes et audacieuses. Visons à une communauté sud-américaine à moyen et long terme et travaillons à des réseaux d’unification pratique. Nous avons déjà un premier réseau avec les routes de l’IIRSA (Initiative pour l’Intégration Sud-Américaine) qui parle d’intégration croissante de l’infrastructure routière [1]. Un second stade est celui que le président Morales propose en matière énergétique, à partir des entreprises d’État. Petroleos de Venezuela, Petrobras (Brésil), Yacimiento Petroliferos Fiscales Bolivianos et Energia Argentina sont quatre entreprises étatiques qui peuvent permettre une substantielle avancée de l’intégration dans le domaine énergétique qui bénéficierait à toute la région, aux pays producteurs, mais aussi aux nations consommatrices. Le président Morales travaille à un ensemble de propositions qu’il rendra publiques en décembre.
-Quel type de relation bilatérale aimeriez-vous établir avec le Mexique ?
Je fais tout mon possible pour aller au moins une fois par an au Mexique. Il y a beaucoup de choses qui m’attachent personnellement à ce pays, et c’est le cas aussi pour des milliers de Boliviens qui ont été formés universitairement, qui ont travaillé, qui ont été reçus généreusement au Mexique, qui sont liés à toute la production culturelle mexicaine. Il y a beaucoup de choses en Bolivie liées au Mexique et cela ne doit pas se perdre, cela doit être potentialisé. Nous respectons le gouvernement élu par le peuple mexicain. Nous sommes très intéressés par le renforcement de nos liens politiques bilatéraux. Les questions énergétiques sont suspendues. Il y a quelques mois on a parlé de cette question. Elle n’est pas close. Nous sommes dans la même disposition pour reprendre le dialogue et nous sommes prêts à faire les ouvertures nécessaires.
-Le rêve bolivien d’avoir à l’avenir une sortie maritime est-il ajourné ?

Une sortie souveraine à la mer est une revendication, un désir, une exigence à laquelle on ne peut pas renoncer. On n’a pas fait marche arrière, on est en  train de travailler parallèlement à des climats de confiance, que le président Morales a appelé “la confiance des peuples”, de société civile à société civile, de gouvernement à gouvernement. Les chancelleries du Chili et de Bolivie travaillent sur un agenda en 11 points, parmi lesquels figurent la question énergétique comme celle d’une sortie à l’océan Pacifique. C’est une très bonne base pour continuer le dialogue et le rapprochement entre nos deux gouvernements.
[1] L’IIRSA est  un vaste programme de construction de nouvelles routes, de ponts, de voies fluviales, de liaisons énergétiques et de communication, adopté par les 12 pays d’Amérique du Sud à Brasilia au milieu de l’année 2000. Curieusement, on en parle très peu… (NdT).


La Jornada
Traduit de l’espagnol par Gérard Jugant et revise par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de toute reproduction, à condition de respecter son intégrité et de mentionner auteurs et sources.
URL de cet article : http://www.tlaxcala.es/pp.asp?reference=1660&lg=fr

 

 

Les luttes des “indigènes en Bolivie : un renouveau du socialisme ?

Álvaro García Linera, La Potencia plebeya. Acción colectiva e identidades indígenas, obreras y populares en Bolivia

par Alfredo Gomez-Muller

Y a-t-il un lien entre les luttes pour une reconnaissance des identités et les luttes pour l’égalité ? Sont-elles vouées à s’ignorer, voire à s’opposer, ou peuvent-elles se rencontrer ? L’examen de la situation bolivienne, à travers les articles théoriques récemment publiés par le vice-président Álvaro García Linera, permet d’éclairer la question brûlante des possibilités réelles de jonction des luttes identitaires et socialistes.

L’idée que la nécessaire redistribution des biens socio-économiques ne peut pas être dissociée de la reconnaissance publique des « identités » symboliques des personnes et des groupes traverse, depuis quelques années, les nombreuses théories et pratiques qui, partout dans le monde, sont en train de réinventer un projet politique de gauche. En Amérique latine, cette idée se rattache à l’apparition de nouveaux mouvements qui sont à la fois sociaux, politiques et culturels, et dont l’expression la plus développée aujourd’hui est sans doute le mouvement indien : on assiste, depuis les quatre dernières décennies, à une « émergence indienne » dans laquelle s’inscrivent notamment le mouvement du Chiapas au Mexique (1994), et, plus récemment, la mobilisation sociale qui, en Bolivie, a trouvé une expression politique depuis 2002 dans les succès électoraux du Mouvement vers le Socialisme (MAS) et la première victoire de son candidat, Evo Morales Ayma, par près de 54 % des voix, aux élections présidentielles de décembre 2005.

Un récent recueil de textes d’Álvaro García Linera, l’actuel vice-président de la Bolivie, propose un itinéraire qui permet de suivre la trace de cette expérience particulièrement riche de réinvention théorique et pratique des projets d’émancipation. Intitulé La Potencia plebeya. Acción colectiva e identidades indígenas, obreras y populares en Bolivia (« La Puissance plébéienne. Action collective et identités indigènes, ouvrières et populaires en Bolivie »), l’ouvrage comprend treize textes publiés entre 1989 et 2008 : les deux plus anciens ont été écrits avant l’incarcération en avril 1992 de García Linera, accusé à l’époque de participer aux activités d’une organisation armée de la gauche indienne, le EGTK ; le reste des écrits date de la période qui a suivi sa libération en juillet 1997, après cinq années de prison au cours desquelles il a étudié la sociologie. Les trois premiers articles du recueil sont consacrés à Marx : García Linera s’intéresse en particulier aux écrits de Marx relatifs à la commune rurale dite « primitive » et aux modes de production asiatique et « semi-asiatique ». Les dix textes suivants proposent une série d’analyses de l’histoire sociale et politique de la Bolivie des deux dernières décennies, avec des références à un contexte historique plus large (la révolution « modernisatrice » de 1952, la colonisation espagnole et postcoloniale). À travers cet ensemble de textes, recueillis par Pablo Stefanoni, le lecteur peut suivre les différents moments d’un processus critique qui comporte des remises en question et des déplacements conceptuels et pratiques, et qui s’organise autour d’un même fil conducteur théorique et politique : l’articulation entre « marxisme critique » et « indianisme ».

L’ethnocentrisme de la gauche traditionnelle

La possibilité d’une telle articulation commence par la critique des préjugés ethnocentriques qui hantent les discours et les pratiques de la gauche « ancienne », et, plus précisément, des partis politiques qui se réclament de la tradition marxiste. Reprenant de manière non critique l’idéologie évolutionniste de la modernité capitaliste, libérale et impérialiste – qui prétend se servir du modèle de l’évolutionnisme biologique pour affirmer l’idée d’un développement unique et linéaire des sociétés, ayant pour point de départ le stade dit « primitif » ou « barbare » de l’« évolution » et comme point d’arrivée le stade « moderne » et « civilisé » que représente l’Europe –, ces discours et ces pratiques de la gauche traditionnelle européenne et latino-américaine considèrent la diversité culturelle comme un obstacle au « développement » économique et social. En Amérique latine, cette idéologie qui a sous-tendu l’essentiel des politiques indigénistes pratiquées aussi bien par des gouvernements aux orientations politiques très diverses (à partir de 1940) que par les partis de gauche, vise à terme la disparition pure et simple de la diversité culturelle, par la voie de l’assimilation des cultures indiennes, afro-américaines ou autres au modèle postcolonial de « nation » et de « république ». Dans les termes de Lévi-Strauss – qui n’est pas cité par l’auteur –, le projet de l’évolutionnisme social est une « tentative pour supprimer la diversité des cultures tout en feignant de la reconnaître pleinement ». García Linera entend épargner Marx de ces critiques : selon lui, l’interprétation proprement marxienne de l’histoire n’est ni linéaire ni évolutionniste ; se référant aux Grundrisse, aux notes sur Kovalesky et à d’autres écrits fragmentaires de Marx, mais sans citer toutefois de texte précis, et faisant allusion à l’intérêt manifesté par Marx pour la commune agraire russe traditionnelle, il attribue à ce dernier l’idée selon laquelle la construction d’une économie socialiste pourrait s’appuyer, dans certaines sociétés, sur des structures communales existantes : le capitalisme n’a pas encore produit l’homogénéisation totale des sociétés, et les formes communales non capitalistes gardent toujours une « possibilité de continuité dans des conditions nouvelles ».

La critique de García Linera porte donc moins sur Marx que sur le « marxisme » simplifié d’une gauche qui a tendance à réduire les différentes dimensions du conflit social à l’antagonisme économique, et qui est incapable de comprendre la spécificité des problématiques liées à l’identité symbolique des groupes et des personnes. L’auteur parle d’un « blocage cognitif » qui sépare le discours de la réalité sociale, c’est-à-dire d’une réalité autrement plus complexe que celle qu’on voudrait réduire à un principe explicatif unique et absolu. Au niveau de la pratique, ce monisme explicatif est solidaire du monisme du demos, c’est-à-dire de l’affirmation du peuple comme unité politique absolue et donc abstraite (le « peuple » de Rousseau, la « nation » de Sieyès). García Linera note à juste titre que « toutdemosest aussi unethnos, dans la mesure où l’exercice de la « citoyenneté universelle » suppose l’usage d’une langue d’éducation publique […], une histoire, des héros, des festivités et des commémorations qui s’accordent avec le récit historique d’une culture particulière ». On pourrait illustrer cette affirmation de l’auteur en évoquant par exemple le lien qu’établit en 1794 le député Grégoire entre le principe de la République une et indivisible et le principe de la langue « nationale » unique : « dans une République une et indivi-sible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté », c’est-à-dire du français, doit être imposé au plus tôt, par « l’anéantissement » de toutes les autres langues (les « patois »). Aujourd’hui, note García Linera, l’idée démocratique exige que le demos ne soit plus assimilé à la « nation politique », afin d’éviter « l’ethnocentrisme qui attribue une valeur universelle […] aux valeurs […] d’une culture dominante issue de la colonisation et de la guerre ». Dans cette perspective, il propose de comprendre le demos comme communauté politique, produite horizontalement comme « articulation multiculturelle ou multinationale » des sociétés culturellement plurielles.

Communalisme et communisme

Le marxisme critique, non ethnocentrique, est ouvert à d’autres rationalités sociales et économiques qui sont non seulement précapitalistes, mais aussi, et surtout, anticapitalistes. Dans certaines sociétés de la planète, des siècles de colonisation et d’arraisonnement capitaliste des relations de production non capitalistes n’ont pas réussi à éliminer tout à fait des formes communales de production et d’appropriation collective de la production. À l’instar de la commune rurale russe dont Marx a pu entrevoir le potentiel anticapitaliste, la commune andine (ayllu) peut devenir le « point de départ pour un renouvellement général de la société » car, en dépit des transformations qu’elle a pu subir du fait de l’introduction moderne de l’individualisme possessif et de la propriété privée, elle conserve un potentiel de socialisation qui peut s’articuler à celui que contient le développement moderne des forces productives, et qu’incarnent les diverses traditions du mouvement ouvrier dans les sociétés capitalistes hégémoniques. En Amérique latine et dans d’autres pays du monde, écrit García Linera en 1999, la lutte contre la domination du capital doit nécessairement intégrer la lutte pour « l’universalisation de la rationalité sociale communale », promue par les acteurs sociaux qui revendiquent la sauvegarde et la reconstruction de la « forme communale ».

Sur ce point, la perspective de García Linera rejoint celle de José Carlos Mariátegui – l’une des figures majeures de la pensée sociale latinoaméricaine du XXe siècle –, qui soutenait déjà en 1928 que la transformation socialiste au Pérou devait se faire non pas contre la culture indienne des Andes, mais avec elle, en s’appuyant sur certains éléments de la tradition de l’ayllu – notamment la propriété communale de la terre et les pratiques d’entraide et de solidarité. Rejetant l’identification de la modernité à l’individualisme libéral, Mariátegui se réfère à la modernité socialiste comme à la seule configuration culturelle occidentale capable à la fois de s’articuler avec « l’esprit socialiste » de la culture andine et de répondre à la double exigence de justice socio-économique et de développement de la production agricole, pour les Indiens et l’ensemble de la société péruvienne. Pour Mariátegui, qui est cité une fois, positivement, par l’auteur, la jonction entre le « socialisme » andin survivant et le socialisme moderne suppose une certaine transformation de ces deux formes historiques de la justice distributive, et, à travers elle, une transformation de l’idée générale du socialisme. Suivant la perspective ouverte par la fécondation réciproque de la tradition andine de l’ayllu et du socialisme ouvrier, l’idée socialiste ne se réduit pas à une forme de justice redistributive : elle associe à la justice redistributive un certain type de relations sociales, fondées sur la coopération, la solidarité et la gratuité, selon la référence historique de l’ayllu. Dans l’absence de ce modèle de relations et des modalités d’organisation sociale et politique qu’elles supposent, l’idée socialiste risquerait de se réduire à une technique de redistribution et de planification verticale de l’économie. Le modèle des relations de coopération issu de l’ayllu constitue une valeur sociale et éthique que le socialisme moderne doit pouvoir intégrer.

Dans cette perspective, les deux exigences de reconnaissance des identités culturelles et de justice socio-économique redistributive – thématisées comme « dilemme » par Nancy Fraser – n’apparaissent pas ici comme des « paradigmes » opposés, mais comme des éléments d’une même problématique. L’« indigène » – note García Linera en 1998 – se comprend comme « communauté » (comunidad), et la communauté n’est autre chose qu’une forme culturelle qui comprend déjà une forme de redistribution sociale des biens et des avantages fondée sur la catégorie du besoin et sur l’exigence d’équité. Quelques années plus tard, dans un texte de 2004 consacré au thème des autonomies indiennes et de l’État multinational, l’auteur introduit la catégorie de « civilisation » pour désigner ces formes culturelles qui comprennent des logiques productives et distributives spécifiques. En se référant au concept de civilisation chez Norbert Elias, il caractérise dès lors la forme communale comme une « structure de civilisation » (« estructura civilizatoria ») spécifique, au même titre que le capitalisme qui représenterait une autre structure de civilisation. L’introduction de cette nouvelle catégorie a visiblement pour fonction de distinguer les revendications « culturelles » des revendications de « civilisation » : les identités culturelles – que García Linera semble assimiler ici aux identités linguistiques – peuvent selon lui traverser des logiques productives très diverses (capitaliste, communale, etc.), alors que les identités de civilisation incarnent des logiques sociétales différenciées, impliquant des régimes d’appropriation et donc des relations de production différentes. Malgré certaines incertitudes conceptuelles, liées en partie au fait que la signification centrale du concept de civilisation chez Norbert Elias correspond pour l’essentiel au concept anthropologique général de culture, cette approche a l’intérêt d’offrir une piste pour une critique du multiculturalisme libéral (Kymlicka, Taylor…) et pour penser un multiculturalisme de gauche : « [L]e démantèlement des rapports de domination éthnico-culturelle[…] n’est pas nécessairement un fait anticapitaliste et encore moins socialiste[…] ; en revanche, le démantèlement des rapports de domination civilisationnelle affecte l’expansion capitaliste, et comporte, bien qu’il puisse se croiser avec le thème de la domination culturelle, sa propre dynamique interne. »

Un multiculturalisme de gauche

Le multiculturalisme libéral, dont l’auteur reconnaît les « apports », ne peut cependant être considéré comme l’unique modèle de justice culturelle. Dans un pays comme la Bolivie, réduire la question de la domination ethnico-culturelle à une question de droits linguistiques et culturels qui n’affectent en rien l’hégémonie absolue et inconditionnée de la structure de civilisation capitaliste équivaut à reproduire l’hégémonie du mode et des relations de production capitalistes sur toute autre structure civilisationnelle, et, notamment, sur la structure de civilisation communale agraire. À cet égard, le multiculturalisme libéral est fondamentalement intolérant : il refuse de reconnaître d’autres structures de civilisation qui conçoivent différemment non seulement la production et les relations de production, mais aussi les rapports entre la personne, la société et le politique. C’est le cas, en Bolivie, du « multiculturalisme » mis en place sous le régime néolibéral de Sanchez Losada (1993-1997), à l’initiative du vice-président aymara Victor Hugo Cárdenas : d’après García Linera, il s’agit d’une politique qui limite la diversité culturelle à ses aspects les plus folkloriques, écartant de fait sa dimension socio-économique. À distance de ce prétendu multiculturalisme, l’auteur soutient que la reconnaissance effective de la diversité culturelle-civilisationnelle en Bolivie implique la reconnaissance des formes socio-économiques de type communal, lesquelles sont solidaires d’une conception non individualiste du sujet et du politique – notamment des institutions publiques de type associatif, fondées sur la pratique de l’assemblée, de la démocratie délibérative, etc.

Le projet politique que García Linera formule en 2004, un an avant la première victoire d’Evo Morales aux élections présidentielles, apparaît dès lors comme le dépassement de l’État « monoculturel » postcolonial par la construction d’un État à la fois « multinational » (ou « multiculturaliste ») et « multicivilisationnel » (« multicivilizatorio »). En se référant à l’expérience internationale et latino-américaine des droits culturels, et en particulier au débat mexicain sur l’autonomie (le mouvement du Chiapas, les travaux de Díaz-Polanco), il propose la création d’un système « d’autonomies régionales en rapport avec les communautés linguistiques et culturelles, et avec divers degrés d’auto-gouvernement politique » : pour la communauté aymara (25 % de la population du pays), qui est la mieux organisée politiquement, un gouvernement autonome « national » avec des compétences élargies sur l’éducation, la communication, l’environnement, l’économie, les travaux publics, les politiques agraires, le droit civil, le logement, les impôts et la police ; pour d’autres groupes démographiquement moins importants, ou politiquement moins organisés, des formes d’autonomie distinctes, du niveau local au régional, ainsi que la possibilité de créer des fédérations afin de mieux faire valoir leurs droits. D’après les chiffres que rapporte l’auteur, la Bolivie compterait cinquante communautés « historico-culturelles », tandis que 62 % de la population se reconnaît comme indienne ; sur une population totale de huit millions d’habitants, le quechua serait parlé par trois millions et demi de personnes, et l’aymara par deux millions et demi.

Promouvoir l’économie sociale : la tâche de la nouvelle gauche

García Linera envisage ainsi la possibilité d’une coexistence articulée de diverses logiques « sociétales » ou de « civilisation », de la logique capitaliste à la logique communale. Dans un contexte historique où les formes communales et « traditionnelles » de production représentent le secteur le plus important de l’économie, du point de vue social et démographique, et où ces formes, jugées « archaïques », ont toujours été considérées par les modernisants libéraux et marxistes comme une entrave au « progrès », l’idée d’une telle coexistence prend de fait la signification d’une protection et d’une promotion publique des formes communales d’organisation du travail. Le programme de García Linera entend d’ailleurs apporter un soutien financier à cette économie sociale, ainsi que des innovations technologiques qui soient compatibles avec la logique civilisationnelle de la « forme communauté » (ayllu, syndicat, coopérative, etc.). Il contient à cet égard une dimension socialisante, qui semble néanmoins assez éloignée du communisme autogestionnaire prôné dans les premiers textes de García Linera. En 2006, dans un article qui ne figure pas dans le recueil, l’auteur définira ce programme comme un capitalisme andin-amazonien : un système qui serait censé conjuguer harmonieusement les six grands domaines de l’économie bolivienne : l’État, le privé national, le privé étranger, la micro-entreprise, l’économie paysanne et l’économie indienne communautaire. Il s’agirait, pour l’essentiel, de transférer les excédents de l’économie industrielle moderne vers l’économie communale, afin de promouvoir des formes d’autoorganisation sociale et économique ainsi que le développement d’un commerce « proprement andin et amazonien ». Dans son contenu général, ce « capitalisme andin-amazonien » ne semble donc pas très éloigné du « socialisme du XXIe siècle » préconisé par le Venezuela : dans les deux cas, il s’agit non pas d’abolir l’économie de marché, mais de la soumettre au principe de l’intérêt général ou, plus précisément, à une conception plus redistributive et équitable de l’intérêt général, inspirée de la tradition socialiste. À distance du radicalisme de ses premiers textes, l’auteur reconnaît à présent la fonction publique et régulatrice de l’État, qui doit cependant être reconstruit, de bas en haut, comme « communauté politique ». Le dernier texte du recueil, daté de 2008, souligne le rôle économique de l’État bolivien qui, à partir de la nationalisation des hydrocarbures, réoriente les ressources publiques vers les producteurs moyens et petits, dans la perspective d’une expansion du marché intérieur et d’une diversification de l’économie qui, en Bolivie comme ailleurs en Amérique latine, a longtemps été organisée selon la structure coloniale et postcoloniale d’une monoproduction orientée vers l’export.

Dans le contexte historique de la Bolivie et dans celui de l’économie mondiale contemporaine, un tel programme est pour le moins hétérodoxe. Son potentiel subversif a bien été perçu par la droite bolivienne, qui, en 2008, a mené le pays au bord de la guerre civile, ainsi que par les États-Unis et l’Union européenne, qui critiquent les restrictions au « libre commerce » établies par le gouvernement d’Evo Morales. Aux discours « radicaux » sur l’abolition immédiate du capitalisme, Linera répond qu’une telle suppression ne relève pas de principes abstraits, pas plus que de la simple volonté d’un leader ou d’un parti politique, mais de la logique historique, et, plus précisément, des rapports de force réels. À la place des discours abstraits et des déclarations de principes, il faut, dit-il, une analyse politique et théorique rigoureuse et systématique de la réalité sociale, en vue de déchiffrer les possibles que l’évolution des rapports de force peut ouvrir à un moment donné. Par rapport aux discours et aux pratiques avant-gardistes et volontaristes de la gauche latino-américaine des années 1960 et 1970, et par rapport aussi à l’anti-étatisme radical dont témoignent les propres textes de García Linera des années 1980 et 1990, le projet multiculturaliste et multicivilisationnel de l’auteur révèle une certaine capacité à saisir la révolution dans la réforme, par-delà la vieille opposition (abstraite) entre « réforme » et « révolution ». L’importance des thèmes du multiculturalisme et du multicivilisationnel chez García Linera, et, plus généralement, dans la théorie et la pratique de toute une partie de la gauche latino-américaine contemporaine, témoigne d’une certaine prise de conscience du fait que le capitalisme n’est pas seulement une logique d’appropriation privée du travail social, mais aussi une logique de destruction de la culture en général, c’est-à-dire de la capacité des personnes et des sociétés à produire du symbolique : des sens et des valeurs permettant d’imaginer des possibles par-delà les finalités du profit, du rendement, de l’accumulation et du pouvoir.

Alfredo Gomez-Muller
Alfredo Gomez-Muller est professeur d’Études latino-américaines à l’Université François-Rabelais de Tours et membre du CIREMIA. Il est l’auteur de nombreux ouvrages dans les domaines de l’éthique et de la philosophie politique, dont Anarquismo y anarcosindicalismo en América Latina ; La reconstrucción de Colombia ; Sartre, de la nausée à l’engagement et Éthique, coexistence et sens.

Pour citer cet article : Alfredo Gomez-Muller, « Les luttes des “indigènes en Bolivie : un renouveau du socialisme ? », in La Revue Internationale des Livres et des Idées, 04/03/2010, url: http://www.revuedeslivres.net/articles.php?idArt=508

 

 

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