R. Pfefferkorn enseigne la sociologie à l’Université Marc Bloch de Strasbourg. Il s’est fait connaître pour ses travaux conduits en partenariat avec Alain Bihr sur les inégalités [1] et, plus récemment, en collaboration, sur la thématique des femmes [2]. Sans aucun conteste, il s’agit là d’un des livres les plus stimulants de sociologie paru ces dernières années. L’ambition de l’ouvrage est double : réhabiliter le marxisme comme outil d’analyse du social, tout en l’enrichissant par l’apport des réflexions autour de la notion de genre. On examinera dans un premier temps la démonstration conduite, puis, dans un deuxième moment, on se penchera sur quelques questions, remarques et critiques soulevés par l’ouvrage. Soulignons tout d’abord, en guise d’introduction, une qualité marquée, la clarté de l’argumentation. A contrario de (trop) nombreux ouvrages qui pour faire savant se croient obligés de verser dans l’abscons, le propos de Pfefferkorn est parfaitement accessible à un public large, au point même de conférer à son ouvrage une tonalité de manuel. On pense, à titre d’illustration, à sa comparaison des notions de lien social et de rapport social qui se présente sous une forme limpide. Il écrit ainsi, p. 128, « La notion de rapport social indique d’emblée que le monde social est une combinaison d’identités et de différences, d’unité et de divisions, de cohésion et de conflits (…) Alors que la notion de lien social met unilatéralement l’accent sur ce qui lie et réunit les hommes entre eux, au détriment de ce qui les divise et les oppose dans leur unité même. Le concept de rapport social englobe par conséquent celui de lien social, il permet de penser le lien et l’opposition, alors que ce dernier empêche de penser le conflit ».
Bien entendu, ces qualités ne sont pas que de style. Elles renvoient également à la vigueur du parti pris théorique. Pfefferkorn l’écrit dès les premières pages de cet ouvrage, son propos se déploie à partir d’un point de vue expressément marxiste, dont on découvrira au fil de la lecture qu’il se nourrit de la relecture de Marx par D. Bensaïd [3], tournant le dos à la diamat [4] ainsi qu’à l’althussérisme dominant d’une période (fort heureusement) révolue.
De ce postulat découle la centralité du concept de rapport social. Rapport social qui structure les deux grandes parties de l’ouvrage. Dans une première grande partie (chap. 1-3), le sociologue s’interroge sur la place des classes sociales dans le discours sociologique, place qu’il considère comme paradoxale. En effet, alors que jamais les inégalités sociales n’ont été aussi marquées en France, démonstration conduite dans le chap. 1, les sciences sociales – au moins nombre de ses représentants les plus en vue – ont occulté la thématique des classes, pour lui proposer un discours de substitution. Ce premier chapitre lui donne d’ailleurs l’occasion de discuter l’apport de la sociologie de Bourdieu et, de manière assez inattendue, de s’engager dans une véritable réhabilitation des travaux de Michel Verret [5] (p. 75 et suiv.).
La disparition, voire la négation de la lexie classe, se déploie au profit de théories mettant l’individu ou l’individualisation au cœur des analyses. Pfefferkorn conteste vigoureusement ce point de vue, en discutant un certain nombre d’auteurs s’inscrivant dans le développement de ce paradigme et ses corrélats comme exclusion, individualisme méthodologique ou moyennisation de la société. Si l’on peut regretter l’aspect parfois un peu hâtif de la discussion conduite à propos de tel ou tel auteur, il n’en reste pas moins que Pfefferkorn se livre là à une salutaire critique d’analyses dominantes. Que ce soient Henri Mendras, Pierre Rosanvallon, Toni Negri, Robert Castel, Anthony Giddens ou Jürgen Habermas, Ulrich Beck, mais aussi le père fondateur Emile Durkheim dont l’organicisme et le positivisme républicain sont pointés, l’auteur critique pied à pied les conceptions oublieuses du conflit et de la structuration classiste de société.
Le retournement de conjoncture sociopolitique, provoqué par les mouvements de grève de 1995, va amener à un retour des classes sur le devant des préoccupations sociologiques. Ce troisième chapitre permet de revenir sur ce que le système des inégalités abordé dans le chap. 1 informe de la permanence du système des classes sociales. En effet, deux traits des inégalités incitent à raisonner en terme de classes : d’une part le caractère systémique des inégalités et leur reproduction générationnelle, ce qui permet au passage d’avancer une critique sans concession du mythe de la mobilité sociale, adossé à l’illusion méritocratique.
Brossant à nouveau un panorama des recherches récentes s’appuyant sur la notion de classes (Stéphane Beaud-Michel Pialoux, Serge Paugam, mais aussi à l’autre bout du spectre, la bourgeoisie à travers l’évocation des travaux indispensables des Pinçon et Pinçon-Charlot [6]), Pfefferkorn en vient à s’interroger sur la configuration de classes qui se développe dans l’Hexagone. Il propose des pistes de réflexion sur le développement du salariat, en essayant de les articuler – davantage sous forme d’exposé des contradictions de la situation que de réponses achevées – avec les reformulations subjective de ce dernier.
L’auteur aborde ainsi, s’appuyant au passage, et ce n’est pas l’un des moindres mérites de cet ouvrage, sur une riche littérature allemande rarement mobilisée faute de traduction, la question hautement problématique de la conscience de classe. A propos de laquelle il note que « Même si la société capitaliste demeure à l’évidence structurée par un antagonisme de classe, la lutte pour l’émancipation humaine se mène et se mènera aussi sur d’autres terrains : celui du féminisme, de l’antiracisme, de la tolérance vis-à-vis de toutes les minorités, de la prise en compte des limites de la planète, etc. » (p. 197).
Dans une seconde partie, il s’intéresse précisément à l’un de ces domaines énoncés, celui des rapports sociaux de sexe (chap. 4-6). Dans la multiplicité des rapports sociaux qui organise la socialité (classes, sexe, race, génération), celui des sexes se présente comme le plus généralisable. Afin d’argumenter le fait que la place dominée des femmes ne relève pas de la nature (de leur nature), mais que l’on est bien face à une construction sociale, Pfefferkorn propose, en guise d’apéritif, un très stimulant excursus auprès de quelques travaux fondateurs. Il s’essaie notamment à comparer les apports respectifs d’Engels et de Durkheim sur la place des femmes, comparaison dont, le moins que l’on puisse dire, est que l’approche de ce dernier n’en ressort pas grandie. Il évoque aussi, au passage, le cas de Georg Simmel [7], qui n’est hélas pas approfondi, avant de s’intéresser à la rupture du Deuxième sexe (de Simone de Beauvoir).
Dans le chapitre 4 est proposée une ample revue de la littérature issue du mouvement féministe pour penser l’oppression des femmes. Cette utile synthèse se prolonge, chap. 5, par un questionnement sur la pertinence des notions de genre et de rapports sociaux de sexe. Même s’il n’est pas toujours convaincant dans sa démonstration, cette analyse comparée permet au sociologue de délimiter les matrices intellectuelles, les caractéristiques et les recherches conduites sous ces angles, dessinant un tableau d’une érudition sans faille des traditions d’enquête. Il en ressort que l’intérêt d’une approche en terme de rapports sociaux de sexe permet d’envisager une articulation avec les rapports de classes en lieu et place d’une simple mise en parallèle. Et derechef, il propose une subtile démonstration à travers l’évocation de travaux peu connus en dehors d’un cercle étroit de spécialistes.
Enfin, dans un ultime chapitre, convaincu du caractère historiquement fluctuant des dominations, le professeur strasbourgeois s’engage dans une analyse des transformations des rapports de sexes en France, à travers des angles aussi variés que ceux de la scolarisation, de l’espace domestique, de l’espace public (avec un développement sur la question de la parité) ou encore la sphère du travail. A l’issue de cette éblouissante synthèse problématisée, Pfefferkorn en appelle, dans une ample conclusion, à la nécessaire articulation des rapports sociaux.
C’est à ce niveau qu’il réintroduit quelques illustrations à partir des notions de génération ou d’ethnie, ouvrant de nouvelles pistes, sur la sociologie de la famille notamment, ce qui lui permet, en guise de bouquet final d’un feu d’artifice nourri, d’avancer des éléments d’une critique du structuralisme incarné par les travaux de Françoise Héritier.
On en conviendra, à l’issue de ce compte rendu qui ne fait qu’esquisser la profondeur des connaissances encyclopédiques présentées au fil du propos, le lecture du livre de Pfefferkorn se révèle indispensable. Une solide bibliographie conclut l’ouvrage. On lui adressera néanmoins deux critiques. La première est vénielle. Elle concerne un aspect somme toute secondaire du propos. Il s’agit de l’utilisation du terne de race, même utilisé parfois avec des guillemets, pour s’intéresser aux rapports sociaux entre cultures différentes. Certes, Pfefferkorn fait également usage du terme d’ethnie, mais au final, sans véritablement argumenter, il se rabat sur la notion, hautement contestable de race.
La seconde critique porte, elle, sur le cœur de la construction. Pfefferkorn ne cesse de proclamer la nécessité d’une sociologie articulant les différentes dimensions des rapports sociaux afin de cerner au mieux la réalité sociale. Si le lecteur ne peut qu’être convaincu par cet appel à la complexité et au caractère dialectique du réel, il eût aimé pouvoir se nourrir aussi de l’évocation systématisée de cette posture épistémologique à travers l’évocation de travaux empiriques. Or, limite sans doute incontournable, à ce stade, des avancées en termes de dynamiques de recherche, le moins que l’on puisse dire est que de la proclamation de la nécessité à la mise en œuvre effective d’un tel programme il y a un pas. L’argumentation avancée tout au long de l’ouvrage aurait gagné en force de conviction s’il avait réussi à réellement asseoir son propos sur de telles illustrations.
C’est précisément parce qu’il y met en œuvre cette nécessaire articulation entre l’approche en termes de classes et de genre que nous avons choisi de présenter des extraits de la conclusion (cf.. ci contre). Mais comme l’indique lui-même l’auteur en guise de mot de la fin, « l’avenir est toujours ouvert ». On attend donc avec impatience les prochains travaux conduits sous cet angle.
Georges Ubbiali
[1] Bihr Alain, Pfefferkorn Roland, Hommes-Femmes, quelle égalité, Paris, Atelier, 2002, première édition 1996.
[2] Trat Josette, Lamoureux Diane, Pfefferkorn Roland, eds., L’autonomie des femmes en question, Paris, Harmattan, 2006.
[3] Marx l’intempestif. Grandeurs et misère d’une aventure critique (XIXe-XXe siècles), Paris, Fayard, 1995.
[4] diamat : dialectique matérialiste.
[5] Michel Verret est un sociologue qui a enseigné à Nantes, créant un laboratoire le Lersco, consacré aux études sur la classe ouvrière. Il a écrit plusieurs ouvrages sur ce thème Notamment la trilogie, Le travail ouvrier, La culture ouvrière, L’espace ouvrier). Membre du PCF durant de nombreuses années, il a finalement rompu avec ce Parti.
[6] Lire en particulier la synthèse Sociologie de la bourgeoisie, coll. Repère, La découverte et le récent Les ghettos du gotha, Seuil, 2007.
[7] Sociologue allemand figurant parmi les classiques de la discipline. Pour une approche, Watier Patrick, Georg Simmel, sociologue, Belval, Circé, 2003.
* Paru dans Critique communiste n° 185 (décembre 2007) .