En abordant la question nationale, on sait que nos « ancêtres », en commençant par Marx, ont mené de grands débats qui ont continué lors des grandes révolutions du 20e siècle et au-delà. Au Québec, dans le tournant des années 1960, la gauche québécoise a adopté la perspective « indépendance-socialisme » (le tiret entre les deux mots indiquant qu’il s’agissait, dans cette optique, d’une seule et même lutte). Plus tard, cette position a été contestée par divers courants (dont les partis se définissant comme « marxistes-léninistes) qui proposaient de revenir au projet antérieur de « lutte commune contre le capitalisme ». Néanmoins dans les années 1980-90, la majorité de la gauche s’est rallié à une mouture renouvelée du « socialisme-indépendance », et ce dans le contexte d’une grande conflictualité avec le PQ et sa gestion néolibérale. C’est là où sont nés divers projets, dont celui de Québec Solidaire. C’est ainsi qu’on se retrouve aujourd’hui devant un nouveau-vieux débat, face à l’offensive des dominants qui cherchent à « liquider » les objectifs de l’émancipation sociale et nationale. C’est dans ce contexte qu’il peut être intéressant de (re) parcourir ce qu’ont pensé nos « ancêtres » et c’est pourquoi vous sont proposées quelques réflexions sur cet « héritage ».
Marx : les prolétaires n’ont pas de patrie
À l’époque de Marx dans cette Europe turbulente, les luttes prolétaires surgissent partout. Un projet de transformation, porté par des courants socialistes, communistes, anarchistes, prend forme à travers les « trade-unions » anglaises, les multitudes urbaines de Paris et de Barcelone et tant d’autres mouvements populaires. Dans cette perspective selon Marx,
Les ouvriers n’ont pas de patrie. On ne peut leur ravir ce qu’ils n’ont pas. Comme le prolétariat de chaque pays doit en premier lieu conquérir le pouvoir politique, s’ériger en classe dirigeante de la nation, devenir lui-même la nation, il est encore par là, national, quoique nullement au sens bourgeois du mot. Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent. Le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore. Son action commune, dans les pays civilisés tout au moins, est une des premières conditions de son émancipation. Abolissez l’exploitation de l’homme par l’homme, et vous abolirez l’exploitation d’une nation par une autre nation[1].
L’angle mort
Pour la pensée socialiste de l’époque, c’est au cœur du capitalisme « moderne » que surviendra la rupture, ce qui laisse dans l’ombre les révoltes qui commencent à éclater dans les colonies, où, estime Marx, la domination européenne a un impact « civilisateur », comme il l’affirme dans le cas de l’Inde dominée par l’Angleterre :
Aussi tristes qu’il soit du point de vue des sentiments humains de voir ces myriades d’organisations sociales patriarcales (…) se désagréger en éléments constitutifs et être réduites à la détresse (…), nous ne devons pas oublier que ces communautés villageoises (…) portaient la marque infamante des castes et de l’esclavage (…) Il est vrai que l’Angleterre, en provoquant une révolution sociale en Hindoustan, était guidée par les intérêts les plus abjects (…). Mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si l’humanité peut accomplir sa destinée sans une révolution fondamentale dans l’état social de l’Asie. Sinon, elle fut un instrument inconscient de l’Histoire en provoquant cette révolution[2].
Parallèlement, Engels, le compagnon de Marx, « célèbre » la conquête du Mexique par les États-Unis :
Est-ce un malheur que la splendide Californie soit arrachée aux Mexicains paresseux qui ne savaient qu’en faire? Est-ce un malheur que les énergiques Yankees, en exploitant les mines d’or qu’elle recèle augmentent les moyens monétaires (…) qu’ils ouvrent pour la première fois l’océan Pacifique à la civilisation? L’« indépendance » de quelques Californiens et Texans espagnols peut en souffrir, la « justice » et autres principes moraux peuvent être violés, mais qu’est-ce en regard de faits si importants pour l’histoire du monde [3]?
Engels recommande aux « petits » peuples d’accepter la domination des grandes puissances capables de les sortir du « stade le plus primitif et le plus barbare de la civilisation »[4].
Le virage
Quelques décennies plus tard survient la Commune de Paris (1871), qui est un peu l’apothéose du mouvement populaire européen et en même temps, la fin d’un certain idéalisme dans les rangs socialistes. En même temps, Marx observe que les trade-unions anglaises, en qui il avait confié l’espoir de construire le socialisme, sont cooptées par l’État capitaliste et impérialiste anglais, ce qui l’amène à réaliser Marx l’importance de la question de l’Irlande, où la subjugation du peuple irlandais perpétue le pouvoir des dominants.
L’Irlande est le grand moyen grâce auquel l’aristocratie anglaise maintient sa domination en Angleterre même. En ce qui concerne la bourgeoisie anglaise, elle a d’abord un intérêt en commun avec l’aristocratie anglaise : transformer l’Irlande en un simple pâturage fournissant au marché anglais de la viande et de la laine au prix le plus bas possible[5].
Cette subjugation de l’Irlande est à mettre en rapport dans la conflictualité de classe :
Chaque centre industriel et commercial d’Angleterre possède maintenant une classe ouvrière divisée en deux camps hostiles (…). L’ouvrier anglais moyen déteste l’ouvrier irlandais en qui il voit un concurrent qui dégrade son niveau de vie. Par rapport à l’ouvrier irlandais, il se sent membre de la nation dominante (…) Il se berce de préjugés religieux, sociaux et nationaux contre les travailleurs irlandais (…) L’Irlandais voit dans l’ouvrier anglais à la fois un complice et un instrument stupide de la domination anglaise en Irlande (…) Cet antagonisme est le secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise, malgré son organisation.
En fin de compte, Marx conclut que la lutte pour l’émancipation nationale de l’Irlande est une condition sine qua non pour l’émergence d’un projet socialiste en Angleterre : (il faut) éveiller dans la classe ouvrière anglaise la conscience que l’émancipation nationale de l’Irlande ne soit pas pour elle une question abstraite de justice ou de sentiments humanitaires, mais la condition première de sa propre émancipation sociale[6].
Après Marx
Après Marx, les socialistes maintiennent cet appui à l’Irlande, mais restent très réservés sur les luttes anticoloniales. En gros, ils pensent que les peuples opprimés seront « libérés » par ces révolutions socialistes à venir et qu’ils n’ont qu’à être patients. Pour autant, de nouveaux débats prennent forme. Otto Bauer, un socialiste autrichien, avance l’idée du droit à l’autodétermination des nations, mais en même temps dit-il, ces droits des nations ne doivent pas contredire la marche vers le socialisme. Rosa Luxembourg, une autre personnalité de la social-démocratie, s’oppose à cet assouplissement. Dans le cadre de l’expansion du capitalisme à l’échelle mondiale, le socialisme n’a rien à faire avec la lutte nationale : « Dans la société de classe, il n’y a pas de nation en tant qu’entité sociopolitique homogène. En revanche dans chaque nation, il y a des classes aux intérêts et aux “droits” antagonistes »[7].
Lénine pour sa part choisit un autre chemin. Loin d’être un « front secondaire » qui doit patiemment « attendre » la révolution dans les pays capitalistes avancés, le mouvement de libération dans les colonies « menace le capital »[8]. Les socialistes, estime-t-il, doivent appuyer fortement les révoltes des peuples dans les colonies. En même temps, Lénine est partisan (contre Luxembourg) du droit à l’autodétermination pour les peuples opprimés. Il faut « reconnaître le droit des nations à disposer d’elles-mêmes, à se séparer[9]. Pour autant, la séparation ou la constitution d’États indépendants n’est pas une nécessité absolue.
Par la suite, des mouvements révolutionnaires se mettent en place en Asie, en Afrique et en Amérique latine pour promouvoir les “deux révolutions”, celle contre le colonialisme et l’impérialisme, et celle contre le capitalisme. Cette convergence débouche sur plusieurs victoires populaires, notamment en Chine. Au tournant des années 1960, les mouvements de libération nationale affirment être au cœur de la révolution mondiale, comme l’affirme Che Guevara :
Le but stratégique de cette lutte doit être la destruction de l’impérialisme. Le rôle qui nous revient à nous, exploités et sous-développés du monde, c’est d’éliminer les bases de subsistance de l’impérialisme : nos pays opprimés, d’où ils tirent des capitaux, des matières premières, des techniciens et des ouvriers à bon marché, nous soumettant à une dépendance absolue[10].
Le tiers-monde dans cette perspective devient, comme l’Irlande pour Marx, le chemin obligé de la lutte d’émancipation.
Le débat continue
Ces explorations ont confronté le dilemme qui provient du fait que le capitalisme, dans son déploiement, se nourrit des contradictions entre les États, qu’il instrumentalise les fractures sociales et nationales et qu’il repose sur un pouvoir hégémonique. Marx l’a bien vu dans le cas irlandais/anglais, en observant que les luttes nationales sont des luttes de classes, et que les luttes de classes sont également des luttes nationales. Selon Kevin Anderson, “Marx développa une théorie dialectique du changement social qui n’a jamais été unilinéaire ni exclusivement basée sur la classe (…) Sa théorie de la révolution commença, au fil du temps à se concentrer de plus en plus sur la rencontre de la classe avec l’ethnicité, la race et le nationalisme[11].
Dans l’expérience historique des luttes, les résistances contre l’oppression nationale et l’impérialisme ne sont pas ‘nationalistes’. Elles n’essentialisent pas le concept de la nation, historiquement déterminé et changeant et évitent que la lutte nationale ne soit détournée de son sens, y compris par le nationalisme ‘de gauche’. Aujourd’hui, les luttes de classes sont occultées par le fait que le pouvoir instrumentalise les divisions entre les classes populaires, d’où le retour des vieux démons du nationalisme, du racisme et de l’ethnisme. Face à cela, le projet contre-hégémonique doit ‘réimaginer’ la nation, en faire un processus de réunification des classes populaires. Il doit élaborer de nouveaux outils de coordination internationaliste. Il doit persévérer dans une guerre de position en menant la bataille des idées et la bataille tout court.
Octobre 2014
[1] Marx et Engels, Le Manifeste du Parti communiste (1847) < http://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000.htm >
[2] Karl Marx, « La domination britannique en Inde », New York Daily Tribune, 25 juin 1853, dans Sur les sociétés précapitalistes, Textes choisis de Marx, Engels Lénine, sous la direction de Maurice Godelier, Éditions sociales, Paris 1970
[3] Friedrich Engels, « Le panslavisme démocratique », article publié dans la Nouvelle Gazette rhénane (1849 < http://www.marxists.org/francais/engels/works/1849/02/fe18490214.htm >
[4] Idem.
[5] Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt, 9 avril 1870, < http://www.marxists.org/francais/marx/works/00/parti/kmpc062.htm#ftn1 >
[6] Lettre de Marx à Siegfried Mayer et August Vogt.
[7] Rosa Luxembourg, La question nationale et l’autonomie, Le Temps des cerises, 2001
[8] Lénine, L’impérialisme stade suprême du capitalisme, (1916) < www.marxists.org/francais/lenin/works/1916/vlimperi/vlimp.htm. >
[9] Lénine, Du droit des nations à disposer d’elles-mêmes [1914], < http://www.matierevolution.fr/spip.php?article557>
[10] Ernesto Che Guevara, Message à la Tricontinentale (1967, < http://www.marxists.org/francais/guevara/works/1967/00/tricontinentale.htm >
[11] Kevin Anderson, « Sur la dialectique de la race et de la classe », Contretemps, octobre 2013.