C’est il y a longtemps et c’est hier. C’est du temps du frette et des barbares. Dans les rues de la ville, on est des milliers. On se regarde, on se trouve beaux. On occupe nos écoles, nos collèges et nos universités, même si on se fait planter. On défile dans les rues, quelques fois pacifiquement, quelques fois moins. On est insolents. On pense que tout est possible, quelque part, une certaine année 1968.
Chaque jour on se surprend à se surprendre en écoutant Prague, Paris, Shanghai, Buenos Aires, Los Angeles. On lit Sartre, Marx, Paul Nizan, Marcuse, Hubert Aquin. On ne sait presque rien, on est curieux. Nos profs ont 30 ans, nous on en a 20. On écoute Bob Dylan et Raymond Lévesque. Au tournant d’un soir frais, on est frappé par le Chat dans le sac, le film-choc de Gilles Groulx. On frisonne en lisant Speak White de Michèle Lalonde. On tombe en amour deux fois par jour. On organise des manifs deux fois par semaine. On se fait tabasser par les boeufs deux fois par mois. On se voit partir vers les communes de Californie et pourquoi pas, vers les camps de réfugiés palestiniens. Et c’est ainsi que nous apprenons à apprendre, en y perdant, parfois, au passage, quelques sessions et quelques luttes.
Pendant quelques années, une grande vague nous traverse. Le pouvoir nous pue au nez, les p’tits et les gros mafieux, les vestiges de la grande noirceur, les néo-technocrates. On les rejette en bloc, sans regret. Après 1968 vient 1969 et un rebond incroyable des mobilisations. Arrogants, on regarde de haut un René Lévesque, il ne nous convainc pas, on est dans la stratosphère.
En octobre 1970, le Manifeste du FLQ nous rentre dedans comme une tornade. Chaque tournure de la poésie de Jacques Lanctôt vient nous chercher : « Faites vous-mêmes votre révolution dans vos quartiers, dans vos milieux de travail. Et si vous ne le faites pas vous-mêmes, d’autres usurpateurs technocrates ou autres remplaceront la poignée de fumeurs de cigares que nous connaissons maintenant et tout sera à refaire. Vous seuls êtes capables de bâtir une société libre ».
Pendant quelques mois, les pantins de Trudeau nous pourchassent, nous emprisonnent. Ils pensent qu’ils nous font peur. En réalité ils nous stimulent. Deuxième bon coup, la guérilla symbolique est liquidée par ceux là mêmes qui l’ont amorcée. On repart en grand : grèves, manifs, affrontements. Le féminisme fait une irruption spectaculaire dans nos vies. Nos blondes exigent l’égalité. Tout se bouscule, tout est remué. On crée des associations, des coopératives, des garderies populaires et on investit les syndicats. On y brasse la cage, on y bouscule l’appareil et bien des gens. On a raison de se révolter, c’est vrai et on le sait. Mais on ne sait pas trop comment le changer ce monde.
On crée 1000 projets, 1000 revues, 1000 comités de lutte et d’action politique. On cherche sans trop savoir quoi chercher. On mime, on clone, on répète de ce que d’autres ont fait avant nous, mais sans conviction. Et puis, à s’activer continuellement sans perspective de changement de fond, au fil des années, on se fatigue, on se chicane, on se disloque. Arrive un certain soir d’élection en novembre 1976. Dans un sens, on a rien à faire avec cela, on ne se reconnaît pas dans cette passion tranquille. Dans un sens, on a tout à faire avec cela, car le Québec, c’est nous, aussi, qui l’avons changé.
Les années passent. Les bébés (les nôtres) naissent. On travaille, on pioche, on enseigne, on butine ici et là. On s’enferme dans le ron-ron de nos associations et de nos syndicats maintenant devenues «partenaires» de nos vis-à-vis. On espère, on désespère. Le retour des droites nous déprime : Reagan, Mulroney, Bourassa bis, Lucien Bouchard. Nos grandes ambitions semblent totalement inutiles. On se replie, mais on regarde toujours. Du coin de l’œil, de nouvelles générations surgissent de nulle part. On appelle cela Seattle, les indiens du Chiapas, la fin de l’apartheid, la chute du mur de Berlin, l’intifada des Palestiniens. Après tout, oui le monde peut changer. Un autre monde est possible.
Chez nous, le Québec passe à un cheveu de devenir adulte lors du référendum de 1995. Les Québécoises envahissent les rues. Suivent les altermondialistes et les syndicalistes, entre Porto Alegre et l’UQÀM. En marge du Sommet des Amériques, lors d’un printemps frisquet de 2001, on visualise à Québec une nouvelle force, une nouvelle confiance. Maintenant on le sait, nous sommes des millions. Beaucoup de boomers non-repentis sont encore là, mais un peu en arrière.
Un nouveau-vieux concept prend beaucoup de place, l’écologie. La roue de l’histoire continue, infatigable. La génération de la révolution-pas-si-tranquille s’épuise, s’enlise, se renouvelle sans rien changer. Le pouvoir, un peu partout dans le monde, tourne en rond et s’enlise dans la corruption et la collusion.
On se retrouve maintenant avec les enfants de nos enfants. Ils nous ont vu aller, ils savent ce qu’on a fait. Ils connaissent nos « aventures » parfois ridicules, parfois romantiques. Ils savent mieux calculer. Ils se sont approprié un mot qui nous était étranger : la stratégie. Ils sont champions du discours articulé et de la communication réseautée. Ils lisent Gorz, Bourdieu, Chomsky, Naomi Klein. Ils parlent quatre langues. Ils sont chez eux à Caracas et Barcelone tout en ayant les pieds bien plantés dans notre village d’Astérix. Ils sont soucieux sans ce côté dramatique qui nous menait à tant d’impasses. Ils ne veulent pas se casser la tête contre le mur, comme nous. Ils font des recherches et mènent des enquêtes, ils creusent les galeries en dessous de l’édifice lézardée du pouvoir.
Pour autant, il y a des idées qui demeurent importantes. Le pouvoir des dominants ne s’effondre pas juste comme cela. Il faut pousser fort, et aussi, réfléchir, être radicalement modéré pourrait-on dire. En même temps, ne pas s’isoler, ne pas se peinturer dans le coin, rester arrogants devant les puissants, mais humbles devant les gens. Sans oublier d’être impatiemment patients.
Chaque jour depuis deux mois, c’est ceque nous entendons. Dans l’océan de carrés rouges, nous nous sentons presque inutiles. Leçon obligatoire de modestie, un peu de nostalgie, mais surtout une grande fierté. Cette génération va beaucoup plus loin. Elle sait éviter les provocations bouffonnes qui faisaient nos délices, et tenir le cap sur l’essentiel. Elle invente de nouvelles pratiques de la démocratie et du discours citoyen, de nouvelles méthodes de communication et de réseautage, de nouvelles tactiques de mobilisation et d’actions d’une rafraîchissante créativité. Elle sait surtout qu’il nous faut trouver notre propre chemin, que personne ne l’a tracé pour nous.
Les boomers non-repentis, les ex gauchistes qui, peuvent encore marcher sans marchette, crier sans s’étouffer, s’exciter sans crever, se retrouvent encore une fois dans la rue où franchement, on observe bien des têtes blanches. Parfois, l’émotion est palpable, les yeux sont humides. Mais le plus frappant, c’est la joie, la plénitude de partager avec ces dizaines de milliers d’indignés le plaisir de tisser la grande toile de la solidarité.
Nous ne savons pas si les étudiants vont gagner. Mais quelque chose d’important est en train de prendre racine sur le terreau des luttes de ce printemps 2012.
Et nous en sommes solidaires, malgré le frette et les barbares.
De ma mémoire de titan, mémoire de ‘tit enfant
Ça fait longtemps que je t’attends
Gringo ! Va-t-en ! Va-t-en
Allez Gringo ! Que Dieu te blesse !
La nuit dormait dans son verseau, les chèvres buvaient au Rio
Nous allions au hasard et nous vivions encore plus fort
Malgré le frette et les barbares
– « Les Yankees », Richard Desjardins
PLUS SÉRIEUSEMENT (en complément)
Pierre Beaudet, professeur
École de développement international et de mondialisation, Université d’Ottawa
André Vincent, professeur
Communication graphique, Collège Ahuntsic