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Luttes contemporaines pour la décolonisation/libération

LE DÉFI DE L’IMMIGRATION AU QUÉBEC : DIGNITÉ, SOLIDARITÉ ET RÉSISTANCE - Grands débats - NCS numéro 27 hiver 2022

Cet article se propose de discuter de la nécessité de poursuivre les luttes de décolonisation/libération des pays du Sud. Après l’indépendance juridico-politique des peuples réduits en esclavage, la fin du colonialisme classique au XXe siècle, il n’est pas toujours évident de prendre en compte la continuité historique des relations coloniales de pouvoir. La rationalité capitaliste moderne demeure le récit dominant. On est à l’ère de la démocratie moderne et des droits humains, dit-on. Or, si l’on observe bien la réalité du monde, les relations entre pays du Nord et pays du Sud, les rapports de domination, d’exploitation et de discrimination existant à l’intérieur des sociétés dites postcoloniales, l’extrême fossé en matière d’inégalités de toutes sortes, on comprendra que l’on est loin d’un monde dépourvu de relations coloniales. En d’autres termes, contrairement aux discours qui créent des illusions démocratiques, le monde, notamment les pays du Sud, connait encore des situations coloniales. Dans le contexte actuel, la poursuite des luttes de décolonisation/libération est une nécessité. C’est pourquoi la modernité capitaliste est interrogée et radicalement critiquée par certains penseurs. Car « la compréhension du monde dépasse de loin la compréhension occidentale du monde[2] ». Comme l’a bien souligné Achille Mbembe, « la déconstruction véritable du monde de notre temps commence par la pleine reconnaissance du statut forcément provincial de nos discours et du caractère nécessairement régional de nos concepts – et donc par une critique de toute forme d’universalisme abstrait[3] ». Mes propos sont donc inscrits dans une telle perspective, car comme universitaire militant, je me préoccupe sans cesse de la contribution de mes réflexions, productions et actions dans les luttes anticapitalistes pour la construction d’autres voies. Ainsi, je vais mettre en évidence le colonialisme classique comme fondement de la construction du capitalisme. Puis, j’aborde la colonialité en tant que face obscure de la modernité. Je m’attache enfin à discuter de la construction d’autres mondes à travers le processus de libération/décolonisation des pays du Sud.

Le colonialisme classique : moteur de la construction du capitalisme

L’envahissement des Caraïbes par Christophe Colomb, en 1492, marque un tournant décisif dans le processus de définition/classification/hiérarchisation du monde. Cet évènement, ainsi que la mainmise des Anglais sur la Dominique en 1763, caractérisent respectivement le début et la fin de la destruction d’une région que les aborigènes construisaient[4] selon leur propre vision du monde et de la nature. C’est le début du colonialisme. Le système colonial esclavagiste imposé par l’Europe n’a épargné presque aucun coin du monde : l’Afrique, les Amériques et l’Asie. La traite négrière est une composante importante de cet ordre colonial, elle constitue la pierre angulaire de la construction de ce système. En ce sens, Walter Mignolo écrit : « L’émergence du commerce transatlantique triangulaire a constitué en même temps la modernité, le capitalisme et la colonialité[5] ». Dès le début, ce système colonial esclavagiste, moteur de la construction du capitalisme, a entrainé des conséquences irréversibles dans le monde. Dans les Amériques, la main-d’œuvre servile d’origine africaine, exploitée à des fins de rentabilité dans un régime de plantation, a provoqué la destruction des forêts et des arbres, et a installé la monoculture de la canne à sucre dans les espaces détruits. En plus d’être un dispositif économique, la plantation était la scène d’un autre commencement où la vie était régie par un principe de racialisation – race comme marqueur de classification sociale et de hiérarchisation[6]. Noam Chomsky explique que « la conquête du Nouveau Monde déclencha deux énormes cataclysmes démographiques, sans précédent dans l’Histoire : la quasi-destruction de la population indigène de l’hémisphère occidental et la dévastation de l’Afrique où la traite des Noirs se développa rapidement pour répondre aux besoins des conquérants, le continent lui-même était assujetti. Une grande partie d’Asie subit également “des malheurs épouvantables”[7] ». Toutefois, non seulement les personnes mises en esclavage n’acceptaient pas leur sort, elles résistaient et luttaient contre ce système inhumain.

Dans les Caraïbes, les Africaines et les Africains kidnappés et mis en esclavage à Saint-Domingue ont lancé le cri de la libération et de la décolonisation. En 1791 se déclencha un mouvement qui aboutit à la plus grande révolution de l’histoire de la modernité coloniale. Caractérisant la révolution haïtienne comme antiraciste, anticolonialiste et anti-esclavagiste, le sociologue Laënnec Hurbon explique que « la révolution haïtienne va bousculer toutes ces idées de type raciste et ouvrira pour la première fois une nouvelle époque de l’histoire pour l’ensemble des peuples non occidentaux, dont ceux qui ont été placés en esclavage, ou sous domination coloniale[8] ». Cette révolution constitue donc une source pertinente pour le processus de la décolonisation et le renforcement des utopies alternatives au capitalisme. Les puissances coloniales européennes la considéraient d’ailleurs comme une grande menace, puisque le système colonial esclavagiste était encore dominant. Elles craignaient que cet exemple annonce la libération dans toutes les autres colonies. C’est ainsi que Laënnec Hurbon affirme que « ce fut une véritable révolution, mais elle n’a pas été perçue comme telle dans l’historiographie française et européenne. Bien plus, elle a été systématiquement banalisée[9] ». Il y a eu aussi l’indépendance étatsunienne de 1776, mais celle-ci n’a pas mis fin à l’esclavage. Ainsi, Achille Mbembe parle des États-Unis comme d’une démocratie à esclavage : « La démocratie à esclaves se caractérise donc par sa bifurcation. En son sein coexistent deux ordres – une communauté des semblables régie, du moins théoriquement, par la loi de l’égalité et une catégorie de non-semblables, ou encore de sans-parts elle aussi instituée par la loi. A priori, les sans-parts n’ont aucun droit à avoir des droits. Ils sont régis par la loi de l’inégalité. Cette inégalité et la loi qui l’institue et en est le socle sont fondées sur le préjugé de race[10] ». Si d’autres pays de la région se sont plus tard libérés du joug colonial esclavagiste, en Afrique, le colonialisme a survécu jusqu’à la première moitié du XXe siècle.

Le continent africain a été la source de production et de reproduction du système esclavagiste pendant longtemps (XVe-XIXe siècle). Les puissances colonialistes en ont fait un espace de production de force de travail pour alimenter l’esclavagisme dans les Caraïbes. Il était pourvoyeur de main-d’œuvre à travers la traite transatlantique, le commerce triangulaire qui constituait, selon Nicolas Sersiron, un triple extractivisme : « la déportation de dizaines de millions d’Africains arrachés à leur famille et à leur pays, vendus et transportés en Amérique par les Européens dans des conditions inhumaines […], l’exploitation du travail forcé des esclaves […] et l’exportation vers l’Europe de ces produits, sans payer la moindre compensation aux pays et aux peuples colonisés ni en assumer les dégâts environnementaux[11] ». L’Afrique a été également un territoire colonial divisé entre les puissances colonialistes esclavagistes, dont le Portugal, le Royaume-Uni, la France et l’Espagne. La torture a été un des instruments de déshumanisation des personnes mises en esclavage. Ainsi, « dans cette horrible histoire, la torture sadique a joué un rôle crucial. Elle explique comment il se fait que la productivité augmentât plus vite dans les champs de coton [du sud des États-Unis] que dans les usines[12] ». La déshumanisation a été justifiée par une logique raciale et raciste. Selon Achille Mbembe[13], la race était le principal critère de classification sociale et de hiérarchisation.

En fait, le système colonial n’a pas seulement constitué un dispositif d’exploitation et de pillage, il a également causé des génocides, des ethnocides et des épistémicides[14]. En d’autres termes, les envahissements européens, euro-nord-américains dirait-on aujourd’hui, ont commis des crimes de sang et détruit des civilisations entières. Comme le souligne Jean Casimir, c’est par cette voie que l’exploitation et l’asservissement des territoires du Sud ont été possibles : « Elles [les métropoles] bloquent, dans la mesure du possible, toute expression de culture originale. Elles essayent d’éliminer ou de banaliser toute connaissance et toutes valeurs reçues des ancêtres ainsi que celle que la population élabore en toute autonomie[15] ». Le système colonial est donc juridico-politique, économique, culturel et épistémique.

Du glissement à la colonialité

Le terme colonialité signifie que, malgré la décolonisation juridico-politique des pays anciennement colonisés, il existe encore aujourd’hui une continuité historique des relations coloniales de pouvoir qui s’expriment d’une part sur le plan interne dans les rapports entre classes sociales et entre l’État et le peuple ; d’autre part dans les rapports des pays du Sud avec les puissances capitalistes impérialistes. Le sociologue décolonial Ramón Grosfoguel la définit comme « la continuité des formes de domination et d’exploitation après la disparition des administrations coloniales produites par les structures et les cultures hégémoniques du système-monde capitaliste/patriarcal/moderne/colonial[16] ». Après la Seconde « Guerre mondiale » et durant la vague de décolonisation amorcée en Afrique dans la première moitié du XXe siècle, le discours colonial s’est transformé en un discours « développementiste ». Autrement dit, le « développementisme » devient le nouveau discours colonial. Il s’agit aussi d’un concept élaboré dans le contexte de la montée de l’État-providence dans le Nord comme dans le Sud avec chacun leur spécificité. D’où les politiques et les programmes de développement des institutions internationales dans les pays du Sud anciennement colonisés et les politiques publiques des États afin de garantir à leur population un accès minimal à des services sociaux de base. Le sociologue Quijano nous dit que « le développement était […] le terme clé d’un discours politique associé à un projet vague de déconcentration et de redistribution relatives au contrôle du capital industriel, dans la nouvelle géographie qui prenait forme dans le capitalisme mondial colonial-moderne, à la fin de la Seconde Guerre mondiale[17] ». Dans un entretien accordé à l’agence de presse espagnole EFE en 2019, le philosophe sénégalais Felwine Sarr affirme que cette idée de développement veut dire « faire comme les sociétés occidentales » et qu’elle signifie toujours piller les ressources, produire et avoir des répercussions négatives sur le climat et l’écologie. Il renchérit en disant : « L’Afrique donne plus au monde qu’il ne reçoit. […] Lorsqu’on observe les flux financiers, les milliards de dollars qui sortent de l’Afrique sont plus importants que ceux qui entrent[18] ». On constate donc que ces programmes de développement ne réduisent pas vraiment les inégalités sociales dans les sociétés appauvries et dépendantes. Par ailleurs, l’hégémonie capitaliste dans un « monde unipolaire » et l’imposition des politiques néolibérales ont mené à l’abandon de la stratégie de l’État-providence qui créait une certaine illusion d’accès aux biens et services. Par ce processus de démantèlement de  l’État-providence, le néolibéralisme a entrainé une radicalisation idéologique du capital, notamment dans le Sud. Le Chili a été un des premiers pays à l’expérimenter après le coup d’État sanglant et meurtrier du 11 septembre 1973 contre le gouvernement socialiste de Salvador Allende. L’imposition des politiques néolibérales dans les périphéries a constitué une matérialisation idéologique parmi les plus puissantes du développementisme. Ce dernier s’appuie souvent sur des mégaprojets extractivistes (miniers, agricoles, touristiques, industriels…) qui ne produisent qu’accaparement des terres paysannes et autochtones, dépossession, déplacement, appauvrissement des sociétés concernées et destruction écologique au profit des oligarchies transnationales et nationales. Dans ce cadre, la dette devient le nouvel outil des puissances capitalistes impérialistes pour assurer leur domination coloniale sur les pays du Sud. Haïti en a été victime depuis 1825 à cause de la rançon de 150 millions de francs-or imposée par la France. Comme je l’ai déjà expliqué en citant Jean Ziegler, « l’époque de la domination par la dette fait suite, sans transition, à l’époque coloniale. La violence subtile de la dette s’est substituée à la brutalité visible du pouvoir métropolitain[19] ».

Les puissances capitalistes impérialistes ont contraint les États du Sud à respecter ce que Naomi Klein appelle la trinité néolibérale : privatisation, dérèglementation et réduction draconienne des dépenses publiques dans les services sociaux. Les réalités sociales et économiques des pays victimes de ces politiques témoignent de leurs impacts dévastateurs sur les populations. La dictature de Pinochet qui appliquait fidèlement les diktats néolibéraux de l’École de Chicago a fait s’effondrer le système socioéconomique du Chili. En 1974, l’inflation grimpa jusqu’à 375 %, le taux le plus élevé au monde ; en 10 ans (1973-1983), le secteur industriel a perdu 177 000 emplois ; l’économie chilienne a régressé de 15 % et le taux de chômage qui n’était que 3 % sous Allende est passé à 20 % ; 74 % des revenus d’une famille chilienne étaient destinés à l’achat du pain alors que sous Allende le lait, le pain et les tickets de transport en commun représentaient seulement 17 % du salaire d’un employé du secteur public[20].

On peut citer deux autres cas qui illustrent la face sombre de la modernité capitaliste néolibérale en Afrique. Au Niger, l’uranium de la ville d’Arlit, et bientôt d’Imouraren, « fait tourner 40 % des centrales nucléaires françaises depuis plus de 30 ans et fournit l’électricité la moins chère du monde. […] Le PIB du Niger, ce pays du Sahel de 17 millions d’habitants, n’est que de 5,5 milliards de dollars, à peine supérieur au bénéfice d’EDF [Électricité de France] en 2013. Son indice de développement humain par habitant le classe à la dernière place des 186 pays à égalité avec la République démocratique du Congo. Les famines y sont fréquentes. […] L’Éthiopie, pays de la corne de l’Afrique dans lequel sévit la famine, a déjà cédé plusieurs centaines de milliers d’hectares pour alimenter des voitures et du bétail étranger ou fournir des fleurs aux amoureux des pays industrialisés[21] ».

Le cas d’Haïti est aussi emblématique. L’application des politiques néolibérales dans les années 1980 et 1990 y a amené la privatisation des principales entreprises publiques et a renforcé le chômage. Les dépenses publiques en matière de services sociaux diminuent alors que le service de la dette augmente. Ainsi, selon le ministère de l’Économie et des Finances d’Haïti, le portefeuille alloué à la santé est passé de 7,37 % du budget en 2001-2002 à 4,84 % en 2008-2009 tandis que l’intérêt de la dette est passé de 2,27 % à 13,61 %. Cette tendance se poursuit encore aujourd’hui. Dans le budget de 2019-2020, « la dette publique équivaut à trois fois le budget du ministère de l’Agriculture, des Ressources naturelles et du Développement rural (MARNRDR). Elle est passée, en deux ans, de 14 milliards à un peu plus de 20 milliards de gourdes (près de 152 millions d’euros)[22] ». En outre, la réduction des droits de douane a eu un impact catastrophique sur la production locale. Ce processus a débouché sur « la décapitalisation des petits paysans, ce qui a transformé le pays autosuffisant jusque dans les années 1980, en importateur de riz. En 2008, Haïti importe 82 % de sa consommation de riz[23] ».

Cet exposé des conséquences de la colonialité dans les pays du Sud principalement démontre la nécessité d’une position radicale en faveur de la décolonisation/libération, car « les vieilles hiérarchies coloniales globales entre Européens/euro-nord-américains et non-Européens sont toujours en vigueur et sont articulées à la division internationale du travail et à l’incessante accumulation de capital à l’échelle mondiale (Quijano, 2000, Grosfoguel, 2002)[24] ».

La décolonisation/libération des pays du Sud

La modernité capitaliste néolibérale cause non seulement des injustices et des inégalités sociales et économiques ainsi que la destruction des mondes autres, elle produit également des injustices cognitives : « Les injustices cognitives d’ordre épistémologique sont nombreuses, à commencer par l’invisibilité normative des savoirs locaux en milieu universitaire (sauf dans quelques projets originaux en sciences sociales, bien sûr), alors qu’ils sont pourtant socialement et culturellement les plus pertinents[25] ». « La colonialité du pouvoir inclut la colonialité du savoir comme l’un de ses versants : toutes les connaissances produites par les Noirs et les indigènes furent considérées comme non ou pré-rationnelles, à savoir comme des mythes, de la magie si ce n’est comme de la sorcellerie[26]. » La colonialité imprègne donc toutes les composantes de la vie. La décolonisation ne saurait être limitée dans la mesure où « aucun projet radical ne peut réussir à long terme sans démanteler ces hiérarchies coloniales/raciales au niveau social et épistémique[27] ».

En ce sens, l’analyse critique de la situation des pays du Sud et de la modernité capitaliste coloniale ne doit pas se restreindre à une simple opération intellectuelle de constat et de problématisation. Elle doit aussi procéder à une sociologie des absences et des émergences, en mettant en évidence les expériences sociales et les autres solutions anticapitalistes des peuples invisibilisés par l’hégémonie de la modernité capitaliste[28]. La décolonisation et la libération du monde dépassent donc le seul domaine juridico-politique. Elles sont en effet à la fois économiques et politiques, mais aussi culturelles et épistémiques. Cela signifie une relance de l’autodétermination et de la souveraineté des peuples, c’est-à-dire une revalorisation des cultures, des savoirs et des sensibilités comme la solidarité, l’équité et la justice sociale et une éthique du vivre ensemble. Ce vivre ensemble révolutionnaire constitue une alternative au capitalisme néolibéral. « Ce projet révolutionnaire s’édifiera autour de la mobilisation des secteurs majoritaires [des populations] qui revendiquent le travail, l’éducation, la santé, la dignité, l’autonomie de pensée et de pouvoir, etc.[29] » Et cela exige « la subversion épistémique/théorique/historique/esthétique/éthique/politique de la matrice coloniale du pouvoir en crise[30] ».

Dans cette optique, « parler de “libération” nous renvoie à deux types de projets différents qui sont toutefois reliés : la décolonisation politique ou économique et la décolonisation épistémologique[31] ». D’un point de vue politique, il s’agit de créer un mode de vie collectif et individuel où la dignité humaine fait sens dans les communautés et les sociétés. Autrement dit, la signification politique de la décolonisation réside dans la volonté active de la communauté, qui n’est autre que de se tenir debout par soi-même et constituer un héritage[32].

La décolonisation la plus difficile est celle des catégories où évolue la pensée[33]. Il faut remettre en question les termes mêmes par lesquels les résistances/luttes de libération ont été conçues et perçues. Les valeurs, savoirs et cultures produits par les acteurs sociaux, les classes subalternes (la paysannerie, les Autochtones…) et les ancêtres doivent être reconsidérés. Il faut donc un acte de désobéissance épistémique pour refuser, d’une part, les voies déjà tracées et imposées comme les seules valides et valables par la modernité coloniale occidentale, et d’autre part, de rendre visibles des expériences et des savoirs infériorisés. En effet, cela implique une critique radicale de la rationalité coloniale moderne. Car :

La rationalité coloniale moderne a cherché à imposer dès ses origines l’idée de l’existence d’un seul monde fragmenté et cette idée va tenter de s’imposer dans toutes les sphères de la vie sociale. Ce monde unique tentera de s’imposer aux autres mondes et cherchera à les éliminer dans la mesure où ils sont « irrationnels », « sauvages », « barbares » ainsi que « sous-développés », « pré-modernes », « arriérés », « non contemporains », « vestiges » de l’« Ancien » Monde[34].

La décolonisation doit également attaquer cette logique dualiste et dichotomique. Il s’agit d’adopter une distanciation critique par rapport à la matrice coloniale. Le but est « d’ouvrir des espaces analytiques pour les réalités qui sont “surprenantes”, parce que nouvelles, ignorées ou rendues invisibles, c’est-à-dire présentées comme non existantes par la tradition critique eurocentriste[35] ».

La décolonisation/libération exige donc d’agir sur tous les terrains envahis par la modernité coloniale. Tous les savoirs autres et les expériences de luttes alternatives peuvent servir à alimenter ce processus. La révolution haïtienne peut être une source d’inspiration, autant que les luttes des peuples autochtones, des paysans et paysannes, des travailleurs et travailleuses de l’Afrique, de l’Amérique latine. « Les épistémologies et ontologies indigènes sont d’autres manières de comprendre et de créer des mondes. Ces autres mondes sont construits à partir d’autres ontologies qui reconnaissent la multirelationnalité entre tout ce qui existe[36]. » Dans ce processus de décolonisation et de libération des pays de la périphérie, les universitaires, en fonction de leur position critique, épistémologique et politique, peuvent jouer un rôle important. Voilà une lourde et longue tâche à laquelle toutes et tous les universitaires du Sud qui choisissent de se mettre aux côtés des classes populaires dans leur lutte pour la vie et soucieux de la construction de mondes alternatifs sont tenus de réfléchir et de contribuer.

Walner Osna[1] est doctorant en sociologie à l’Université d’Ottawa


  1. Ce texte est une version révisée d’une conférence présentée au Centre de recherche ouest africain (WARC-CROA) à Dakar, Sénégal, le 16 juillet 2021.
  2. Boaventura de Sousa Santos, Épistémologies du Sud. Mouvements citoyens et polémique sur la science, Paris, Desclée de Brouwer, 2016, p. 241.
  3. Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2018, p. 19.
  4. Jean Casimir, La Caraïbe : une et divisible, Port-au-Prince, Éditions Henri Deschamps, 1991.
  5. Walter Mignolo, « Géopolitique de la connaissance, colonialité du pouvoir et différence coloniale », Multitudes, vol. 3, n° 6, 2001, p. 67.
  6. Mbembe, op. cit. ; Aníbal Quijano, « “Race” et colonialité du pouvoir », Mouvements, vol. 3, n° 51, 2007, p. 111-118.
  7. Noam Chomsky, L’An 501. La conquête continue, Montréal, Écosociété, 2016, p. 21.
  8. Laënnec Hurbon, « La révolution haïtienne : une avancée postcoloniale », Rue Descartes, vol. 4, n° 58, 2007, p. 58.
  9. Ibid., p. 56.
  10. Mbembe, op. cit., p. 32.
  11. Nicolas Sersiron, Dette et extractivisme. La résistible ascension d’un duo destructeur, Paris, Utopia, 2014, p. 61.
  12. Chomsky, op. cit., p. 13.
  13. Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, 2013, p. 87.
  14. NDLR. Terme employé par Boaventura de Sousa Santos pour définir la façon dont la connaissance occidentale a assujetti la connaissance et les savoirs d’autres cultures et d’autres peuples.
  15. Jean Casimir, Haïti et ses élites : l’interminable dialogue de sourds, Port-au-Prince, Éditions de l’Université d’Haïti, 2009, p. 97.
  16. Ramón Grosfoguel, « Les implications des altérités épistémiques dans la redéfinition du capitalisme global », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 61.
  17. Aníbal Quijano, « “Bien vivir” : entre el “desarrollo” y la des/colonialidad del poder », dans Cuestiones y horizontes. De la dependencia histórico-estructural a la colonialidad/descolonialidad del poder, Buenos Aires, CLACSO, 2014, p. 848.
  18. EFE, « El filósofo senegalés Felwine Sarr : “África da más al mundo de lo que recibe” », 19 décembre 2019, <https://www.efe.com/efe/espana/gente/el-filosofo-senegales-felwine-sarr-africa-da-mas-al-mundo-de-lo-que-recibe/10007-4135826>.
  19. Jean Ziegler, L’empire de la honte, Paris, Fayard, 2005, p. 94, cité par W. Osna, dans « État et colonialité en Ayiti. Traduction de la colonialité dans les actions politiques de Jean-Pierre Boyer (1818-1843) », Revue d’Études Décoloniales, n° 4, 2019.
  20. Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Toronto, Leméac/Actes Sud, 2008.
  21. Sersiron, op. cit., p. 35-41.
  22. Frédéric Thomas, « Haïti. Ombres et reflets du budget 2019-2020 », AlterPresse, 5 août 2020, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article25976>.
  23. Sophie Perchellet, Haïti. Entre colonisation, dette et domination. Deux siècles de luttes pour la liberté, Liège/Port-au-Prince, CADTM/PAPDA, 2010, p. 61.
  24. Grosfoguel, op. cit., p. 61.
  25. Florence Piron, « Méditation haïtienne. Répondre à la violence séparatrice de l’épistémologie positiviste par l’épistémologie du lien », Sociologie et sociétés, vol. 49, n° 1, 2017, p. 38.
    • Damian Pachon Soto, « Modernité et colonialité du savoir, du pouvoir et de l’être », Cahiers des Amériques latines, n° 62, 2009, p. 51.

  26. Grosfoguel, op. cit., p. 68.
  27. Albert Memmi, Portrait du colonisé arabo-musulman et de quelques autres, Paris, Gallimard, 2004, p. 208.
  28. Anil Louis Juste, « Le vivre ensemble comme pratique de citoyenneté pleine », AlterPresse, 12 février 2004, <https://www.alterpresse.org/spip.php?article1149>.
  29. Quijano, op. cit., p. 858.
  30. Walter Mignolo, La désobéissance épistémique. Rhétorique de la modernité, logique de la colonialité et grammaire de la décolonialité, Bruxelles, P.I.E.-Peter Lang, 2015, p. 43.
  31. Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, Paris, La Découverte, 2013. p. 10.
  32. Yann Moulier-Boutang et Jérôme Vidal, « A De la colonialité du pouvoir à l’Empire et vice versa », Multitudes, vol. 3, n° 26, 2006, p. 20.
  33. Carmen Carino Trujillo, « Colonialidad del poder y colonialidad del género. Sentipensar las luchas de mujeres indígenas en Abya Yala desde los mundos en relación », Revista de Sociología, n° 28, 2019, p. 39.
  34. Boaventura de Sousa Santos, « Épistémologies du Sud », Études rurales, 187, 2011, p. 32.
  35. Trujillo, op. cit., p. 40.

 

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