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Entretien avec Peter Hudis, Red Pepper, 26 avril 2013 (Traduction française pour Avanti4.be : G. Cluseret.)

Peter Hudis est responsable, avec Kevin Anderson, d’une édition d’œuvres et de lettres inédites de Rosa Luxemburg en anglais et des premiers volumes de ses Œuvres Complètes dans cette langue. Entretien réalisé pour la revue britannique « Red Pepper ».

 

Croyez-vous que les idées de Rosa Luxemburg sont d’actualité dans la situation politique actuelle ? Comment la nouvelle génération d’activistes radicaux peut-elle tirer profit de son œuvre ?

Les révoltes spontanées massives en Afrique du Nord et au Proche Orient, surtout en Tunisie, en Egypte et en Libye, soulignent l’importance de la contribution de Rosa Luxemburg. Elle a compris mieux qu’aucun autre marxiste de son époque (et bien mieux que de nombreux autres qui suivirent) que la révolution n’est « faite » par aucun parti ou individu marquant : elle émerge de manière spontanée comme une réponse des masses face à des conditions sociales déterminées. Elle cherchait toujours l’inattendu chez les masses et son œuvre nous éduque dans ce sens.

Sa compréhension de ce qui se passe après la révolution est également importante. Elle soutenait qu’il ne peut y avoir de socialisme sans démocratie et qu’il n’y a pas de démocratie sans socialisme. Elle protestait contre tout qui, ami ou ennemi, ne concevait pas le changement social comme une libération des talents et des capacités innées et acquises de l’humanité. Dans ce sens, elle faisait partie d’un courant « idéaliste » au sein du marxisme que l’on a ignoré pendant trop longtemps. N’oublions pas qu’en 1844 Marx avait défini sa philosophie comme un humanisme, qui consiste dans l’unité de l’idéalisme et du matérialisme. Nous avons plus que jamais besoin aujourd’hui de cette unité.

Comment situer les lettres de Rosa Luxemburg au sein du reste de son œuvre ? Que nous apprennent les lettres qu’elle écrivit à la militante pour les droits des femmes que fut Clara Zetkin sur la politique du genre, et particulièrement en relation avec sa propre expérience ?

Pendant de nombreuses années, on supposait que Rosa Luxemburg n’était pas féministe et qu’elle ne s’intéressait pas à l’émancipation des femmes. Mais tel n’était pas le cas. Rosa Luxemburg repoussait les demandes répétées des dirigeants du Parti social-démocrate allemand (SPD) de jouer un rôle plus direct dans la section des femmes du parti. Mais elle refusait car elle considérait que les hommes voulaient la détourner de son implication directe dans les débats politiques et théoriques du socialisme allemand parce qu’ils voulaient se les réserver pour eux-mêmes.

Elle s’est heurtée à beaucoup de sexisme parmi les dirigeants du SPD (y compris de la part de August Bebel, auteur de « La Femme et le Socialisme », qui parla d’elle un jour comme d’une « chienne vénéneuse »). Elle savait parfaitement que c’était du sexisme quand on frustrait ses efforts pour se faire entendre. Elle pensait, par contre, que la manière la plus efficace de combattre ces barrières était de mettre à nu la faiblesse politique et théorique de ses adversaires.

Nous savons maintenant qu’elle écrivit beaucoup sur l’émancipation des femmes ; dans une lettre à Zetkin, elle lui exprime combien elle se sent fière de se dire féministe. Ce fait nous avait motivés, Kevin Anderson et moi, à inclure une collection de ses écrits sur les femmes dans « The Rosa Luxemburg Reader ». Aujourd’hui, « The Letters of Rosa Luxemburg » démontre qu’une de ses plus grandes préoccupations quand elle sortit de prison en novembre 1918 fut d’impulser la création d’une section de femmes au sein de ce qui allait devenir à la fin de décembre le Parti communiste allemand.

Ce fait est assez surprenant quand on tient compte de la quantité de questions dont elle devait s’occuper dans les courts deux mois de convulsion révolutionnaire entre sa libération et sa mort. C’est comme si, dès qu’elle fut libérée des entraves du SPD, elle se sentait plus libre de se concentrer avec plus de détermination sur la question des femmes.

De nombreux militants découvrent la figure de Rosa Luxemburg à travers le filtre de leur engagement dans des organisations de tradition léniniste. Quels furent les points de désaccords entre Rosa Luxemburg et Lénine, et comment peut-on percevoir leurs méthodes et perspectives différentes aujourd’hui ?

Sur de nombreuses questions, Lénine et Rosa Luxemburg étaient opposés quant aux questions d’organisation, tandis que sur d’autres, ils partageaient les mêmes concepts. Tous acceptaient la nécessité d’un parti « d’avant-garde », bien que cette notion est absente de l’œuvre de Marx et qu’elle n’est entrée dans le mouvement socialiste allemand (et plus tard russe) qu’à partir de l’influence de l’adversaire de Marx, Ferdinand Lassalle (que Marx avait qualifié de « futur dictateur des travailleurs »).

La IIe Internationale, dans laquelle se retrouvaient Rosa Luxemburg et Lénine, ne s’est pas développée avec les concepts d’organisation de Marx : ce furent Lassalle et Kautsky qui en ont jeté les bases. Ce serait donc une erreur de lecture de l’histoire que de supposer que Rosa Luxemburg et Lénine n’avaient pas de prémisses communes sur l’organisation. Cependant, Rosa Luxemburg n’a jamais été aussi rigide et dogmatique que Lénine quant à la nécessité d’une direction centralisée de la part d’un « comité central qui concentre toute l’information » (selon les termes de Rosa Luxemburg).

Elle s’est souvent opposée à Lénine en reprochant à ce dernier « d’envelopper le parti dans des langes et exercer une dictature intellectuelle à partir du comité exécutif central » (cf. son manuscrit de 1911, « Crédo »). Rosa Luxemburg avait beaucoup plus confiance dans ce que les masses pouvaient créer de manière inattendue et elle ne partageait pas la fixation de Lénine pour leur contrôle centralisé.

Selon moi, la plus grande différence entre les deux se situe par rapport à ce qui se passe après la révolution. Rosa Luxemburg ne voyait pas la démocratie comme un simple instrument que l’on peut écarter en arrivant au pouvoir. Au contraire, elle soutenait que si l’arrivée au pouvoir ne s’accompagnait pas d’une extension démocratique, on ne créerait pas une nouvelle société. Les partis ne créent pas le socialisme : ce sont les travailleurs et les citoyens librement associés. De manière conséquente, elle a condamné la terreur rouge de Lénine, la création de la Tchéka et l’établissement d’une dictature du parti. Telle est sa plus grande contribution « sur ce qui se passe après la révolution ».

Quel est la signification et l’implication de cette nouvelle publication par rapport aux acquis et aux limites de Rosa Luxemburg ?

Approximativement 80% des écrits de Rosa Luxemburg n’ont jamais paru en langue anglaise. Même son œuvre théorique la plus importante, « L’Introduction à l’économie politique », n’a pas été intégralement publiée. Cette œuvre, avec six manuscrits sur l’économie politique, les sociétés précapitalistes et le Capital de Marx – retrouvés dans les dernières décennies – seront publiées dans un premier volume d’Ouvres Complètes : « Economic Writings, 1898-1907. »

Ces textes démontrent la portée de sa compréhension de la théorie marxiste et sa profonde compassion pour tous ceux qui souffrent du joug de l’impérialisme et de l’intrusion capitaliste dans le monde en voie de développement. De nombreuses personnes ont pensé que Rosa Luxemburg s’était opposée au droit à l’autodétermination des peuples parce qu’elle prêtait peu d’intérêt aux nations non européennes. Mais les Œuvres Complètes démentent cela.

Cela nous permettra également d’évaluer jusqu’à quel point elle a eu raison ou tort dans la promotion des principes de libre discussion et sa prévention vis-à-vis de structures centralisées d’organisation quant à son travail au sein du mouvement polonais. Ces écrits nous démontrent les difficultés également rencontrées par Rosa Luxemburg dans la recherche d’une relation totalement différente entre la spontanéité, la conscience et l’organisation que celle qui a caractérisé le marxisme après Marx.

 

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