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L’imposture des Nations unies en Haïti

Il y a près d’un an, le tremblement de terre du mardi 12 janvier détruisait la capitale haïtienne et plusieurs centaines de milliers de vies. Micha Gaillard, militant des droits de l’homme, intellectuel, homme politique haïtien et fils du plus grand historien de l’île, était de ceux-là. Sa mort éclaire les maux antérieurs et postérieurs au séisme. Pendant deux jours, coincé au niveau des cuisses, il parvint, avec calme et courage, à parler avec ses amis venus l’aider mais qui ne trouvèrent jamais l’équipement minimum qui aurait permis de le tirer du ministère de la justice qui s’était effondré. Un Etat fonctionnel, cause pour laquelle il s’est battu toute sa vie, l’aurait peut-être sauvé. Surtout il n’aurait pas du se trouver là. Quelques minutes avant le tremblement, il se précipitait à l’intérieur d’un ministère entièrement vide, pour y déposer d’urgence des demandes de libération d’individus injustement arrêtés. Personne ne put l’accueillir, il se dirigea vers le bureau du ministre, au fond. Il y fut le seul mort. On ne peut que se réjouir que l’effondrement de treize ministères et du palais présidentiel ait fait moins d’une dizaine de morts. Il faut aussi avoir le courage de constater que dans un pays qui était déjà en crise, l’Etat n’était pas au travail.

Les soldats des Nations unies non plus. Ceux qui purent observer, dont l’auteur de ces lignes, la capitale dans les jours immédiatement après le séisme, furent frappés par l’absence des casques bleus. Ce fait, à ma connaissance, n’a pas été reporté par les médias européens et nord-américains. Sept mille soldats des Nations unies se trouvaient en Haïti avant le séisme, quatorze mille bras qui sont restés croisés dans leurs bases dans les deux jours cruciaux qui suivirent le séisme, y compris un bataillon de génie. Dans une interview encore disponible sur YouTube et qui semble tout droit sorti du XIXe siècle, Nelson Jobim, le ministre brésilien de la défense affirmait aux journalistes que « les Haïtiens » n’accepteraient jamais que des étrangers touchent des morts haïtiens, justifiant ainsi l’ordre surréaliste de rester passif.

Le fiasco le plus récent, l’épidémie de choléra, est aussi le fruit de cette alliance entre un Etat qui n’existe plus, si ce n’est par des têtes parlantes, et des institutions internationales qui n’assument pas leur mainmise, aboutissant à un pays de onze millions d’âmes sans véritable structure exécutive. D’autres désastres suivront, faute d’avoir su analyser les raisons de l’extrême vulnérabilité d’Haïti, de la mort clinique de l’Etat et le bilan déplorable de la communauté internationale.

L’ONU souffre en Haïti d’un discrédit dont les opinions occidentales ont peu l’idée. Quiconque ouvre un journal dans la capitale haïtienne se rend compte du fossé qui sépare la communauté internationale de cette population. (Qui sait d’ailleurs que Bill Clinton, qui occupe un poste central dans le dispositif international de « reconstruction », est, pour dire le moins, une figure controversée dans ce pays ?). Les colères ne dépassent malheureusement pas les rivages de l’île, car aujourd’hui, Haïti est un pays sans voix. Ses intellectuels ne parviennent pas à faire entendre leurs récits, si ce n’est au travers d’intermédiaires, reporters, exilés ou « experts ». Les médias francophones se rabattent sur de vieux écrivains exilés, qu’un sociologue haïtien appelle ironiquement « les intellectuels d’aéroports » et dont les récits trahissent la déconnection d’avec leurs compatriotes. Moins de quatre jours après le séisme, trois des plus grands intellectuels haïtiens en Haïti signaient un texte alarmant, noir de pessimisme, prédisant que, faut d’avoir dressé un vrai bilan, il n’y aurait pas de reconstruction et que les milliards de l’aide internationale à venir n’allaient, avec certitude, servir à rien. Aucun journal aux Etats-Unis n’accepta de publier un article aussi pessimiste ; en France, un seul. A-t-on le droit d’ailleurs de critiquer l’ONU en France ?

LE DROIT D’AVOIR UN ÉTAT

Cassandre avait raison : un an après le séisme, la reconstruction n’a pas eu lieu. Mais le fiasco des organisations internationales est aussi celui des médias internationaux qui, dans l’après-séisme, ont oscillé entre sensationnalisme et optimisme, mais jamais dressé le bilan déjà désastreux de l’aide en Haïti. Cela fait ainsi plus de dix-sept ans que les Nations unies ont une présence massive et presque ininterrompue en Haïti. Cela fait sept années maintenant que la présence des casques bleus et de la communauté internationale (plus de mille ONG !) en Haïti ne s’assume pas, tout en imposant ses choix économiques et politiques (y compris de premiers ministres). En autant d’années, ce pays a gagné sa place en enfer, aucune infrastructure sérieuse n’a été reconstruite et les espoirs d’un futur meilleur n’émergent que dans les discours des leveurs de fonds. Les Nations unies ressemblent à ces trous noirs des astrophysiciens. Rien ne semble ressortir du milliard de dollars consommé chaque année par sa mission de la paix en Haïti, si ce n’est un discours d’autolégitimation et d’autosatisfaction. Croire enfin que des expatriés, dont le salaire de base commence à près de onze mille dollars par mois net d’impôt, peuvent entretenir des relations autres que coloniales avec une population cassée et pas seulement paupérisée, relève du phantasme.

Les Nations unies ne sont pas, et de loin, les seuls responsables ; mais, à l’heure du bilan, force est de conclure que la solution est ailleurs. Qui croît donc qu’il peut y avoir une quelconque sortie de la pauvreté extrême, du naufrage, sans Etat, sans institutions, sans infrastructures ? Il manque la plus importante des infrastructures, un Etat. Depuis cinquante ans, celui-ci a constamment et consciemment été détruit par les gouvernants haïtiens eux-mêmes comme par une aide internationale soumise aux idéologies du jour et à sa propre incompétence. Le premier des droits de l’homme ne serait-il pas le droit d’avoir un Etat ?

Jean-Philippe Belleau, professeur à l’université du Massachusetts à Boston

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