AccueilNuméros des NCSNo. 19 - Hiver 2018Limites et obligations de l’intervention syndicale dans le domaine de la finance

Limites et obligations de l’intervention syndicale dans le domaine de la finance

La problématique du rôle des syndicats dans le domaine de la finance, sur les marchés des capitaux et sur la gouvernance des entreprises est au programme des mouvements syndicaux nord-américains depuis les années 1970, quand des syndicats ont commencé à participer de façon plus importante aux décisions des conseils d’administration paritaires des fonds de pension collectifs[2]. Le présent article examine de façon critique la tentative, peut-être la plus ambitieuse de la part d’un mouvement syndical, de modeler les relations entre les entreprises et la finance à l’avantage des travailleurs et des travailleuses : le Fonds de solidarité de la FTQ (FSFTQ)[3]. Nous cherchons à comprendre les tensions et les contradictions qui traversent une institution à la frontière de la finance et du syndicalisme.

Créé au début des années 1980 comme une réponse aux fermetures d’usines et aux mises à pied massives, le FSFTQ est un fonds commun de placement contrôlé par la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ). Il détient 12 milliards d’actifs dont 40 % sont investis dans les marchés financiers et 60 % sous la forme de prêts ou d’investissements minoritaires dans de petites et moyennes entreprises (PME) à capital privé situées au Québec. Alors que la souscription au Fonds est ouverte au public, des membres actionnaires issus de syndicats locaux possèdent la majorité des actions. Les décisions d’investissement du Fonds sont prises par un conseil d’administration composé majoritairement de représentants et représentantes des syndicats; les autres membres sont des indépendants élus par les actionnaires. Le Fonds a été mis sur pied par la plus grande centrale syndicale du Québec, la FTQ, et reste toujours sous son contrôle. La loi qui a créé le Fonds lui confie une mission autant financière que sociale. Ses investissements doivent favoriser la protection et la création de l’emploi au Québec, soutenir le développement économique de régions dites défavorisées, encourager l’épargneretraite et la littératie financière auprès des travailleuses et des travailleurs. Ces objectifs sont associés à la recherche de rendements et de profits raisonnables. Le Fonds jouit d’une importante marge de manœuvre quant aux moyens pour atteindre ses buts et concilier ses mandats financiers et sociaux.

Dans cet article, nous cherchons à comprendre comment le FSFTQ concilie ses mandats et à évaluer la contribution d’un fonds syndical au pouvoir syndical. Nous avons l’intention de cerner les limites et les obligations relatives à ce type de projet. Plutôt qu’un prolongement du pouvoir syndical dans le domaine de la finance, nous considérons le FSFTQ comme un projet de classe contradictoire dans le sens où il fait siens des logiques et des intérêts économiques opposés, mais reste une institution officiellement liée à des syndiqué-e-s et à des directions syndicales. Notre recherche démontre que des intérêts conflictuels s’affrontent au sein du Fonds, entre le Fonds et les syndicats locaux, entre le Fonds et ses affiliés. Organisation qui cherche à la fois à réaliser des profits « raisonnables » et à atteindre des objectifs sociaux plus larges, le FSTFQ voit sa structure de gouvernance et ses pratiques institutionnelles qui tentent de préserver sa dimension syndicale traversées par ces contradictions.

Dans le monde anglophone, l’analyse du Fonds le présente comme une innovation qui privilégie la dimension « sociale » au détriment de logiques capitalistes[4]. Cette analyse reproduit le discours québécois dominant et exclut les lectures radicales que l’on retrouve dans la littérature francophone et qui soulignent les contradictions inhérentes à un fonds syndical, contradictions liées à la logique de la rentabilité, aux impératifs du maintien de l’emploi et aux limites du partenariat[5]. Notre étude remet en cause la représentation dominante et fait une évaluation critique des pratiques du Fonds et des relations qu’il entretient avec les milieux de travail syndiqués. Intervenir sur le terrain du capital au nom des travailleurs et des travailleuses soulève d’importantes questions sur la nature des contraintes et des forces à l’œuvre. Ces forces sont associées à la nature du capital qui se structure implicitement comme une relation de pouvoir de classe socialement déterminée. Comme capital, le Fonds doit prendre en compte des processus de production, des échelles salariales et des relations de travail qui soutiennent un profit et un rendement suffisants pour assurer sa viabilité dans un environnement économique nord-américain mondialisé, financiarisé et largement non syndiqué. Ces contraintes ne peuvent être assouplies qu’en favorisant le pouvoir des travailleurs et travailleuses, en abaissant les taux de profit et en effectuant un investissement suffisant pour soutenir l’emploi. Nous voulons savoir si l’introduction de stratégies syndicales dans le domaine de la finance peut permettre l’intrusion de logiques capitalistes dans les pouvoirs et les pratiques des syndicats. Comment un investisseur syndical peut-il à la fois représenter des travailleurs et des travailleuses et être un partenaire de l’entreprise privée ? Comment arrive-t-il à concilier ces différents intérêts ?

Cet article retrace d’abord les origines historiques du Fonds et explique sa structure interne unique et ses pratiques institutionnelles à partir de la vision de ses fondateurs et du contexte économico-politique de sa formation. Il examine ensuite les innovations sociales formelles et informelles créées pour assurer un contrôle syndical sur l’investissement et pour que celui-ci favorise les travailleurs. La troisième partie présente quelques réflexions sur la manière dont l’aventure du Fonds peut éclairer les débats nord-américains sur les organisations syndicales qui cherchent à contrôler davantage l’épargne des travailleuses et des travailleurs et ainsi faire progresser leurs propres intérêts.

Gérer la crise capitaliste : la FTQ et la quête du plein emploi

L’idée de créer le Fonds de solidarité a vu le jour à la suite de l’importante crise qui a touché le Québec et le Canada au début des années 1980. Lorsque la Banque centrale du Canada a relevé ses taux d’intérêt pour les adapter à ceux de la Réserve fédérale américaine en 1979, le gouvernement québécois a répondu par des mesures d’austérité brutales (une réduction de 20 % de la rémunération des employé-e-s de l’État en 1981-1982), même si le taux chômage oscillait autour de 14 %[6]. Des taux d’intérêt de plus de 16 % ont ralenti la construction résidentielle. La crise a rapidement touché deux secteurs très syndiqués – le manufacturier et la construction – où la FTQ était bien représentée.

Le Fonds de solidarité fut conçu comme une réponse à cette crise, alors que s’opérait une réorientation politique du mouvement syndical. Au cours des années 1970, les syndicats affiliés à la FTQ dans l’industrie lourde et manufacturière avaient alerté la centrale et demandé qu’elle agisse contre les fermetures d’usines et les mises à pied massives. Le service de la recherche intervenait alors à la pièce, mais avait peu de moyens à sa disposition et peu d’influence sur la politique gouvernementale. En 1976, l’élection du Parti québécois (PQ), d’orientation sociale-démocrate, a favorisé une approche plus corporatiste, et une série de sommets « socioéconomiques » a réuni gouvernement, entreprises et syndicats, ces deux derniers à titre de « partenaires socioéconomiques ». Durant le sommet de 1982, le gouvernement, à l’initiative de la FTQ, a mis sur pied une société de développement immobilier tripartite (Corvée Habitation) dans le but de stimuler le secteur de l’immobilier par un financement provenant de différents niveaux de gouvernement (par des crédits de taxes), des banques et des travailleurs de la construction eux-mêmes. C’est ce modèle que la centrale a voulu développer et appliquer au secteur industriel : une gouvernance tripartite pour faire baisser le coût du capital dans des secteurs précis au moyen d’avantages fiscaux liés à l’épargne retraite et ainsi soutenir l’investissement privé et la croissance de l’emploi.

Certains des plus grands syndicats de la FTQ étaient alors affiliés à des syndicats internationaux américains. Les membres qui assistaient à des congrès syndicaux internationaux étaient très au fait de la crise touchant la Rust Belt américaine[7] et des solutions proposées par leurs consœurs et confrères des États-Unis. Par exemple, on a examiné le modèle du Employee Share Ownership Plan (ESOP – Plan d’acquisition d’actions par les employé-e-s), de plus en plus populaire dans les secteurs syndiqués et non syndiqués aux États-Unis. On l’a rejeté pour éviter que les travailleuses et les travailleurs n’investissent leur épargne retraite dans leur propre emploi dans une période de rapide restructuration industrielle. Une expérience traumatisante de propriété et de gestion ouvrières d’une usine de textile (Tricofil) a convaincu la direction de la FTQ de ne pas remplacer la propriété privée par des coopératives de travail. Farouchement acquis à la social-démocratie, le mouvement syndical québécois s’est naturellement tourné vers la Suède pour s’inspirer de ses innovations politiques. Au début des années 1980, une délégation de la FTQ est allée étudier les fonds de travailleuses et travailleurs suédois, une stratégie syndicale beaucoup plus ambitieuse de socialisation de la propriété du capital. Finalement, les représentantes et représentants patronaux se sont opposés à la création d’un fonds tripartite de ré-industrialisation. La FTQ aurait donné son accord aux réductions salariales de 20 % des employé-e-s de l’État si l’épargne publique était dirigée vers un tel fonds. Finalement, la FTQ a mis sur pied son propre fonds financé par des travailleurs qui auraient droit à des crédits d’impôt supplémentaires s’ils souscrivaient à un régime enregistré d’épargne retraite (REER) du FSFTQ. À l’origine, la centrale voulait que les contributions soient déduites à la source des revenus des travailleurs et travailleuses, comme les cotisations syndicales, mais cette proposition a été abandonnée à la dernière minute en raison de l’opposition du Parti libéral. Pour écrire la loi qui allait créer le Fonds, les avocats et avocates du gouvernement ont demandé à la centrale si elle connaissait une loi de ce type dont ils pourraient s’inspirer. Il n’y en avait pas.

Pour cet exercice « d’innovation pure[8] », le mouvement syndical a pu s’inspirer d’une forte culture d’entreprenariat social et de finance coopérative enracinée dans la communauté francophone de la petite entreprise. La FTQ a trouvé dans ce secteur l’expertise nécessaire au démarrage du Fonds, dont l’aide d’une agence gouvernementale responsable de la promotion de l’économie coopérative (la Société de développement des coopératives). Le soutien du PQ au Fonds relevait autant de sa volonté de détacher l’économie québécoise de la finance anglo-saxonne que du besoin de rallier une partie du mouvement syndical dans un contexte d’austérité et de conflits de classe majeurs. Pour la direction syndicale, le Fonds constituait un outil dans la lutte pour le plein emploi à partir duquel le mouvement syndical serait en mesure de mettre de l’avant son objectif de démocratisation de l’économie. En d’autres termes, le Fonds n’était pas un outil de démocratisation des milieux de travail. On cherchait plutôt à assumer une responsabilité collective face aux problèmes de l’emploi, à répondre aux demandes pressantes de syndicats affiliés, à « sauver les meubles » et à restaurer le rapport de force avec les employeurs : « Si les capitalistes […] ne veulent pas marcher, nous autres on peut se substituer à eux […] S’ils veulent fermer les shops, on est capable d’en ouvrir, donc de créer un rapport de force. C’était quand même dans un schéma de rapport de force que ça été conçu[9] ». La proposition de lancer le Fonds a été adoptée au congrès de 1983, avec, en parallèle, des demandes à l’État d’assurer le plein emploi, de faire la promotion de l’équité salariale et de la réduction du temps de travail sans perte salariale.

La décision de créer le Fonds a été contestée à l’intérieur de la FTQ et condamnée par la centrale rivale, la Confédération des syndicats nationaux (CSN), bien que cette dernière ait créé son propre fonds, Fondaction, en 1996. Le soutien le plus fort au sein de la FTQ a été celui des Métallos et des syndicats de la construction, des affiliés puissants et durement touchés par les fermetures d’usines et le chômage. La section québécoise des Travailleurs canadiens de l’automobile (TCA) a accepté le projet après un débat houleux de sept heures[10]. L’opposition est venue des syndiqué-e-s du secteur public, le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), et de la gauche, bien représentée au sein des employé-e-s de la centrale et fortement en désaccord avec l’idée du Fonds. La distinction politique entre la gauche et la droite ne se fondait pas sur l’idée du plein emploi comme un but à atteindre, mais bien sur la question de savoir si la responsabilité du plein emploi incombait à l’État ou aux partenaires « socioéconomiques ». La décision de la FTQ de créer son propre fonds a été perçue comme une défaite de la gauche puisqu’elle exprimait un revirement de position de la centrale et l’acceptation d’une nouvelle approche de « partenariat », tant sur le plan politique que dans les milieux de travail. Le maintien de l’emploi supplantait maintenant l’amélioration des salaires et des conditions de travail. La centrale syndicale avait adopté 10 ans auparavant un programme qui dénonçait l’aide de l’État aux entreprises. Elle y voyait alors une solution factice aux problèmes du chômage et avait demandé à l’État la collectivisation de l’épargne et le contrôle public des ressources de la province. Cette centrale demandait maintenant à devenir un partenaire de l’entreprise privée grâce à un capital recueilli auprès de la population québécoise.

Obligations et contradictions d’un fonds syndical

Les caractéristiques les plus innovantes du FSFTQ ont émergé d’un processus d’apprentissage alors que ses fondateurs se sont retrouvés aux prises avec différentes obligations et contradictions. Trois innovations retiennent l’attention : le réseau des responsables locaux (RL), le bilan social et la formation économique. Le Fonds est tenaillé entre des intérêts financiers et son identité proprement syndicale. Comme nous le montrons dans cette section, ces trois éléments ont permis, avec plus ou moins de succès, de faire face à ces contradictions internes.

Le réseau des responsables locaux

Pour maintenir son caractère syndical, le Fonds a un réseau de « représentants et représentantes » bénévoles. En effet, le réseau des RL se compose de volontaires sur les lieux de travail syndiqués à raison d’une ou un représentant pour 50 travailleuses et travailleurs. La tâche principale des RL, en l’absence d’un prélèvement automatique à la source, consiste à convaincre les travailleuses et travailleurs syndiqués d’investir dans le Fonds. En conséquence, les RL sont devenus les principaux agents par lesquels les membres syndiqués et les syndicats peuvent influencer et structurer les décisions d’investissement du Fonds. Ils constituent l’ossature du Fonds, garantissent le succès de l’institution et font en sorte que cet outil qui autrement plongerait dans une logique purement financière demeure sous contrôle syndical. Ils endossent les valeurs syndicales et sont, en quelque sorte, des « actionnaires militants ». L’utilisation du Fonds comme levier syndical les intéresse plus que les rendements et la maximisation stricte du profit. Leur influence sur le Fonds s’exerce de manière formelle et informelle.

Environ 60 % des actions du Fonds sont détenues par des syndiqué-e-s. Malgré les procurations, les RL mobilisent moins de 10 % des actionnaires à chaque réunion annuelle[11]. Pour exercer une influence syndicale sur le FSFTQ – et pour s’assurer qu’une majorité des sièges du conseil d’administration soit détenue par des syndicalistes –, la FTQ doit entretenir et mobiliser ce réseau. Puisque la participation des actionnaires aux décisions de gouvernance du Fonds est particulièrement faible, la mobilisation des RL suffit à préserver le contrôle syndical sur l’institution. Les RL se réunissent plusieurs fois par année et reçoivent des libérations syndicales. Ces réunions régionales et locales sont organisées par des employé-e-s du Fonds secondés par des syndicats affiliés (Unifor, les syndicats de la construction et le SCFP étant les mieux structurés). Ainsi, on maintient un lien entre les priorités et les intérêts des affiliés et les actionnaires du Fonds. Pendant ces réunions, on soulève les contradictions entre les décisions d’investissement et les intérêts syndicaux, et on exerce des pressions sur les dirigeants du Fonds pour qu’ils interviennent auprès d’employeurs où il y a des conflits de travail. Cela se fait de façon informelle : « S’il y avait des décisions qui allaient à l’encontre des travailleurs, qui ne font pas notre affaire, ça sauterait rapidement, très rapidement, comme ça[12]». Comme les RL permettent au Fonds de recueillir beaucoup de cotisations, ils contrôlent « la champlure » de l’argent; c’est pour cette raison que le FSFTQ doit préserver sa réputation auprès des syndicalistes.

 

Le bilan social

On appelle bilan social les rapports produits après chaque visite d’un lieu de travail. Le bilan social accompagne le bilan financier que reçoit l’exécutif du Fonds avant tout investissement. Il s’agit d’un élément capital pour concilier les obligations financières du Fonds et son profil « social ». Long d’au plus 15 pages, ce bilan est confidentiel. Il peut arriver que le Fonds exerce certaines pressions sur le syndicat local et la direction pour que ces derniers règlent des conflits, en particulier les griefs. Le Fonds peut aussi préparer une liste de recommandations et donner à la direction 2 à 4 semaines pour améliorer ses pratiques et ses standards avant toute décision d’investissement. Les arguments en faveur de l’amélioration des conditions de santé et de sécurité au travail ainsi que de la communication avec les salarié-e-s sont généralement liés à des enjeux de productivité et de performances économiques. Les représentants et les représentantes du FSFTQ mènent ces discussions de façon prudente car ils savent très bien qu’une entreprise pourrait se tourner vers une source de financement moins exigeante. Dans certains cas, le bilan social peut constituer une référence (benchmark) au moment d’une visite après un investissement. Si la moyenne salariale de l’industrie est de 25 $ l’heure, le Fonds n’investira pas dans une entreprise payant ses employé-e-s 12 $ l’heure. Au-delà des enjeux relatifs au milieu de travail, le bilan social se demande si l’investissement dans une entreprise non syndiquée pouvait désavantager une entreprise syndiquée : « Si j’habille Paul, est-ce que je déshabille Luc ?[13] ». Cependant, le Fonds n’a pas de politique explicite qui favoriserait une entreprise syndiquée ou un lieu de travail affilié à la FTQ. Le FSFTQ n’investit pas dans les industries de l’armement, du tabac ou du sexe.

Le bilan social a été pensé après la création du Fonds pour empêcher ce dernier d’être pris entre le marteau et l’enclume et qu’un mauvais investissement ne ternisse sa réputation auprès des travailleurs et travailleuses ainsi qu’auprès des propriétaires d’entreprise. Il y a aussi des risques lorsqu’on bloque ou on sélectionne des firmes pour des raisons « sociales », en particulier si les relations de travail sont mauvaises. Le bilan social représente une tentative de réponse aux contradictions qui sont au cœur du projet : comment un investisseur peut-il être à la fois un partenaire de l’entreprise privée et un représentant du mouvement syndical ? Cette contradiction est apparue très tôt, à l’occasion d’un investissement chez un fournisseur de Texaco dont les employé-e-s venaient tout juste de se syndiquer au grand dam du propriétaire. Celui-ci croyait que le Fonds allait intervenir en sa faveur, réduire les tensions et « discipliner » le syndicat local. De son côté, le syndicat s’attendait à ce que « son » Fonds soutienne ses revendications salariales, raison pour laquelle il avait demandé un investissement. Cependant, pour le Fonds, les travailleurs et les travailleuses ne voulaient pas préserver leur emploi et devenir partenaires de l’entreprise. Un bilan social aurait repéré cette problématique et empêché le Fonds d’effectuer un mauvais investissent au regard de la réputation qu’il voulait alors se forger, n’être ni un outil de gestion ni un cheval de Troie syndical[14].

La formation économique

Malgré ses origines syndicales, le Fonds a pour règle de ne pas intervenir dans les relations de travail. Aucun des acteurs – l’employeur, les employé-e-s, le syndicat local, le Fonds – ne le souhaite. Lorsqu’un représentant du Fonds autre qu’un RL visite un milieu de travail, il est perçu comme un représentant des intérêts des actionnaires. Le syndicat local ne veut pas que le FSFTQ intervienne dans ses champs de compétences de crainte que cela mine son autorité; de son côté, le Fonds ne veut pas se retrouver coincé entre les intérêts du syndicat et ceux de ses partenaires d’affaires. Font exception à cette règle les sessions de formation économique.

Le Fonds emploie une dizaine de formatrices et formateurs qui donnent aux travailleuses et travailleurs des connaissances de base en comptabilité de façon qu’ils puissent comprendre les données financières de l’entreprise. Les données et bilans ont été audités par le Fonds et des comptables assistent à ces sessions de formation pour vérifier la véracité de l’information. De plus, les employé-e-s du Fonds forment des groupes de travailleurs et travailleuses pour discuter de l’organisation du travail et donner leur avis sur la façon dont on pourrait améliorer l’efficience des processus de travail. Le propriétaire de l’entreprise est invité à présenter son plan d’affaires à la fin de ces rencontres. Ces sessions de formation n’ont jamais été obligatoires. Elles sont parfois organisées à la demande du directeur des ressources humaines et, plus rarement, à celle du syndicat local. Elles durent normalement deux jours, et se déroulent à la fois sur les lieux de travail et à l’extérieur de l’entreprise. Depuis 1989, des dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs québécois ont participé à ces sessions.

Ces sessions de formation ont été instituées par la loi à l’origine du Fonds dans le but de lui donner un profil plus « social », au-delà de son rôle de créateur d’emploi, et de faciliter son acceptation au sein des rangs de la FTQ. Cela relevait de l’obligation de donner une littératie financière de base aux RL pour faciliter leur rôle institutionnel. Tout comme le bilan social, les sessions de formation dans les milieux de travail sont issues du besoin de gérer les obligations du Fonds inhérentes à sa position paradoxale entre les syndicats locaux et les actionnaires, bien que les fondateurs aient été inspirés par la possibilité « d’élever le niveau de conscience » et de transmettre l’information aux travailleurs et travailleuses pour augmenter leur pouvoir.

Le Fonds, en tant qu’actionnaire minoritaire, a accès aux résultats financiers et aux plans d’affaires des entreprises. À l’occasion d’un des premiers investissements, le président du syndicat local d’une entreprise a demandé une copie de ces documents pendant des négociations collectives – incidemment, cette requête devait révéler la vraie nature du Fonds. Partager une copie de ces documents avec le comité de négociation allait violer l’entente de confidentialité avec l’employeur et ainsi ruiner la réputation non encore établie du Fonds dans la communauté d’affaires. Le Fonds a réussi à convaincre les propriétaires de l’entreprise que le plan financer ne sortirait pas des bâtiments et qu’il allait désormais insérer une clause dans la convention d’actionnaires des futurs investissements pour donner aux travailleurs et travailleuses l’accès aux informations financières à certaines conditions. Ouvrir les livres aux employés est donc devenu une condition d’investissement. De leur côté, les travailleuses et les travailleurs devront recevoir une éducation financière de base.

Les sessions d’information se font un point d’honneur d’éviter les enjeux liés aux relations de travail. Cependant, l’accès aux informations financières influe certainement sur le processus de négociation : « Une fois que la véracité (sic) était établie, là, tu avais une séance pour cautionner les demandes syndicales. La première chose que les gens faisaient, les gens formés, c’était [de calculer] l’impact des demandes sur la rentabilité brute de l’entreprise[15] ». Cela demande beaucoup d’équilibre et de sens politique – et de temps –, ce que les syndicats locaux n’ont pas apprécié. En effet, la résistance à l’institutionnalisation des formations et à l’ouverture des bilans financiers est venue du côté syndical et non de la partie patronale. En effet, dans le secteur des PME exportatrices où la compétition est féroce, l’ouverture des livres ne peut qu’avoir un effet modérateur sur les demandes salariales.

L’accès aux bilans financiers soulève des discussions sur l’organisation du travail. Les travailleurs voient le prix des matériaux et de l’énergie, ce qui les incite à réduire leurs demandes salariales. Cette démarche peut avoir un effet salutaire, du point de vue de la direction, sur les profits et sur la culture de l’entreprise. Ces conséquences inattendues de la formation sur les profits et le développement d’une culture de travail « partenariale » expliquent peut-être le grand succès de ces sessions de formation dans le monde des affaires.

La dimension « sociale » du Fonds ne s’oppose pas à la dimension financière. Le bilan social écarte les milieux de travail les plus conflictuels et encourage la résolution de conflits, comme le font les sessions de formation, ce qui atténue les différends au moment des négociations collectives. Ces deux intérêts – l’aspect financier et la gestion des obligations – sont parfaitement conciliables. Le Fonds de solidarité assure l’équilibre entre les propriétaires d’entreprises et les employé-e-s et contribue à la diminution des conflits de travail, diminution qui a pour but d’augmenter la productivité, le rendement du capital investi et la sécurité d’emploi. C’est un élément central du syndicalisme de partenariat.

Conclusion

Le Fonds de solidarité est un cas particulier de ce que l’on peut appeler la « gestion du capital des travailleuses et des travailleurs ». Nous ne connaissons aucun autre exemple où les syndicats ont détenu un aussi grand contrôle sur l’investissement de l’épargne des travailleurs et travailleuses et exercé une telle influence sur la gouvernance des entreprises et sur les relations de travail. On observe que les stratégies d’investissement du Fonds connaissent peu de limites législatives ou judiciaires, mais le Fonds jouit d’un appui public considérable et semble concilier ses intérêts syndicaux et financiers. Nous pouvons le qualifier de « cause la plus probable » d’un raffermissement de la stabilité de l’emploi, de l’amélioration des conditions de travail ou de l’augmentation du pouvoir syndical et de celui des travailleurs et travailleuses. Si une présence accrue sur le marché des capitaux et dans les relations entreprises-finances permettait de mettre de l’avant ces objectifs, nous pourrions nous attendre à ce que le FSFTQ réussisse dans cette voie.

À cet égard, nos résultats sont contrastés, mais surtout négatifs. Le contrôle de l’investissement ne surpasse pas les contradictions inhérentes au fait d’utiliser des leviers financiers dans le but d’augmenter le pouvoir des travailleurs dans les entreprises. Malgré un contexte très favorable en raison de généreux avantages fiscaux et à une législation permissive, ces contradictions découlent de la nature du capitalisme et, en particulier, de la compétition sur les marchés des capitaux et des produits. Le Fonds peut améliorer les conditions de travail dans certains cas, mais il ne renforce pas nécessairement le pouvoir des syndicats locaux. En effet, dans la mesure où il intervient pour résoudre des conflits par-delà la sphère de la relation d’emploi, il peut saper la militance et les directions syndicales locales. Il est intéressant de noter que s’ils souhaitent qu’un investissement évite la faillite d’une entreprise, les syndicats locaux ne veulent pas que le Fonds intervienne dans les relations de travail. Les fondateurs du FSFTQ ont rapidement eu la même opinion : si le Fonds protégeait ses investissements au détriment de l’autonomie syndicale, cela nuirait aux intérêts des travailleurs et travailleuses de l’entreprise.

À partir de ce cas, nous croyons peu probable qu’un plus grand contrôle sur le capital des travailleurs puisse mener à des résultats positifs. Pénétrer dans le monde de la finance est parfois perçu comme un élargissement du répertoire stratégique des syndicats[16]. Cependant, cette perspective n’aborde pas la question de la nature contradictoire des relations sociales sous le capitalisme financiarisé. Devenir acteur à titre d’investisseur élargit le répertoire institutionnel syndical au détriment de la conscience d’une contradiction entre deux logiques : la lutte des travailleurs contre la rationalisation de leur travail, la réduction de ses coûts et l’augmentation de son intensité. Cette pression est imposée par le marché et la nature du crédit et, en ce sens, le Fonds est un projet de classe contradictoire. Les fondateurs du FSFTQ avaient perçu ces contradictions et ont dû douloureusement introduire des pratiques et des règles pour les gérer. Leurs outils servent à réduire les conflits dans les milieux de travail et à augmenter la productivité dans l’intérêt de stabiliser l’emploi, non à faire progresser le pouvoir syndical.

Le Fonds de solidarité est une institution particulière. On a parlé de lui comme d’un « mastodonte » ou d’un « mariage entre les syndicats et la finance ». Des employés du Fonds disent devoir penser avec les « deux côtés du cerveau », le côté syndical et le côté financier. Les actionnaires du Fonds sont représentés par des militants et des militantes de syndicats locaux alors que le personnel financier provient de plus en plus des écoles de commerce et considère que les trois dernières lettres du FSFTQ constituent son seul problème. Plus récemment, le Fonds a testé les limites de ses principes syndicaux en investissant dans des projets à logique de maximisation de la rentabilité comme les partenariats public-privé (PPP) pour la construction d’écoles ou le controversé modèle Pangea d’achat et d’exploitation de terres agricoles. Ces projets ont créé des remous chez les affiliés de la FTQ, en particulier au SCFP en ce qui concerne la construction d’écoles, et ainsi révélé des tensions entre les logiques d’investissement du Fonds et les intérêts syndicaux et sociaux qu’il est censé incarner.

Le Fonds ne devrait pas être perçu comme un projet proactif de création d’emplois mais bien comme un recul par rapport aux approches plus interventionnistes, sociales-démocrates ou socialistes mises de l’avant par les syndicats, sans succès, au début des années 1980. La création du Fonds reflète le changement stratégique du syndicalisme vers le partenariat. Comme plusieurs compromis de l’époque – les comités de santé-sécurité, par exemple –, il demeure orphelin. Ombre de l’outil imaginé dans le combat pour le plein emploi, le Fonds peut néanmoins être positivement perçu comme une source de capital patient qui protège les PME québécoises des effets les plus terribles de la financiarisation. Le FSFTQ doit aussi être évalué, de façon moins positive, en regard de son alternative réprimée de l’époque : une politique industrielle cohérente menée par l’État, la socialisation de la finance et la réduction du temps de travail. Le Fonds ne devrait pas être perçu comme un but à atteindre ou un modèle. Il devrait être analysé dans son contexte historique, c’est-à-dire comme une position de retrait qui, plutôt que de pointer vers un avenir de plein emploi, de transformation de l’économie et de démocratisation des milieux de travail, mène à des pactes de productivité à l’échelle de l’entreprise et à la négociation collective orientée vers la compétitivité.

 

Ian MacDonald et Mathieu Dupuis[1]


Notes

  1. Respectivement professeur en relations du travail à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal et professeur en relations du travail à la TÉLUQ. Les auteurs sont affiliés au Centre de recherche interuniversitaire sur la mondialisation et le travail (CRIMT).
  2. Joseph Blasi et Douglas Kruse, « The new owners. The mass emergence of employee ownership in public companies and what it means for american business », New York, Harper Business, 1991; Richard Minns, « The social ownership of capital », New Left Review, vol. 219, n° 42, 1996; Isla Carmichael, Pension power. Unions, pension funds, and social investment in Canada, Toronto, University of Toronto Press, 2005; Tessa Hebb et Larry Beeferman, « Can private pension funds be socially responsible ? The US experience », Journal of Comparative Social Welfare, vol. 25, n° 2, 1996, p. 109-117; Michael McCarthy, Dismantling Solidarity. Capitalist Politics and American Pensions since the New Deal, Ithaca (NY), Cornell University Press, 2017.
  3. Cet article se fonde sur une analyse historique et sur des sources qualitatives (entretiens semi-dirigés, documents de sources secondaires, statistiques).
  4. Erik Olin Wright, Envisioning Real Utopias, Londres, Verso, 2010; McCarthy, op. cit.
  5. Louis Gill, « Partenariat social et actionnariat ouvrier. Du rachat d’entreprises au “fonds de solidarité”», Interventions économiques pour une alternative sociale, n° 14-15, 1985, p. 261-272; Jean-Marc Piotte, Du combat au partenariat: interventions critiques sur le syndicalisme québécois, Québec, Nota bene, 1998.
  6. Paul-André Linteau, René Durocher, Jean-Claude Robert et François Ricard, Histoire du Québec contemporain, nouvelle édition augmentée, Montréal, Boréal, 1989.
  7. NdR : La Rust Belt (la « ceinture de la rouille ») est le surnom d’une région des États-Unis caractérisée par l’industrie lourde; elle s’étend de Chicago jusqu’aux côtes atlantiques, longe les Grands Lacs et couvre une partie du nord-est du pays (Wikipedia).
  8. Entrevue n° 3.
  9. Entrevue n° 4.
  10. Louis Fournier, SOLIDARITÉ INC. Un nouveau syndicalisme créateur d’emploi, Montréal, Québec Amérique, 1991, p. 61.
  11. Entrevue n° 7.
  12. Ibid.
  13. Entrevue n° 5.
  14. Entrevue n° 4.
  15. Entrevue n° 4.
  16. Urwana Coiquaud et Lucie Morissette, « Penser le renouveau syndical par la sphère financière », Relations industrielles/Industrial Relations, vol. 65, n° 2, 2010, p. 196-214.

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