L’identité contre la nation

Judtih Trudeau et Stéphane Chalifour, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 24, automne 2020
L’identité contre la nation
Stéphane Chalifour et Judith Trudeau[1]
Professeur de sociologie et professeure de science politique au Collège Lionel-Groulx
 
Dans son volet politique, la modernité a consisté à concilier la liberté des individus avec le projet transcendant d’une communauté de citoyennes et de citoyens liés par une volonté partagée de fonder un monde commun. Tout le défi du « vivre-ensemble » parait donc tenir, dès l’origine, dans la capacité collective à refouler, au nom de l’« intérêt général », les particularismes. Formée d’individus, civilement, juridiquement et politiquement libres et égaux, cette communauté de citoyens « abstraite » s’est incarnée – plus concrètement – dans la nation démocratique à l’intérieur de laquelle le pouvoir d’État est censé assurer « l’égalité de tous par la loi[2] ». Foyer rassembleur de toutes les différences, la nation est symboliquement la synthèse d’une identité collective consentie et simultanément la « sublimation » de la diversité sociale. Elle porte en elle cette « signification excédentaire » de la collectivité qui ne relèverait cependant d’aucune volonté en particulier[3]. Siège de la légitimité politique, la nation est aussi l’espace d’une identité citoyenne en construction nourrie par le partage d’une langue et, plus largement, d’une culture commune. Si elle renvoie à une dimension ethnique comme l’illustre l’opposition des définitions allemande et française de la citoyenneté (droit du sol par opposition à droit du sang), la nation n’est pas forcément exclusive : certaines dérives nationalistes ayant contribué, entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, à en restreindre la définition.
En d’autres termes, dans la vision libérale originelle, la nation et l’État qui le chapeaute sont animés par des visées universelles (le respect des droits et la reconnaissance de l’égale dignité de chacun et chacune) qui autorisent le pouvoir politique à agir, à titre d’arbitre « neutre et rationnel », en faveur de la cohésion sociale. Or, dans son irrésistible mouvement, la démocratie porte en elle la promesse d’un dépassement d’une égalité formelle jugée, avec raison, insuffisante à l’accomplissement de la citoyenneté : l’égalité politique de droit devant s’accompagner d’une égalité de fait. Cette ambition encore très théorique au XIXe siècle, dans le contexte d’une société de classes à la fois inégalitaire et polarisée, allait paver la voie – ultérieurement – aux interventions providentielles de l’État social déterminées justement par l’impératif de « rendre les conditions de vie plus égales[4] ». C’est ainsi que la seconde moitié du XXe siècle verra se déployer l’action de l’État-providence en faveur de plus de justice sociale. De par ses fonctions de redistribution de la richesse, l’État-providence est en quelque sorte un vecteur de solidarité sociale, laquelle exige un tel niveau d’intervention que c’est aussi toute la vie sociale et la sphère privée qui se voient investies, toutes deux, par lui.
L’édification d’un filet de sécurité sociale va, plus concrètement, s’accompagner d’un élargissement de l’accès à des soins complets en matière de santé et d’une prise en charge des destins individuels intimement liés désormais à la scolarité. Sur le plan juridique, cette dynamique allait – corollairement – se traduire par l’extension des droits (au travail, à l’éducation, aux loisirs, à la santé, à la sécurité, à la culture, etc.) : l’aspiration au « bien-être » devenant, du coup, un principe sacralisé par l’idée même d’égalité. Les mesures providentielles impliquent conséquemment une politique de la reconnaissance des individus citoyens comme des « ayants droit » aptes à revendiquer leur dignité d’acteurs et l’authenticité de leurs demandes de reconnaissance.
D’un côté, un tel mouvement révèle le caractère complexe et pluriel des sociétés, alors que de l’autre, l’intervention étatique se fait toujours plus spécifique au fur et à mesure que croissent les catégories de bénéficiaires. Cette dynamique génère donc une démultiplication des demandes et des personnes demandeuses. Devenu dans les circonstances la « source essentielle des identités sociales », l’État participe, de par ses interventions, à produire des « sédimentations successives[5] ».
D’une logique de l’unité à une logique de la multitude
Comme l’affirme le sociologue Jacques Beauchemin, en s’ouvrant aux volontés d’émancipation, l’État-providence provoque un éclatement de la légitimité politique dont les racines s’étendent peu à peu à de nouveaux groupes d’acteurs, lesquels tendent à se regrouper autour d’une identité jusque-là non reconnue, voire bafouée. Ces regroupements « affinitaires » (ethniques, religieux, homosexuels, générationnels, professionnels, écologistes) sont par ailleurs accompagnés par d’autres types de demandes (personnes à mobilité réduite, vieux, enfants de Duplessis, personnes racisées, femmes voilées, etc.) qui participent d’un même désir de « se labelliser, de se conférer une identité qui soit repérable dans l’espace public[6] ». La définition de la citoyenneté s’est donc enrichie du droit à « être différent » qui se trouve à se substituer à l’ancienne citoyenneté « abstraite » en faisant de la particularité des situations et de la singularité des demandeurs un impératif irréductible. La différence identitaire est devenue l’expression concrète de l’égalité de sujets politiques également « concrets », reflet du pluralisme de sociétés au sein desquelles la diversité, loin d’être occultée par un universalisme transcendant, s’impose comme critère cardinal de la légitimité.
Tout cela transforme forcément en profondeur le rapport au politique[7]. Comme le sous-entend Beauchemin, la « citoyenneté particulariste » recompose la communauté politique au sens où celle-ci procède davantage d’une logique d’individualisation (il y a des intérêts particuliers à satisfaire) qui rend sans cesse plus difficile une représentation cohérente du vivre-ensemble[8]. Qui plus est, une telle ouverture vers le particulier aurait ainsi contribué à fragmenter la communauté politique dont l’unité relative reposait sur un horizon téléologique commun. Or, dans le contexte d’une autonomisation du principe d’équité entre les corporatismes et l’éclatement des demandes de reconnaissance, c’est l’idée même de totalité (le « tenir ensemble ») qui se délite comme si la fonction du politique ne consistait plus à produire l’« unité du monde », mais à administrer des demandes de reconnaissance et de réparation[9] reflétant ainsi l’image d’une société constituée par l’addition des volontés émancipatrices.
Au-delà des anciennes médiations, il y aurait maintenant au-dessus de la « vraie société » un organe de gestion chargé de servir de façon égale des acteurs en « chair et en os ». Ces derniers seraient, en somme, l’expression achevée de la démocratie du fait qu’ils incarneraient, authentiquement, le demos[10]. Il n’y a donc plus de sujet politique unifié, mais un ensemble de « contre-sujets » singuliers, à la fois éparpillés et repliés sur des préoccupations légitimes, mais à ce point diversifiés qu’ils ne sauraient fonder une identité politique cohérente comme un projet politique transcendant.
Dans cette société plurielle, tolérante et ouverte, l’individu tend moins à s’identifier à de grands ensembles qu’à sa condition première qu’il peut partager avec quelques semblables, le « commun » ne renvoyant plus à une culture partagée, mais à une « communauté de différences[11] » dont on a peine à saisir objectivement ce qui pourrait en être le liant.
C’est là tout le dilemme des progrès réels inhérents à la reconnaissance – dont il faut bien sûr se réjouir – et leurs effets sur la consistance de l’être ensemble. Les nouveaux acteurs sociaux, groupes et individus, ont en effet des visées émancipatoires qui peuvent être antagoniques entre elles comme à l’égard du bien commun. Ils se déploient en effet comme des « contre-sujets » au sens où ils s’opposent, dans leur logique propre, à la figure unitaire qu’incarnait le sujet politique de la nation qui, de par sa nature « totalisante », fut perçue comme leur négation. Il y a ainsi un effet de « rabattement » des préoccupations des acteurs sociaux sur l’horizon rapproché de leurs propres actions. Cela transforme conséquemment la démocratie en un processus récurrent de négociations – au cas par cas – qui rend caduque la délibération politique : chacune ou chacun étant renvoyé à l’univers de sa situation particulière. C’est ce qui permet à plusieurs aujourd’hui[12] de conclure à une démocratie sans demos ou d’un cratos sans sujet à l’image d’une démocratie « fonctionnelle » (ou post-démocratie) au sein de laquelle le politique ne consiste plus qu’à arbitrer des conflits d’intérêts dans une temporalité courte : les uns et les autres étant enfermés dans la réalité immédiate et localisable de leur identité[13].
 
La question nationale dans une société fragmentée
Aussi discutable soit-elle, cette thèse a le mérite de situer le débat sur la question nationale dans la perspective de la crise actuelle du politique et de la reconfiguration de nos sociétés dont la complexité est fonction plus que jamais de vastes processus de stratification. Cela permettrait de mieux comprendre pourquoi, par exemple, le projet d’indépendance du Québec ne semble plus constituer ce métarécit rassembleur apte à condenser un ensemble de contradictions, non pas pour les abolir, mais pour les transcender le temps de sa réalisation. Si la question nationale n’est peut-être pas dépassée, les contours de la nation, eux, apparaissent pour le moins troubles. En se conjuguant au vide idéologique, cette espèce de crise de l’appartenance ne peut que générer désenchantement et démobilisation. C’est du moins l’impression qui se dégage de la vie politique en Occident depuis la fin des années soixante-dix. Comme le pressentait Alexis de Tocqueville au XIXe siècle[14], les temps démocratiques rendent difficilement acceptable la transcendance de figures d’autorité, quelles qu’elles soient. Il en est de même d’une appartenance symbolique susceptible de contraindre, de s’imposer contre le sentiment d’être authentiquement « soi-même ».
La société n’existe plus comme un « Tout », mais comme la somme de ses parties, de sorte que ce sont les « foyers de références identitaires », pour parler comme Beauchemin, qui – dans le concret de leurs réalités empiriques – se suffisent à eux-mêmes. À cela, faut-il ajouter l’incapacité structurelle de nos sociétés, ou ce qu’il en reste, à se projeter dans le futur. Car si l’idée de nation renvoie à une mémoire commune et à l’historicité, elle est aussi – dans un sens – capacité à se voir en avant. S’ils furent en effet des vecteurs de mobilisation et de soulèvement, c’est que la nation comme le socialisme se posèrent d’abord comme récits et corollairement comme projets.
De ce qui précède, il serait tentant de conclure que la nation appartient au passé et qu’il s’agit d’un paradigme ne collant plus à la réalité sociologique des temps présents : le « sentiment national » n’étant qu’un reliquat désincarné de quelque chose qui n’a plus de prégnance. De nombreux jeunes vont ainsi se définir comme des « citoyennes et citoyens du monde » bien davantage préoccupés par l’avenir de la planète que par la question nationale. Si la crise climatique ne connaît pas de frontière, suffit-elle pour autant à poser les jalons d’une identité collective et, politiquement, d’un monde commun gage d’une véritable délibération démocratique susceptible de tisser, à plus grande échelle, des liens avec d’autres « peuples » ? On peut en douter !
La crise de la COVID-19 et la réémergence de la nation
L’histoire ne suit pas une trajectoire aisément prévisible et force parfois la théorie à revisiter le réel. La crise de la COVID-19 dont nous ne sommes pas encore sortis en cette année 2020 pourrait être suivie, à l’instar d’événements majeurs dans l’histoire, par des bouleversements d’une ampleur inédite, ce qui nous oblige, dans une conclusion aux paradoxes évidents, à relativiser ce qui précède.
À cet égard, ce que la gestion de la pandémie a révélé, ces derniers mois, ce sont les effets pervers d’une mondialisation dont on réalise qu’elle n’avait rien de joyeux. Économiquement, nous sommes sans doute sur le point d’assister à de profondes transformations comme celles qui ont succédé aux grandes conflagrations telles que la crise de 1929 ou les deux grandes guerres. À l’heure où les petites comme les grandes entreprises réalisent leur vulnérabilité et s’en remettent à l’État pour les sauver, il n’est peut-être pas abusif d’invoquer un « New Deal 2.0 ».
Aussi incompétents que fussent certains gouvernements, l’attachement à l’État comme figure agissante ultime semble – partout – s’être confirmé. Ce qui paraît se dessiner cependant ce n’est pas simplement l’affirmation de l’appareil étatique de gestion, mais l’affirmation du politique entendu comme réflexivité collective sur la destinée commune. Par ailleurs, l’impuissance des institutions internationales et des structures transnationales à réguler la crise sanitaire a manifestement insufflé un supplément de légitimité au pouvoir politique national, lequel, comme nous l’avons énoncé, n’incarnait plus la figure souveraine du peuple et de la nation.
Se peut-il que ce réinvestissement du politique s’accompagne d’une renaissance de la nation non seulement comme territoire, mais comme communauté historique, linguistique et culturelle seule à même de voir se déployer – en son sein – des liens de solidarité et de coopération plus apte à résister aux menaces et aux inégalités[15] ? Une telle perspective ne favoriserait-elle pas alors une reconfiguration du rapport à l’État et, partant, de nos démocraties ? Cette hypothèse paraîtrait sans doute pécher par excès d’optimisme dans un autre contexte. Certes, il est encore trop tôt pour mesurer la gravité de la pandémie de la COVID-19 et des conséquences qu’elle aura sur nous. Chose certaine, cette crise sans précédent porte en elle, de par son étendue, un ensemble de possibles dont la réalisation est fonction de nouvelles dynamiques politiques inenvisageables il y a peu. Rien ne nous interdit d’espérer que ce soit là, en termes de virtualité, le point de bascule d’une sortie de la société des identités.

NOTES

[1] Les auteurs souhaitent revenir ici sur l’ouvrage du sociologue Jacques Beauchemin publié en 2006 et dont la thèse avait soulevé alors de nombreux débats au sein de la gauche. Réduite injustement à l’expression théorique d’un nationalisme « conservateur » fermé aux nouvelles conflictualités, la perspective de Beauchemin mérite au contraire d’être revisitée, la gauche ayant peine aujourd’hui à réfléchir, au-delà de la fragmentation du monde social, tant un monde commun que l’agir en commun.
[2] Dominique Schnapper, La démocratie providentielle, Paris, Gallimard, 2002, p. 36.
[3] Jacques Beauchemin, La société des identités. Éthique et politique dans le monde contemporain, 2e éd., Montréal, Athéna, 2007, p. 40.
[4] Ibid., p. 47-49.
[5] Ibid., p. 36.
[6] Jacques Beauchemin, Grand résumé de La société des identités, SociologieS, 18 octobre 2011, <https://journals.openedition.org/sociologies/3737>. Du même auteur, « Défendre la société comme être-ensemble », Argument, vol. 8, n° 1, 2005-2006, <http://www.revueargument.ca/article/1969-12-31/339-defendre-la-societe-comme-etre-ensemble.html>. Sur ce même ouvrage, voir Gilles Labelle, « Société des identités ou des individus » ? Argument, vol. 8, n° 1, 2005-2006, <http://www.revueargument.ca/article/2005-10-01/336-societe-des-identites-ou-des-individus.html>.
[7] « Le politique peut être défini formellement comme le lieu d’articulation des forces de l’émancipation dans un cadre éthique destiné à l’aménagement des conflits. Le politique est en ce sens porteur d’un projet éthico-politique de liberté et de responsabilité. On dira alors que la communauté politique accueille le déploiement de l’action citoyenne engendrée par le conflit social et le choc des intérêts concurrents, conflit que la démocratie encadre sur le plan normatif et institutionnel […] Le politique est en effet traversé par une tension constitutive entre la poursuite de l’émancipation et le maintien cependant nécessaire des conditions qui rendent possible l’aménagement du conflit social et de la pluralité. À travers lui tentent de s’affirmer le commun contre le particulier, l’universel contre la contingence, la volonté de la majorité contre celle de la minorité. Il est projet éthique parce que l’émancipation doit s’accompagner du dispositif nécessaire à la préservation de l’intégrité de la société comme totalité cohésive et signifiante ». Beauchemin, 2007, op. cit. p. 38 à 46.
[8] Louis Cornellier, « Le politique comme monde commun », Le Devoir, 5 mars 2005. Sur la question de l’identité, voir Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. Du Cerf, 2000; Mark Lilla, La gauche identitaire, Paris, Stock, 2018; Nathalie Heinich, Ce que n’est pas l’identité, Paris, Gallimard, 2018; Jacques Beauchemin et Mathieu Bock-Côté (dir.), La cité identitaire, Montréal, Athéna, 2007. Voir enfin, Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.
[9] Joseph Yvon Thériault, « Recension de l’ouvrage de J. Beauchemin, La Société des identités », Bulletin d’histoire politique, vol. 14, no 1, 2005.
[10] Beauchemin, 2007, op. cit., p. 114.
[11] Ibid., p. 66.
[12] Entre autres, Catherine Colliot-Thélène, La Démocratie sans « Demos », Paris, PUF, 2011; Michel Freitag, L’oubli de la société, Québec, PUL, 2002; Jonathan Roberge, Yan Sénéchal, Stéphane Vibert, La fin de la société, Montréal, Athéna, 2012.
[13] Beauchemin, 2007, op. cit., p. 222.
[14] Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 2010.
[15]  Laurent Joffrin « La nation contre le nationalisme », Libération, 22 octobre 2019, <https://www.liberation.fr/debats/2019/10/22/la-nation-contre-le-nationalisme_1759100>. Sur cette hypothèse, voir Gil Delannoi, La Nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018. Aussi, David Djaïz, Slow démocratie, Paris, Allary, 2019 et Régis Debray, Éloge des frontières, Paris, Gallimard, 2010.

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