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L’expérience zapatiste : quand le peuple prend charge

Jérôme Baschet, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, automne 2020.

Maître de conférences à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris et à l’Université autonome du Chiapas.

Faire droit à l’aspiration à une démocratie réelle oblige à esquisser les principes d’une politique radicalement autre. Une politique qui ne tolère plus que les décisions tombent d’en haut, quand bien même on fait mine d’en discuter dans de factices débats. Une politique qui entend se construire par en bas. Une politique qui serait l’œuvre des personnes ordinaires dans les lieux qu’elles habitent – villages, quartiers, communes –, à partir de la réalité concrète de leurs préoccupations et sur la base de leur capacité à s’organiser collectivement.

Les assemblées populaires

La généralisation des assemblées populaires est l’une des voies possibles de cette autre politique. Jointe au refus des leaders et de tous ceux qui tentent de s’ériger en représentants, la pratique collective de l’assemblée contraste avec la forte personnalisation qui caractérise l’actuel système politique et médiatique. Surtout, elle entend rompre avec la logique même de la démocratie représentative, en tant que système qui organise la dépossession des représentés. Bien qu’elle lui soit antérieure, celle-ci s’est accentuée encore avec la subordination structurelle des États qui contraint gouvernants et représentants à céder aux exigences des forces dominantes de l’Économie. La démocratie se réduit alors au droit d’élire des représentants et représentantes, pour mieux légitimer l’éviction du peuple. La démocratie n’est ainsi qu’une a-démie, une absence du peuple.
A l’inverse, l’assemblée populaire renoue avec des traditions profondément ancrées dans l’histoire. L’assemblée populaire qui se forme dans la lutte, dans une cabane sur la place de la ville, sur un rond-point ou dans tout autre endroit, est d’abord le lieu où sont discutées les actions à mener, les positions à assumer, les initiatives à lancer. L’assemblée populaire, c’est aussi le cœur de l’espace où l’on se retrouve et où se tisse à nouveau une communauté de lutte et de vie. L’intelligence de l’élaboration collective peut alors renaître, non sans difficultés certes, mais sans pour autant verser dans les travers de l’assembléisme qui débat sans fin mais sans rien décider. Puis, un saut décisif s’accomplit lorsque l’assemblée ne se limite plus à la coordination de la lutte mais commence à s’emparer des tâches d’organisation de la vie collective, soit parce que de plus en plus de personnes se tournent vers les assemblées populaires se formant au niveau des villages, des quartiers ou des communes.

Dans les villages mayas du Mexique

Une expérience en cours s’enracine dans l’organisation communautaire des villages mayas. Ces derniers se sont regroupés pour former, depuis 1994, une trentaine de communes autonomes; et celles-ci se coordonnent régionalement à travers cinq conseils de bon gouvernement créés en 2003. Les zapatistes sont donc parvenus à inventer leurs propres instances d’autogouvernement, sans aucune intention de se séparer du Mexique mais en marge des institutions étatiques. Ils ont pour principe de ne recevoir aucun financement du gouvernement et doivent résister aux attaques de toutes sortes que celui-ci ne cesse de lancer contre eux. Dans ce contexte difficile, ils ont cependant réussi à créer leur propre système de justice, de santé et d’éducation, en s’appuyant notamment sur les dizaines de milliers d’hectares de terres reprises aux grands propriétaires lors du soulèvement de 1994, et qui constituent la base matérielle de leur autonomie.
« Ici le peuple dirige et le gouvernement obéit », lit-on sur de modestes panneaux placés à l’entrée des territoires zapatistes. Comment une telle chose, si contraire à l’expérience de nos systèmes dit démocratiques, est-elle possible  ? S’il en est ainsi, c’est que le peuple lui-même s’est fait gouvernement, de sorte qu’il n’y a plus véritablement de dissociation entre les deux. Il faut, pour cela, faire prévaloir une logique de déspécialisation des tâches politiques, à l’inverse de la tendance à les concentrer dans les mains de quelques-uns. Ces tâches doivent tourner le plus possible, afin que tous et toutes puissent être, à tour de rôle, membres de l’une ou l’autre des instances autonomes. Il n’y a donc pas lieu, pour être élu, de prétendre être plus compétent que les autres et ceux qui ont été choisis avouent volontiers ne pas savoir comment s’y prendre. Mais ce non-savoir est considéré comme un avantage, car il rend les membres des instances soucieux d’écouter, d’apprendre de tous et aussi plus enclins à reconnaître leurs erreurs. Confier des tâches de gouvernement à celles et ceux qui n’ont aucune capacité particulière à les exercer est l’une des premières conditions d’une démocratie véritable.

Une structure flexible

La manière d’élaborer les décisions, en interaction permanente avec les assemblées, est également décisive. Ainsi, le conseil de bon gouvernement soumet les principaux projets qu’il propose à l’assemblée de la région. Si aucun accord clair ne se dégage, il revient aux délégué·e·s des communautés de mener une consultation dans leurs villages, afin de faire part à l’assemblée suivante soit d’un accord, soit d’un refus, soit d’amendements. Le cas échéant, ces derniers sont discutés et l’assemblée élabore une proposition rectifiée, qui peut être à nouveau soumise aux communautés. Plusieurs allers-retours entre conseil, assemblée régionale et villages sont parfois nécessaires avant que la proposition soit adoptée (ou non). On dira qu’un tel mécanisme est très lent; mais les zapatistes expliquent, pour en avoir fait l’expérience, qu’un projet qui n’a pas été analysé et discuté par toutes et tous est voué à l’échec.
Cependant, dans cette organisation, tout n’est pas horizontal, puisque les instances élues ont aussi un rôle. Mais tout l’enjeu consiste à éviter qu’une dissociation ne se crée entre les délégué·e·s qui siègent dans ces instances et celles et ceux qui les ont élus, ainsi qu’on l’observe dans les démocraties représentatives. Ces dernières peuvent d’ailleurs être qualifiées de formes intrinsèquement dissociatives de la délégation. A l’inverse, les modalités de délégation que l’on observe dans l’expérience zapatiste sont aussi peu dissociatives que possible. Pour qu’il en aille ainsi, la déspécialisation et la logique de non-savoir, la faible concentration de la capacité de décision et le recours à la révocation des mandats sont névralgiques. Mais il n’est pas moins important de tout faire pour éviter que se crée un écart entre l’univers commun et le mode de vie de ceux qui, fût-ce de manière très contrôlée et durant un temps court, sont investis d’une responsabilité particulière. C’est la raison pour laquelle, tout en étant élus pour trois ans, les membres des conseils de bon gouvernement, siégeant dans des centres régionaux dont leurs villages peuvent se trouver fort éloignés, accomplissent leur tâche par rotation, en se relayant par périodes de 10 à 15 jours. Chacun·e évite ainsi de se couper de ses activités habituelles et peut continuer à s’occuper de sa famille et de ses terres. Reste que le risque de dissociation n’est jamais tout à fait absent, de sorte qu’une expérience d’autogouvernement populaire ne vaut que par les mécanismes qu’elle invente en permanence pour lutter contre ce danger, afin de préserver des formes non dissociatives de délégation et d’amplifier la dissémination des tâches politiques.

« Nous pouvons nous gouverner nous-mêmes »

C’est par cette leçon que les zapatistes condensent le sens de l’autonomie. On peut y lire, en creux, la dénonciation de la nuisible inutilité de tous les experts auto-proclamés de la politique. En se matérialisant, cette capacité collective à s’auto-gouverner est ce qui peut rendre effective la destitution des pouvoirs en place. On bascule alors dans une autre conception du politique, qui s’écarte des fondements de l’État moderne. Pour Hegel par exemple, c’est le propre du peuple que de n’être pas en condition de se gouverner lui-même, car il est si ignorant qu’il « ne sait pas ce qu’[il] veut ». Et c’est justement parce qu’est posée une telle dichotomie entre un peuple infantilisé et une élite de fonctionnaires éclairés qu’il faut s’en remettre au principe de la représentation. Si l’État moderne affirme la souveraineté du peuple, c’est pour mieux le déposséder de l’exercice effectif de cette souveraineté, en consolidant, par la représentation, la séparation entre gouvernants et gouvernés.
A l’opposé de cette logique, une démocratie vraie implique un véritable pouvoir du peuple, non par le fait de donner à tous le droit d’élire ceux qui le dépossèdent, mais par la manière dont ce pouvoir est exercé. Alors, celui-ci n’est plus tant un pouvoir-sur (un pouvoir de contrainte exercé sur autrui); il devient un pouvoir-faire, expression d’une puissance collective de décider et d’agir. S’auto-gouverner, autrement dit mobiliser ce pouvoir-faire sur la base des capacités partagées par toutes et tous, tend à la dilution de tout pouvoir-sur.

Sortir du productivisme

Cependant, on n’aurait guère avancé si « nous gouverner nous-mêmes » consistait à reproduire ce que d’autres faisaient jusque-là à notre place. L’autogouvernement n’aurait aucune portée émancipatrice s’il continuait à activer les rouages du monde de l’Économie et à entretenir le productivisme compulsif qui nous mène à la catastrophe. En fait, dès lors que prévaut effectivement la logique de l’autonomie, ancrée dans la réalité concrète des territoires habités, les tâches de gouvernement changent de nature. Elles sont ramenées à une échelle et à une simplicité tout à fait étrangères aux arcanes de la bureaucratie et sans commune mesure avec les dispositifs de la gouvernementalité du monde de l’Économie. Dans l’expérience zapatiste, l’autogouvernement consiste en une pratique humble et minimale qui n’est rien d’autre que l’expression de la capacité des communautés et des communes à s’organiser par elles-mêmes, afin que s’épanouissent les formes de vie qui sont les leurs. L’autonomie est indissolublement la mise en œuvre d’instances d’autogouvernement et le déploiement de manières de vivre éprouvées comme propres.
Il y a deux conceptions opposées de la politique. La politique qui pense d’en haut dissocie l’élite de ceux qui savent et une population réputée incapable ; et s’il en est ainsi c’est parce que la machinerie étatique doit contribuer à la généralisation de manières de vivre qui sont imposées par le monde de l’Économie. La politique d’en bas part au contraire des communautés de vie et s’ancre dans des réalités chaque fois spécifiques; elle se fonde sur la capacité collective à s’auto-organiser pour vivifier des formes de vie propres. C’est ainsi que revendiquer le pouvoir au peuple, par le peuple et pour le peuple peut prendre tout son sens émancipateur. Il ne saurait s’agir d’un pouvoir exercé au nom du peuple, comme dans les systèmes représentatifs, ni seulement pour lui ou par lui. La conjonction de ces deux dernières dimensions est indispensable : la puissance collective de décider et de faire doit être partagée par toutes et tous, et ce, pour que s’épanouissent les manières de vivre que toutes et tous ressentent comme leurs.

Des communes au gouvernement du peuple

Enfin, la logique de l’autonomie n’est nullement condamnée à s’enfermer dans une échelle strictement locale. La politique d’en bas se construit à partir des territoires particuliers et des collectifs de vie concrets. Elle est nécessairement localisée. Elle privilégie l’échelle locale et y revient toujours. Mais son principe peut s’étendre partout, sous des formes chaque fois spécifiques et diversifiées. Les communes peuvent se coordonner ou se fédérer à un niveau régional, mais aussi à toutes les échelles qui s’avèrent pertinentes.
Plus les communes libres s’étendent, gagnent en force et étendent leur coordination, plus elles vident de substance les institutions politiques pensées d’en haut, prétendument démocratiques mais organisant la dépossession du peuple. Et ce, jusqu’à les rendre totalement inutiles.

Extrait de Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde, Paris, Éditions Divergences, 2019.
Jérôme Baschet a écrit notamment La rébellion zapatiste. Insurrection indienne et résistance planétaire, Paris, Flammarion, 2005.

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