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L’Espace des mouvement sociaux

Une observation même superficielle des mouvements sociaux contemporains permet de constater qu’ils n’existent pas à l’état isolé, mais que les organisations ou militants qui les animent entretiennent entre eux des rapports variés. Plus encore, les discours et les pratiques de ces organisations et des militants qui les animent laissent fréquemment percevoir qu’ils entendent se situer à distance d’autres domaines – celui de la politique institutionnelle, en premier lieu – avec lesquels ils entretiennent des relations ambivalentes et complexes. C’est à rendre compte de cette spécificité de la contestation sociale que vise l’approche sociologique développée dans cet ouvrage. Sa thèse centrale est en effet que l’activité protestataire relève d’un domaine de pratique et de sens relativement autonome au sein du monde social, que l’on propose d’appeler l’espace des mouvements sociaux.

Elle postule qu’au sein de cet univers, doté de logiques, de modes de fonctionnement, d’enjeux et de références propres, les différentes causes, et les organisations et les agents qui les portent, sont unis par des relations d’intensité et de nature variables. S’intéresser ainsi aux relations que ces causes entretiennent les unes avec les autres, et aux positions contrastées qu’elles occupent au sein de cet espace d’interdépendance, vise d’une part à saisir un aspect important des dynamiques contestataires, mais ouvre également à une compréhension des rapports que les mouvements sociaux entretiennent avec le reste du monde social. Considérer que l’espace des mouvements sociaux dispose d’une autonomie relative, c’est en effet postuler que si le jeu qui s’y joue et les enjeux qu’il propose sont distincts de ceux que proposent d’autres champs ou secteurs, sa marche n’en reste pas moins soumise à l’influence que, à des degrés divers, ces autres univers peuvent exercer sur lui.

On entend en d’autres termes montrer ici que l’analyse des mouvements sociaux gagne à les envisager dans leur dimension à la fois structurelle (la place de la contestation au sein d’un monde social différencié), pratique (la protestation s’accomplit dans des activités spécifiques réalisées en situation et qui supposent leur maîtrise minimale par les agents) et cognitive (la protestation réfère à des catégories de perception et s’exprime dans un ordre de discours particuliers). Cette thèse repose sur un certain nombre de postulats, dont un des plus décisifs est que nos sociétés sont différenciées en une multiplicité de domaines d’activité relativement indépendants les uns des autres, que les sociologues désignent par des concepts comme champ, secteur, système, configuration ou encore monde[1], et que l’espace des mouvements sociaux constitue l’un de ces domaines. Dans cette perspective, les pratiques des agents sont façonnées par le fait qu’elles sont situées au sein d’un univers social donné et prennent leur sens en regard de ses principes spécifiques. La caractérisation des différentes « sphères » qui composent le monde social passe par l’identification de ce que l’on peut désigner comme leurs « règles du jeu », « principes de fonctionnement » ou « logiques » propres, qui tendent à les distinguer les unes des autres – ce que Pierre Bourdieu illustrait en disant qu’« on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographe »[2] – dans le même temps qu’elle permet de différencier leurs membres selon leur degré de maîtrise de ces mêmes règles ou logiques. À l’opposé d’une sociologie individualiste qui envisage les acteurs comme détachés de toute inscription sociale, notre approche non seulement présuppose un monde social structuré, mais entend faire de cette structuration un principe majeur d’explication.

Qu’est-ce qu’un mouvement social ?

Poser que les mouvements sociaux constituent un domaine à part laisse de côté une question pourtant élémentaire : qu’entend-on par « mouvement social » ? Postuler une irréductible spécificité de ce domaine suggère qu’il est possible de distinguer précisément ce qui relève des mouvements sociaux de ce qui leur serait étranger. On se gardera pourtant de se livrer ici à l’exercice scolaire de la définition de la notion de mouvement social : un des principes d’une problématique en termes d’espace social est qu’il ne revient pas à l’analyste de décider de ce qui est ou non un mouvement social. Le sociologue doit davantage s’intéresser au travail de délimitation de frontières, impliquant inclusion et exclusion, auquel se livrent les agents qui gravitent à l’intérieur comme aux limites de l’espace des mouvements sociaux. De fait, la catégorie de mouvement social est ici surtout envisagée comme une catégorie pratique, comme l’enjeu d’une lutte entre agents pour l’imposition de la définition du mouvement social la plus conforme à leurs intérêts ou croyances. Parvenir à imposer la définition de tel phénomène comme « mouvement social », « émeute » ou « révolution », par exemple, répond à des enjeux pratiques et peut avoir des conséquences considérables pour les protagonistes, tant autorités politiques que protestataires[3].

Cette approche présente plusieurs avantages. Dans et par ces luttes de définition se donne en premier lieu à étudier une question centrale : celle des rapports entre l’espace des mouvements sociaux et les autres composantes du monde social et de son autonomie à l’égard de celles-ci. Prendre pour objet le travail de définition des agents permet ensuite d’éviter les pièges substantialistes auxquels s’exposent les entreprises de définition que l’accumulation de critères rend vulnérables au premier contre-exemple venu, voire que rend inopérantes une appréhension trop restrictive pour qu’aucun phénomène réel puisse y correspondre (c’est, on le sait, l’écueil de la définition du mouvement social proposée par Alain Touraine)[4].

Il n’en reste pas moins nécessaire, à ce stade, que le sens des termes employés soit stabilisé et le champ d’investigation circonscrit. Se garder de tout substantialisme impose, plutôt que de proposer une définition, de délimiter un domaine de curiosité sociologique rassemblant un ensemble de phénomènes dont il est possible de relever les traits communs – c’est-à-dire ce que Wittgenstein appelait des ressemblances de famille, fondant un rassemblement davantage par partage d’analogies que par identité de substance[5], et autorisant à fins de comparaison le rapprochement avec d’autres types de phénomènes relativement proches (mouvements religieux, entreprises humanitaires, formations partisanes, entre autres). On proposera donc de s’intéresser à des phénomènes réunissant des dimensions collectivesconflictuelles et orientées vers le changement social. Précisons immédiatement qu’il convient de considérer chacun de ces traits non comme un donné stable mais comme autant d’aspects problématiques de la pratique contestataire.

Il en est ainsi de la dimension collective des mouvements sociaux[6], qu’il serait hasardeux de considérer comme un donné, tant parvenir à les doter d’une stature et d’une portée collectives constitue un enjeu de première importance pour leurs animateurs. Même une fois accomplie, cette constitution du collectif dans laquelle réside la mobilisation ne peut être considérée comme allant de soi : c’est aussi la consistance collective des mouvements protestataires qui doit être interrogée, du fait que c’est en fonction de projets, de définitions de la situation et de visées disparates que des individus convergent vers ce qu’ils se représentent plus ou moins à tort comme une « même » cause. Oublier cette hétérogénéité constitutive des mobilisations expose à ignorer ce qui représente pourtant un des moteurs les plus importants de leur développement, de leur consolidation et, aussi, de leur délitement.

La dimension conflictuelle des mouvements sociaux est redevable d’une même attention[7]. Les protestations collectives impliquent une relation d’opposition, d’antagonisme et de confrontation avec un adversaire plus ou moins clairement identifié (le patron de telle entreprise ou « le capitalisme » en général, tel leader politique ou « le racisme », etc.) et supposent, sinon une composante perturbatrice, au moins une part de rapport de force : on peut défiler pacifiquement dans la rue et en veillant à ce qu’aucun débordement n’entache la manifestation, l’enjeu est bel et bien de montrer, en les rassemblant publiquement, la force et la détermination de ses troupes à un adversaire. De là l’intérêt d’envisager, comme y invite Sidney Tarrow[8], les mouvements sociaux dans leur dimension interactive : ceux-ci ne doivent pas être saisis à l’état isolé mais au travers des relations qu’ils entretiennent avec un environnement politique, social ou économique donné – relations avec l’environnement qu’une appréhension en termes d’espace vise précisément à saisir. De là également l’intérêt d’insister sur la fréquente dimension anti-institutionnelle des mouvements sociaux, qui tendent à se penser en opposition à d’autres domaines – les champs politique et syndical principalement – au sein desquels les luttes prennent des formes davantage institutionnalisées et pacifiées, notamment parce que basées sur le compromis et la transaction, et où la spécialisation voire la professionnalisation des tâches tendent à une dépossession des représentés par leurs représentants[9].

La conflictualité dont sont porteurs les mouvements sociaux tient à une autre de leurs caractéristiques qui est leur orientation vers le changement social. Témoignant d’une insatisfaction devant l’état actuel du monde, les mouvements engagent une revendication de transformation de ce monde dans un sens meilleur – ou, a minima, de préservation de celui-ci devant ce qui menace de le dégrader. À ce titre, les définitions des mouvements sociaux proposées par John McCarthy et Mayer Zald – pour qui il s’agit d’« un ensemble d’opinions ou de croyances communes à une population qui exprime des préférences pour le changement de certains éléments de la structure sociale et/ou de la distribution des récompenses dans la société »[10] – ou par Herbert Blumer – qui y voit des « entreprises collectives visant à établir un nouvel ordre de vie »[11] – pour vastes qu’elles soient, pointent bien cette orientation vers le changement. Il serait cependant délicat d’envisager ce changement comme nécessairement dirigé vers le progrès : l’insatisfaction devant l’état présent du monde peut très bien prendre la forme d’une exigence de retour à un état passé – et souvent idéalisé – de celui-ci, et être portée par des mouvements que l’on sera alors en droit de qualifier de réactionnaires. Des mobilisations à l’image « rétrograde », telles que celles conduites par les associations hostiles à l’avortement, partagent les traits des mouvements sociaux et ce serait adopter une vision normative que de les écarter a priori de notre champ d’investigation.

L’interdépendance dans la contestation

Un mouvement social est donc accompli par un collectif d’agents qui expriment par des pratiques conflictuelles leur volonté de changement d’un état du monde. Ces pratiques spécifiques relèvent en grande partie de ce que Charles Tilly a désigné comme répertoire de l’action collective, c’est-à-dire l’ensemble des formes de protestation dont dispose un groupe donné[12] : manifestation, occupation de locaux, grève, grève de la faim, etc. Se mesure ici le caractère en grande partieconventionnel[13] de la pratique contestataire : il existe désormais, dans nos sociétés, des formes convenues de protester collectivement, des modes d’action reconnaissables comme tels et dont peuvent se saisir les groupes désireux d’exprimer leur mécontentement.

Ce caractère conventionnel des pratiques qui se déploient dans l’espace des mouvements sociaux invite dès à présent à signaler le caractère historiquement situé de la « forme mouvement social ». Tilly fait remonter au XVIIIe siècle l’émergence de cette forme qu’il spécifie par une série de pratiques encore relativement innovantes au début du XIXe siècle :

« À quel moment (…) pouvons-nous raisonnablement affirmer que le mouvement social est devenu une forme distincte, reconnue et largement accessible de participation politique ? Nous nous intéressons aux temporalités et aux espaces qui voient des groupes adresser des revendications collectives aux autorités et fréquemment former pour cela des associations ou des coalitions spécifiques, tenir des réunions publiques, diffuser leurs programmes dans les médias existants, organiser des processions, des marches ou des manifestations et, à travers toutes ces activités, délivrer des démonstrations publiques et coordonnées de dignité, d’unité, de force et d’engagement. Si cet ensemble apparaît régulièrement à distance des campagnes électorales et des luttes internes au monde du travail, nous pouvons être assurés que le mouvement social s’est constitué en tant que tel »[14].

En d’autres termes, il y aurait quelque anachronisme à utiliser le terme de mouvement social pour désigner des conflits collectifs orientés vers le changement tels que les jacqueries paysannes de l’Ancien régime. Celles-ci étaient certes l’expression de considérations normatives propres aux classes populaires et présentaient un caractère conventionnel[15], mais la catégorie même de mouvement social n’avait guère de sens pour les agents. Ce point, d’ailleurs, incite à restreindre la périodisation proposée par Tilly dans la mesure où ce n’est sans doute qu’avec la seconde moitié du XIXe siècle et l’émergence du mouvement ouvrier qu’a commencé à émerger une catégorie proche de celle dont rend aujourd’hui compte l’expression « mouvement social ». L’important cependant, au seuil d’un travail qui ne vise pas à construire une généalogie des mouvements sociaux, est d’insister sur l’historicité de cette forme de participation et de rappeler que, de la même manière qu’il y a une histoire des partis politiques, il y a une histoire des mouvements sociaux.

L’important est aussi et surtout de noter que la catégorie de mouvement social fait sens pour les agents (tant les protestataires que leurs adversaires ou le public), qu’elle se réfère à un ensemble d’activités et de discours et donc qu’elle implique, chez les agents qui évoluent au sein de l’espace des mouvements sociaux, une forme minimale de ce que l’on propose d’appeler l’autoréférence, c’est-à-dire le fait qu’ils éprouvent le sentiment que la pratique à laquelle ils participent obéit à des principes et vise des enjeux distincts de ceux qui gouvernent d’autres domaines sociaux[16]. De l’autoréférence découle un point déjà évoqué mais sur lequel il convient d’insister : les frontières de l’espace des mouvements sociaux ne sont pas définies par le sociologue au moyen de critères objectifs, mais sont le produit des luttes de définition auxquelles se livrent les agents actifs en son sein ou à ses frontières, et sont par conséquent nécessairement fluctuantes. L’importance de ces luttes peut s’éclairer à partir d’un exemple, celui des troubles qu’ont connu les banlieues françaises à la fin 2005. Il n’a pas manqué de tentatives d’attribuer le label de « mouvement social » à ces événements et de conférer à la révolte des jeunes banlieusards une légitimité et une portée contestataires qu’à l’inverse leur refusaient ceux qui, du côté des médias et du gouvernement, invoquaient davantage les catégories d’émeute et de banditisme. L’issue de cette lutte de définition n’a pas été sans conséquence pratique, comme en a témoigné la réponse – en l’occurrence policière et pénale – qui lui a été apportée.

Les formes d’action que Tilly rassemble dans son répertoire n’englobent cependant pas la totalité de la pratique qui se déploie dans l’espace des mouvements sociaux, car celle-ci s’accomplit également dans d’autres activités, souvent plus discrètes ou ordinaires, qui visent à entretenir ou à consolider les conditions de réalisation de la protestation. Les tâches d’entretien de la dimension collective d’une mobilisation peuvent par exemple comprendre l’organisation de fêtes où s’exprime et se renforce la cohésion du groupe militant, les coups de téléphone aux sympathisants afin de s’assurer qu’ils seront bien présents au rassemblement du lendemain, le café que le cadre d’une organisation va boire avec un militant dont il sent faiblir l’investissement afin de le remotiver. On le voit à ces exemples, il serait illusoire de dresser une liste d’activités qui seraient spécifiques aux mouvements sociaux et qui permettraient de définir leur identité substantielle ; c’est à partir du moment où elle s’inscrit dans un cadre à la fois collectif, conflictuel et orienté vers le changement qu’une pratique relève de ce domaine.

Pas plus que les pratiques, les catégories cognitives ou schèmes de perception mobilisés dans l’action contestataire ne sauraient faire l’objet d’une recension exhaustive. Signalons simplement que ces schèmes cognitifs informent et nourrissent la pratique contestataire sur les trois dimensions repérées plus haut. La dimension collective sollicite des catégories de perception à même, à la fois, d’apprécier la consistance et l’importance d’un collectif mobilisé, spécialement en en repérant les diverses composantes – comme lorsque des manifestants s’écartent un instant de leur cortège pour en évaluer l’ampleur et estimer l’état des rapports de force entre les différents groupes qui le composent. Sont également sollicités à ce titre des schèmes d’appréciation de la disponibilité ou de la fiabilité d’éventuels partenaires et des conditions minimales de leur ralliement – schèmes dont on peut trouver l’expression dans les formulations de plates-formes revendicatives se voulant consensuelles. De même, la défense au sein de coalitions d’une identité militante ou organisationnelle passe-t-elle par une sémantique exprimée dans des registres discursifs, des procédures (la défense de la souveraineté des assemblées générales contre le vote à bulletin secret, par exemple) ou le recours à certaines formes d’action (comme la barricade, dont l’usage en Mai 68 valait davantage comme référence historique que pour son efficacité tactique) qui pèsent autant sinon plus par leur dimension symbolique que matérielle. La dimension conflictuelle impose la mise en œuvre de schèmes tactiques et stratégiques destinés à évaluer l’état du rapport de force qui oppose à un adversaire et à jouer contre lui des « coups » efficaces ; de là l’importance de savoir identifier au sein de son répertoire la forme de protestation la mieux adaptée à l’état de ses propres forces comme de celles de l’antagoniste. L’orientation vers le changement mobilise des perceptions de ce qu’il est possible d’espérer au vu de l’état de la mobilisation et de la détermination de ses troupes comme de celles de l’adversaire et impose, en conséquence, un travail de définition en situation du niveau des revendications.

La saisie des mouvements sociaux par les pratiques et les schèmes cognitifs qui leur sont spécifiques permet également de répondre à la question de l’identification des composantes de l’espace des mouvements sociaux. On peut tout d’abord y répondre en avançant qu’un élément fait partie de l’espace à partir du moment où il y accomplit des pratiques correspondant aux trois dimensions constitutives des mouvements sociaux. Le terme d’organisation de mouvement social, en ce sens, ne fait pas référence à un type particulier d’organisation et, notamment, ne saurait être réservé aux seules associations ou collectifs militants à l’exclusion, par exemple, des organisations humanitaires ou des syndicats, mais désigne toute structure, quelle que soit sa forme ou son statut, engagée a minima dans l’ordre de pratique contestataire. Par conséquent, selon son type d’activité considéré, une même organisation pourra être considérée comme relevant ou non de l’espace des mouvements sociaux. Act Up en fait partie lorsqu’elle organise une action-éclair contre une firme pharmaceutique, mais pas lorsque, empruntant le registre des groupes d’intérêt, elle négocie discrètement avec les dirigeants de cette même firme en marge d’une conférence internationale sur le sida. De même, un syndicat relève de l’espace des mouvements sociaux quand il lance un mot d’ordre de grève, mais pas quand il gère une caisse d’assurance maladie.

De la sorte peut-on également éviter le « biais politique » qui imprègne nombre de théories des mouvements sociaux – et notamment celles du processus politique et de la politique contestataire[17] – et qui les conduit à conférer un rôle central à l’État. Certes, celui-ci est un protagoniste majeur de nombre d’épisodes contestataires, que ce soit en tant que cible de la protestation (comme lorsqu’un mouvement exige l’annulation d’une décision du gouvernement) ou comme arbitre ou médiateur dans un conflit opposant un mouvement à un adversaire non étatique (une entreprise privée, par exemple). Mais, en lui conférant cette dimension centrale, on risque de laisser de côté tout un ensemble de mobilisations qui ne se situent pas, au sens strict, sur le terrain politique et dont l’activité s’intègre à l’espace des mouvements sociaux. C’est le cas des nombreux conflits du travail opposant salariés et employeurs, ainsi que des mouvements qui visent la transformation de la représentation de certains groupes (comme des minorités sexuelles ou ethniques) dans l’espace public et qui, par exemple, peuvent prendre les médias pour cibles en exigeant qu’ils leur accordent davantage de visibilité ou cessent de les stigmatiser.

Suivant en cela Bourdieu lorsqu’il avance « qu’on peut dire d’une institution, d’une personne, d’un agent, qu’ils existent dans un champ quand il y produisent des effets »[18], on considérera qu’un mouvement, une organisation ou une cause appartiennent à l’espace des mouvements sociaux dès lors qu’ils y produisent des effets, c’est-à-dire à partir du moment où ils tissent des rapports d’interdépendance avec au moins une de ses composantes et, ce faisant, contribuent à le transformer tout en étant en retour eux-mêmes affectés par cette relation. Les mouvements sociaux ne se déploient jamais à l’état totalement isolé mais sont pris dans des rapports de nature et d’intensité variables avec d’autres mouvements, qui influent sur leur pratique. Ces rapports sont souvent limités, du fait des faibles structuration et institutionnalisation de l’espace des mouvements sociaux. Ils n’en exercent pas moins des effets, ne serait-ce que sous la forme, par exemple, de sources d’inspiration : en reprenant les slogans d’une autre mobilisation, c’est bien une forme minimale d’interdépendance qu’établit un mouvement avec elle. De même, dès son émergence tout mouvement manifeste-t-il son inscription dans les logiques propres à ce domaine – que ce soit par le fait de chercher ou non à s’intégrer à des coalitions plus vastes, d’adopter des formes plus ou moins routinisées ou innovantes d’action, ou encore de mobiliser tel ou tel registre d’expression de ses revendications et doléances.

Reste une épineuse question, celle du degré d’unification de cet univers. Signaler l’interdépendance, même minimale, qui relie toute nouvelle unité contestataire à celles qui lui préexistent ne suffit pas à doter l’espace des mouvements sociaux d’une homogénéité ou d’une cohésion suffisantes pour autoriser à en traiter au singulier. Plutôt qu’un espace des mouvements sociaux, n’y aurait-il pas une pluralité d’espaces contestataires dispersés, par exemple définis chacun par la cause (celle des femmes, des sans-papiers, des fœtus, etc.) à laquelle ils se consacrent ? On verra plus loin qu’un tel découpage ne peut être satisfaisant du fait que la diversité de leurs enjeux n’empêche pas les mouvements de s’unir dans des coalitions (comme lorsque les malades du sida soutiennent les chômeurs) ou simplement de s’inspirer de leurs registres de discours ou formes d’action (comme quand les prostituées « empruntent » l’occupation d’église aux sans-papiers). C’est ce que l’on a appelé plus haut l’autoréférence de l’espace des mouvements sociaux qui lui confère une unité minimale via la reconnaissance mutuelle de ses composantes comme relevant d’un registre similaire de participation, distinct de celui qui caractérise d’autres univers davantage institutionnalisés et autorisant des évaluations croisées. Cette reconnaissance mutuelle n’implique en rien une affinité programmatique et relie y compris des causes antagonistes (pro- et anti-avortement se reconnaissent et s’évaluent mutuellement comme des mouvements sociaux sans jamais envisager possible la moindre coalition) même si elle peut favoriser des rapprochements (il n’est pas inimaginable que des courants de deep ecology se trouvent des affinités avec des « provie », par exemple). L’unification de l’espace des mouvements sociaux est certes limitée et fragile, elle n’en exerce par moins ses effets sur ses diverses composantes.

Précisons enfin que le cadre théorique proposé dans cet ouvrage ne prétend pas à une radicale originalité. Les axes de réflexion tracés ici rejoignent fréquemment les conceptions d’autres chercheurs et c’est à la discussion tant de ce qui les apparente que de ce qui les distingue qu’une part importante du livre est consacrée[19]. De fait, la perspective de l’espace des mouvements sociaux vise en partie à une intégration, mais aussi à une localisation, d’approches préexistantes à même d’éclairer telle dimension des processus protestataires. La même remarque vaut pour le « stock » de cas empiriques sur lequel s’appuie la réflexion, puisque de nombreuses études consacrées à des mouvements divers et réalisées par différents politistes, sociologues ou historiens seront mobilisées. J’ai cependant, autant que possible, privilégié les résultats de mes propres recherches, consacrées aux luttes des prostituées, à la contestation de la double peine, à la défense des sans-papiers, à la lutte contre le sida, aux croisades morales, aux mouvements d’extrême droite, à l’altermondialisme, aux syndicalistes des secteurs précaires ou encore à Mai 68[20]. L’avantage d’une connaissance approfondie et de première main de ces cas empiriques a pour contrepartie leur restriction temporelle et spatiale, puisque ce sont des mouvements contemporains ou récents, et uniquement français, que j’ai eu à étudier. J’espère que cette restriction encouragera d’autres chercheurs à tester la pertinence de ce cadre d’analyse en le mettant à l’épreuve d’autres terrains.


[1] Voir, respectivement, les approches de la différenciation sociale proposées par Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », in Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1984 ; Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986 ; Niklas Luhmann, The Differenciation of Society, New York, Columbia University Press, 1982 ; Norbert Elias, Qu’est-ce que la sociologie ?, Paris, Pocket, 1991 ; Howard Becker, Les mondes de l’art, Paris, Flammarion, 1988. On renvoie, pour une discussion des rapports que le concept d’espace entretient avec ces différentes théorisations, au mémoire d’habilitation dont est tiré cet ouvrage : Lilian Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux. Eléments pour une sociologie de l’action collective protestataire », mémoire pour l’habilitation à diriger les recherches, ENS de Lyon, 2008.

[2] P. Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », art. cit., p. 114.

[3] Si on rejoint ici les mises en garde de Michel Offerlé contre le « fétichisme classificatoire » qui conduit nombre d’analystes à nettement distinguer mouvements sociaux et groupes d’intérêt (alors qu’ils peuvent être redevables des mêmes modèles d’analyse), on n’ignore pas non plus que les mêmes distinctions font sens pour les agents et ont d’importants effets sur leurs pratiques ; Sociologie des groupes d’intérêt, Paris, Montchrestien, 1998.

[4] Cet écueil a été pointé par François Chazel, « Mouvements sociaux », in Raymond Boudon (dir.), Traité de sociologie, Paris, PUF, 1992, p. 265. Voir notamment Alain Touraine, La voix et le regard, Paris, Seuil, 1978.

[5] Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, Paris, Gallimard, 1961.

[6] Ce qui exclut les pratiques individuelles de révolte ou de résistance inorganisées et souvent implicites (coulage, freinage, absentéisme, dérision…) que Michel de Certeau désignait comme arts du braconnage ou manières de « faire avec » et qui, si elles ne possèdent pas, y compris pour ceux qui les adoptent, une connotation directement « militante », n’en constituent pas moins des « bons tours du “faible” dans l’ordre établi par le “fort” » ; Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Folio, 1990, p. 65. Voir également James C. Scott, La domination et les arts de la résistance, Paris, Amsterdam, 2009.

[7] Ce qui amène à écarter ce qui relève de l’action humanitaire et de l’assistance – ce qui ne veut pas dire que des organisations à vocation humanitaire ne soient pas à même, dans certaines circonstances, d’intégrer l’espace des mouvements sociaux en s’engageant dans une dynamique conflictuelle ; l’épisode de la mobilisation initiée à l’hiver 2007 par les Enfants de Don Quichotte a par exemple démontré la capacité de plusieurs organisations humanitaires ou caritatives à se rallier à des entreprises contestataires ; cf. Agathe Schwartz, « Les Enfants de Don Quichotte et le Plan d’urgence hivernale », Raison présente, n° 170, 2009.

[8] Sidney Tarrow, Power in Movements. Social Movements, Collective Action and Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 3-4.

[9] Cette piste de recherche m’a été suggérée par Michel Dobry.

[10] John D. Carthy, Mayer N. Zald, « Resource Mobilization and Social Movements: A Partial Theory », American Journal of Sociology, 82 (6), 1977, p. 1217.

[11] Cité in F. Chazel, « Mouvements sociaux », art. cit., p. 268.

[12] Charles Tilly, « Les origines du répertoire de l’action collective contemporaine en France et en Grande-Bretagne », Vingtième siècle, n° 4, 1984.

[13] On conçoit de ce point de vue combien l’ancienne césure qu’opérait la science politique entre formes « conventionnelles » et « non-conventionnelles » de participation politique est inadéquate pour rendre compte de l’action des mouvements sociaux.

[14] Charles Tilly, Social Movements, 1768-2004, Boulder, Paradigm, 2004, p. 29.

[15] Cf. l’étude classique de Edward P. Thompson, « L’économie morale de la foule dans l’Angleterre du XVIIIe siècle », in Florence Gauthier, Guy-Robert Ikni (dir.), La guerre du blé au XVIIIe siècle. La critique populaire du libéralisme économique, Montreuil, Éditions de la Passion, 1988, ainsi que Jean Nicolas, La rébellion française. Mouvements populaires et conscience sociale 1661-1789, Paris, Folio, 2008.

[16] Sur l’autoréférence, cf. N. Luhmann, The Differenciation of Societyop. cit.

[17] La politique contestataire (contentious politics) est entendue comme « épisodique plutôt que continue, se déroule en public, suppose une interaction entre des requérants et d’autres, est reconnue par ces autres comme pesant sur leurs intérêts, et engage le gouvernement comme un médiateur, une cible ou un requérant » ; Doug McAdam, Sidney Tarrow, Charles Tilly, Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press, 2001, p. 5, souligné par moi. Pour une critique récente de ce biais politique, cf. Elisabeth A. Armstrong, Mary Bernstein, « Culture, Power, and Institutions: A Multi-Institutional Politics Approach to Social Movements »,Sociological Theory, 26 (1), 2008.

[18] Pierre Bourdieu, Propos sur le champ politique, Lyon, PUL, 2000, p. 38.

[19] Des démarches en partie similaires – en termes de champ ou de secteur des mouvements sociaux, notamment – ont ainsi été développées par d’autres auteurs, parmi lesquels Russel L. Curtis, Louis A. Zurcher, « Stable Resources of Protest Movements: The Multi-Organizational Field », Social Forces, 52 (1), 1973 ; Roberta Garner, Mayer N. Zald, « The political economy of social movement sectors », in Gerard D. Suttles, Mayer N. Zald (eds.), The Challenge of Social Control, Norwood NJ, Ablex publishing, 1985 ; Marco Giugni, Florence Passy, Histoire des mobilisations politiques en Suisse, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Philippe Gottraux, « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 1997 ; Christophe Aguiton, Philippe Corcuff, « Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux », Mouvements, n° 3, 1999 ; Nick Crosley, Making Sense of Social Movements, Buckingham, Open University Press, 2002 ; Gérard Mauger, « Pour une politique réflexive du mouvement social », in Pierre Cours-Salies, Michel Vakaloulis (dir.), Les mobilisations collectives : une controverse sociologique, Paris, PUF, 2003 ; Cécile Péchu, Droit au logement, genèse et sociologie d’une mobilisation, Paris, Dalloz, 2006. On trouvera une discussion serrée des proximités et écarts entre notre approche et celle de ces auteurs dans L. Mathieu, « L’espace des mouvements sociaux », mémoire cité.

[20] Les références de ces différentes recherches seront livrées au fil du texte. Le lecteur gagnera à s’y référer pour connaître le détail des mouvements évoqués, sur lequel il ne sera souvent pas possible, faute de place, de s’étendre dans le cadre de cet ouvrage.

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