On entend de plus en plus dire que l’université doit être liée à la communauté. Selon l’acception contemporaine du mot, il faut entendre par là la communauté des « partenaires » qui lui sont extérieurs : les organisations commerciales ou financières, les philanthropes et les « utilisateurs » qui lui versent des « droits » de scolarité. Elle est d’autant plus pressée de répondre à leurs « besoins » qu’elle dépend de plus en plus de ces derniers pour son financement, et ceci à mesure que l’État réduit la part de son financement des institutions d’enseignement.
Par Eric Martin
Intervention prononcée dans le cadre de la conférence interdisciplinaire de l’association des étudiants diplômés de l’Université d’Ottawa.
Je tâcherai de montrer aujourd’hui rapidement que cette référence enthousiaste et emphatique à une « communauté » avec laquelle il s’agirait de multiplier les ponts procède d’un glissement de sens extrêmement cynique et ironique. En effet, cette appel à brancher tous azimuts l’université sur les agents économiques privés qui peuplent son environnement immédiat intervient précisément au moment où s’effrite l’idéal d’une communauté politique saisie de la responsabilité réfléchie de sa propre orientation collective, idéal à laquelle était intimement liés la mission de l’institution universitaire moderne comprise comme lieu de synthèse des connaissances et des représentations héritées de la société.
Ainsi, il importe de situer la crise du mode de financement des universités dans le contexte plus large d’une crise des médiations constitutives des sociétés politico-institutionnelles et dans le cadre d’une mutation de ces sociétés vers ce que le sociologue québécois Michel Freitag appelle les sociétés opérationnelles-décisionnelles, c’est-à-dire des sociétés entièrement régies ou « colonisées », pour parler à la manière d’Habermas, par un « système » économique autonomisé de type luhmannien, où l’ensemble des sous-systèmes, psychiques ou institutionnels, ne seraient plus que des « boucles » ou maillons dans la grande chaîne dont la finalité serait la seule création de valeur autoréférentielle.
Il faut donc resituer ces références démultipliées au « branchement » de l’université sur la « communauté » dans un double contexte de mutation des institutions universitaires en organisations de formation technique répondant aux impératifs de la valorisation capitaliste- ce que nous appellerons le « capitalisme académique »- et de désagrégation du politique, c’est-à-dire du vivre-ensemble réfléchi supposant une communauté de destin sociale, économique, politique et culturelle.
À la dissolution du commun répond, dans les universités, l’évidement et la disssolution de la consistance intérieure des institutions en tant qu’elles étaient porteuses d’une densité historique et culturelle objectivée dont elles assuraient la transmission critique.
D’après l’idéal moderne qui préside à leur constitution, l’espace politique et l’espace universitaires sont constitués comme médiations instituant une distance de la société à elle-même, permettant la resaisie réflexive et critique des orientations et des projets vers lesquels est tendu le devenir collectif. Ainsi, au-delà de la simple fonction d’intégration ou de socialisation, (sur laquelle on insiste trop souvent aujourd’hui pour présenter-à tort- les institutions comme des lieux de « dressage » qui brimeraient la « vie nue » (sans jamais nous dire comment penser l’existence de la société et du soi autrement qu’à travers le renoncement ou l’abandon partiel du moi à un commun qui le précède généalogiquement, ne serait-ce que le langage, et dont dépend non seulement son inscription dans une communauté, mais même la possibilité de s’appréhender soi-même pour soi en tant que « Je »), nous faut-il situer un autre rôle fondamental de l’université, suivant encore la perspective de Michel Freitag : celui de participation à la définition critique des orientations des sociétés.
L’université est donc intimement liée à l’existence d’une communauté politique saisie de la responsabilité de se suffire à elle-même puisque soustraite au dogmatisme religieux ou mythique (sans pour autant dire déliée de tout rapport à la tradition, ce qui est plutôt la marque de la rationnalité instrumentale, vers laquelle bascule majoritairement la modernité avancée dans sa transition vers la postmodernité). Elle existe alors à la fois comme espace de liberté et comme espace de synthèse où la société est appelée à se reconnaître et à juger d’elle-même, c’est-à-dire à se « créer » pour parler à la manière de Castoriadis, dans le respect conscienceux de son historicité, et à se re-produire lucidement et prudemment en embrassant toute la contingence de sa condition.
L’existence de l’université est ainsi intimement liée à l’idée d’une communauté politique participant de l’universel, d’un universum concret, d’une totalité où elle se tient comme moment médiateur entre les individus une culture qui dépendent réciproquement de l’autre pour se maintenir dans l’existence et s’augmenter de charge historique, mais aussi entre le passé de la société et son présent.
Bien sûr, cet idéal, lorsqu’il se matérialise empiriquement, rencontre rapidement un frein : d’abord l’aporie de la rationnalité instrumentale, sur laquelle je n’insisterai pas aujourd’hui, hormis peut-être pour parler du capitalisme. Car, d’après Freitag, c’est la généralisation du travail salarié comme mode de participation à la société, dans le contexte d’une société divisée par le conflit social, qui vient subvertir le projet de démocratisation de l’éducation et assujettir en partie les universités aux impératifs de formation de main d’oeuvre.
Cela n’empêche pas que subsistera longtemps au sein des universités, au-delà de la formation spécialisée, une place consacrée à la culture générale permettant la constitution de sujets liés à l’existence d’une communauté politique.
À cet égard, le cas du Québec est intéressant, vu sa modernisation tardive. L’émergence d’un réseau étatique et public d’institutions d’enseignement postsecondaires se fera dans la foulée de la « révolution tranquille » et de l’après-guerre. C’est en pleine « trente glorieuses » période d’efferverscence économique liée à l’implication keynesienne d’États dotés de plus grand pouvoirs de perception fiscale par la guerre qu’apparaît tout un projet de développement économique du Québec-capitaliste, certes-mais au sein duquel subsiste tout de même une certaine idéalité politique liant solidarité économique, communauté de destin, identité culturelle, liberté pour ceux et celles qui devaient devenir « maître chez eux ».
Ce projet sera bien sûr subverti, des les années 1970, par la montée de ce qu’Yves Bélanger appelait le Québec Inc., c’est-à-dire la montée d’une classe de technocrates capitalistes qui adhéreront très vite au discours néolibéral, martelé depuis 1947 par les hayekiens, du Mont-Pèlerien à l’Institut Fraser en passant par l’Institut économique de Montréal, et soudainement populaire à l’occasion des crises de stagflation et de récession qu’on peut situer aux environs de la première crise pétrolière de 1974.
Le rôle de l’iédologie néolibérale ici est double : d’abord, légitimation idéologique de mutations concrètes de l’économie, qu’on (ou qui) cherche à « désencastrer » de la régulation politique qui la contient, suivant l’expression de Polanyi; ensuite, projet philosophique « positif » de dé-politisation de la société, c’est-à-dire substitution d’une liberté négative à toute forme de régulation normative des pratiques sociales sur la base de quelque contenu positif que ce soit, sorte de parachèvement du projet hobbesien après la parenthèse du réformisme social-démocratique.
Il s’agit ainsi de créer un système social basé sur les échanges autorégulés suivant « l’ordre spontané » du marché, policé par un État minimal assurant le contrôle et la gestion des différentes puissances individuelles ou associatives engagées dans un rapport de concurrence pour l’appropriation des ressources, prérogatives d’agir ou carrément des fluxs de revenus spéculatifs dégagés par le boursicotage.
Ce projet est marqué par l’emballement des puissances économiques et technologiques libérées de l’emprise de la tradition et que la raison, devenue instrumentale, n’arrive plus à contenir, de sorte que l’humain se trouve, comme le relevaient Marx, Gunther Anders ou Arnold Gehlen, à des puissances ou systèmes extérieurs à lui, autorégulés, automatisés, voire cybernétiques, où se trouve déchargée la responsabilité politique d’une prise en charge réfléchie du devenir des sociétés par elles-mêmes.
Dans une telle perspective, l’existence de la communauté ne tient plus à grand chose. L’individu, réputé s’y autoproduire en dehors de toute dépendance à l’Autre ou au commun, devient responsable de la maximisation de sa puissance d’acquisition et de la satisfaction de son désir. Dans le contexte universitaire, cela se traduit par un discours axé sur l’investissement rentabiliste dans son propre « capital humain » dans le but de se garantir un « flux de revenu futur anticipé » (l’expression est de Marc-André Gagnon) qui représente une plus grande part de la « tarte » du produit total.
Cela institue bien sûr un rapport problématique avec l’Autre, le compétiteur menaçant qui risque de me soustraire l’objet de mon plaisir (Zizek), celui qui risque de me dépasser, ou encore de m’agresser, bref, le terroriste. Cela institue aussi un rapport du soi à soi très problématique, puisque lorsqu’il n’arrive pas à rencontrer l’idéal de performance-auquel il prétend du reste de manière narcissique (Lasch), s’identifiant à des figures de winners du monde de l’entrepreneurship ou du star-système (il faut à cet égard voir la muraille extrêmement vulgaire consacrée à Paul Desmarais dans le pavillon du même nom à l’université d’Ottawa)- alors l’individu se trouve aux prises avec un échec qu’il est incapable de supporter dans son intériorité vide, toute tournée vers la réponse à la sollicitation extérieure : le voici qui devient dépressif, obsessif-compulsif, criblé d’addictions, bref, incapable de « se prendre en charge », quant il n’en vient pas carrément à l’auto-suppression.
Ne serait-il pas alors logique qu’il accepte d’investir, quitte à s’endetter, pour rentabiliser son talent et sa valeur sur le « marché des existences »? Ne serait-il pas alors aussi logique les médiocres usuriers de jadis, devenus aujourd’hui les nouveaux « héros » de la rapine économique alors qu’ils n’ont guère changé-et jusqu’à ce qu’ils tombent, Conrad Black, Vincent Lacroix, etc.- investissent eux aussi une part de leur pécule pour socialiser à la nouvelle sauce managériale ceux qui viendront s’installer à leur place dans le fauteuil d’opérateur de la machine internationale de production de babioles obsolescentes et de valeur spéculative?
Ainsi l’université elle-même se réduit-elle de plus en plus à ce « lieu vide » où l’on trouve l’intersection entre deux droites : celle de l’offre de force de travail nue et celle de la demande de « ressources humaines de base » ou de petits contremaîtres sapés. Il ne s’agit plus pour elle de transmettre une culture permettant la participation de chacun, chacune à la resaisie réflexive d’une société mise à distance d’elle-même. Tout au plus s’agit-il pour elle de doter les drones qui la fréquentent des meilleurs compétences productives qui leur permettront de s’insérer dans une hiérarchie économique inquestionnée.
Bien sûr, pour cela, l’université doit être à jour, up to date, comme on dit, et doit pour cela s’adapter, en temps réel, à l’évolution de l’environnement économique qui l’entoure, ce qui exige qu’elle fasse de la « recherche » sa principale activité –au détriment de l’enseignement- et qu’elle soit pour cela « branchée » le plus immédiatement possible sur les fluctuations de l’économie, c’est-à-dire immergée sans plus aucune distance dans le network des échanges entre organisations, où elle occupe la seule fonction de qualification des manoeuvres et d’innovation technologique, histoire de maintenir constante l’irritation, le edge qui garde le système de création de valeurs sur les dents, comme il est boulimique de nouveauté, le tout sans égard aux conséquences environnementales et sociales de toute l’opération, avec le concours toujours souriant des bureaux de transfert de la connaissance. « De la valorisation de la connaissance à la création de valeur ». Ce n’est pas une blague marxiste, c’est le slogan du bureau de l’Université d’Ottawa.
De sorte que l’accès universel à l’université se trouve de plus en plus restreint par des hausses de frais de scolarité. De sorte que l’espace se trouve de plus en plus sécurisé. De sorte que les corporations influent de plus en plus sur l’environnement physique et les contenus de cours de l’université. De sorte que la finalité et la nature même de l’université subissent une mutation irrémédiable de la privatisation progressive du rapport à la connaissance, du rapport de l’individu à soi, et de celui qui liait l’université, le citoyen et la communauté politique.
Au Québec, d’après l’Institut de recherche et d’information socio-économiques, « La contribution gouvernementale est passée, en proportion des revenus, de 87 % en 1988 à 71 % en 2002. Quant à la part des étudiants elle est passée de 5,4 % à 9,5 %27 dans la même période. En ce qui a trait aux autres sources de revenus tel que les investissements privés, elles ont augmenté de 7,5 % à 19,6 %. L’UQAM, plongée dans une crise financière à la suite de scandale immobiliers motivés par l’incapacité de financer la construction d’un pavillon sans l’assortir d’espaces locatifs générateurs de revenus, pourrait d’ici 5 ans cumuler un déficit de 500 M$ de dollars. L’ensemble des universités ont déposé des budgets déficitaires. Beaucoup d’entre elles voient leurs subventions retenues par l’État sous prétexte qu’elles n’arrivent pas, en bonnes gestionnaires, à se débrouiller avec les miettes que lui consent un gouvernement qui, du reste, se prive volontairement de revenus en défiscalisant massivement.
Ainsi faudrait-il que les hérauts de « l’ouverture de l’université sur la communauté et sur le monde », voir sur la « société planétaire » comme le disait récemment le recteur Patry en remettant un prix honorifique à M. Desmarais, aient l’honnêteté d’admettre que c’est au système autofinalisé de l’économie globalisée qu’ils nous convient de nous adapter et de nous asservir jusqu’à disparaître.
L’existence d’un tel réseau suppose la dérégulation de l’économie, c’est-à-dire la destruction programmée des mécanismes politiques qui assuraient encore jusqu’ici une redistributivité minimale des richesses et le financement public des programmes sociaux ou des institutions universitaires. La place de l’État recule de plus en plus, et avec lui, la communauté politique et culturelle qui s’y incarnait, plongeant les universités dans une logique de dépendance vis-à-vis du secteur privé avec lequel elles s’indifférencient de plus en plus.
En somme, nous assistons au double engloutissement de l’université et de la communauté politique par le réseau des échanges systémiques, à leur mise en boucle dans un processus qui tourne de lui-même et auquel nous ne pouvons que nous adapter, sans même qu’il soit nécéssaire d’y croire, puisque l’inéluctable se dispense de toute adhésion intérieure : il vous saisit tout entier opérationnellement et processuellement.
Il ne s’agit plus pour l’université de participer, comme médiation, à l’orientation critique des communautés politiques, mais uniquement à l’intégration directe des individus dans la hiérarchie économique à laquelle se réduirait le vivre-ensemble. À l’heure où l’on appelle l’université à cesser d’être une tour d’ivoire pour se brancher directement sur la « communauté » des partenaires d’affaires, peut-être est-il utile de rappeler que la double survie de l’université et de la communauté politique implique la sauvegarde de cette nécessaire distance de la société à elle-même et que l’ivoire, bien avant d’être un luxe bourgeois, est avant tout une défense.