Les trois transitions

La transition énergétique qui s’entame tant bien que mal ne sera pas la première de notre histoire. Au début du XVIIIe siècle, l’Europe a vécu sa première transition énergétique en passant d’une économie de subsistance alimentée par l’énergie hydraulique à une économie industrielle basée sur le charbon et la machine à vapeur. Près d’un siècle plus tard, le pétrole se joint au charbon comme source d’énergie structurante de l’économie capitaliste. À l’aube d’une potentielle sortie du pétrole, quels enseignements pouvons-nous tirer de ces transitions ?

Acte 1 – Aux origines du « capitalisme fossile »

Propulsées à l’époque par des moulins hydrauliques, les filatures de coton anglaises adoptaient progressivement la machine à vapeur vers la fin du XVIIIe siècle. Selon le géographe Andreas Malm, « le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique ne s’est pas produit parce que l’eau était rare, moins puissante ou plus chère que la vapeur. Au contraire, la vapeur l’a emporté alors même que l’eau était abondante, au moins aussi puissante et franchement plus économique[2] ».

À partir d’une documentation historique fouillée, Malm nous apprend qu’une machine à vapeur avait une puissance moyenne de 60 chevaux-vapeur dans les années 1820, alors que la puissance que pouvait déployer un moulin hydraulique se situait entre 300 et 500 chevaux-vapeur[3]. L’eau était également moins dispendieuse. Malm rapporte les propos de l’historien du coton Stanley Chapman, qui affirme que la vapeur était « plus chère que les plus coûteuses des installations hydrauliques », et estime le coût d’un cheval-vapeur dans une filature de coton en 1840 à 86 livres sterling pour la vapeur et à 59 pour l’eau. Plus puissante, moins chère, l’eau n’a pas non plus été délaissée parce qu’elle était plus rare. Selon la méticuleuse reconstruction des conditions météorologiques, géologiques et topographiques effectuée par Robert Gordon, seule une fraction des onze grandes rivières qui traversaient les régions du textile était utilisée, dont le taux d’exploitation variait entre 0,8 % et 7,2 %[4]. Mais si elle était moins chère, plus puissante et disponible en quantité suffisante, alors qu’est-ce qui aurait bien pu motiver les manufacturiers de l’époque à passer au charbon ?

En fait, le passage de l’eau au charbon dans l’industrie du coton relevait d’autres impératifs : « Le capitalisme du coton s’est tourné vers la vapeur parce qu’elle offrait un pouvoir supérieur sur la main-d’œuvre[5] ». Pour bien comprendre en quoi cette transition a répondu à des exigences de contrôle sur la force de travail, il importe de regarder plus attentivement la dynamique qui a guidé le développement géographique des moulins hydrauliques. Premièrement, la croissance de l’énergie hydraulique répondait à une dynamique centrifuge. Le harnachement d’une rivière devait être effectué de plus en plus loin des villes pour trouver un endroit satisfaisant. On ne pouvait évidemment pas déplacer les rivières ni transporter ou stocker l’énergie hydraulique générée par les moulins des filatures; l’eau devait être exploitée sur place. Éloignées des centres urbains, des colonies furent construites autour des moulins et les employés y étaient dépêchés uniquement pour y travailler. L’absence de population aux alentours des rivières à fort débit exigeait de faire venir la main-d’œuvre et de lui offrir les services pour qu’elle y vive (logements, épicerie, école, église, boutiques, infrastructures). La construction de ces « colonies-usines » (factory colonies) se faisait aux frais des manufacturiers et représentait souvent des investissements significatifs. Ces coûts ne se limitaient cependant pas aux infrastructures. Ainsi éloignés, les « capitalistes de l’eau » n’avaient pas la possibilité de remplacer les employés qui n’avaient pas encore intégré la « culture d’usine ». Lorsque les travailleurs et les travailleuses exigeaient de meilleures conditions de travail, les patrons avaient peu de marge de manœuvre pour négocier. L’isolement géographique jouait en faveur des ouvriers et des ouvrières, car leur remplacement impliquait pour leurs patrons d’entamer une nouvelle campagne de recrutement à partir de zéro.

La situation était bien différente en contexte urbain : « S’ils ne se présentent pas à huit ou neuf heures le lundi matin, nous en prenons de nouveaux », rapporte Malm. La présence d’un bassin de main-d’œuvre abondante offrait une « armée de réserve » qui faisait pression à la baisse sur les conditions de travail.

Deuxièmement, contrairement à la machine à vapeur, les rivières n’étaient pas indépendantes des conditions météorologiques. La variation du débit, en fonction des saisons et des précipitations, entrainait des irrégularités dans les journées de travail. Par exemple, lorsque le débit de la rivière était trop faible, les travailleuses et les travailleurs étaient sommés de rentrer chez eux, puis de reprendre le temps perdu lors de journées subséquentes. Cependant, un des problèmes majeurs avec l’irrégularité des journées de travail était que le nombre d’heures pouvant être repris était limité par les nouvelles législations récemment adoptées. À la suite des grèves dans l’industrie textile, le Ten Hours Act était adopté dans les années 1830 dans le but de diminuer la longueur de la journée de travail. Cette nouvelle législation imposait de trouver des manières d’intensifier la journée de travail dont la durée avait été tronquée par les revendications ouvrières.

Répondant à ces impératifs, l’adoption du charbon a permis une offre régulière et constante d’énergie, émancipée des contraintes de la nature, et bientôt intensifiée par les améliorations techniques de la machine à vapeur. De surcroit, le charbon a permis que le lieu et le moment d’extraction de la ressource soient dissociés du lieu et du moment de sa consommation. C’est notamment la possibilité de cette dissociation qui a permis de relocaliser la production d’énergie aux endroits considérés comme avantageux par le capital.

Acte 2 – Saboter le sabotage

Si la concentration des travailleurs et des travailleuses dans les centres urbains a permis aux capitalistes du charbon de disposer d’une main-d’œuvre interchangeable, l’organisation sociotechnique de l’industrie du charbon a permis aux ouvriers de développer une autre forme de rapport de force. Selon Timothy Mitchell, « aux États-Unis, entre 1881 et 1905, les ouvriers du charbon ont fait trois fois plus souvent la grève que la moyenne des travailleurs des principaux secteurs industriels […]. Les grèves des mineurs du charbon duraient aussi bien plus longtemps que celles de tous les autres secteurs industriels. Et c’était la même chose en Europe[6] ». Cet activisme, toujours selon Mitchell, peut être attribué en partie au fait que la production et le transport du charbon impliquaient des lieux et des méthodes de travail caractérisés par l’autonomie des travailleurs.

L’organisation du travail entourant l’extraction et le transport du charbon a offert aux mineurs les dispositifs techniques nécessaires pour que leurs revendications soient entendues. Le transport du charbon était particulièrement simple à saboter pour quiconque savait où frapper. Les cheminots français, qui possédaient un des syndicats les plus dynamiques de l’époque, avaient en ce sens un pouvoir d’interruption majeur sur l’ensemble du réseau de répartition de la ressource : « Avec deux sous d’une certaine matière, utilisés à bon escient, il nous est possible de mettre une locomotive dans l’impossibilité de fonctionner », raconte le chef du Syndicat national des chemins de fer français en 1895[7]. Si la dissociation entre l’extraction et la consommation de la ressource conférait certains avantages aux capitalistes du charbon, la structure du réseau du transport qu’entrainait cette dissociation offrait aux ouvriers une possibilité de sabotage d’une efficacité sans précédent.

Au tournant de la Deuxième Guerre mondiale, l’élite politique et économique a cherché à affaiblir ce pouvoir conquis par les travailleurs et les travailleuses par le biais d’un projet a priori fort simple : abandonner le charbon au profit du pétrole. En effet, les capitalistes du pétrole considéraient que les réseaux de transport du charbon étaient trop dépendants de la force de travail. Ainsi, « l’oléoduc a été inventé pour diminuer les possibilités d’interruption humaine du flux d’énergie. Il fut introduit en Pennsylvanie dans les années 1860 pour contourner les demandes salariales des travailleurs qui transportaient les barils de pétrole vers les gares de dépôt dans des voitures à cheval[8] ». Plus léger, le pétrole était aussi liquide, ce qui facilitait son transport. Avec l’arrivée des oléoducs, on passait dorénavant à un réseau beaucoup plus ouvert, moins linéaire, qui contenait une quantité d’embranchements suffisante pour diminuer le rapport de force des travailleurs. Si un tronçon d’oléoduc était saboté, l’ensemble du réseau n’était pas rendu dysfonctionnel pour autant; le remplacer était rapide et peu coûteux.

C’est en ce sens que l’on peut dire que la qualité liquide du pétrole, combinée aux avantages et contraintes propres à l’économie capitaliste, a eu un impact sur son adoption comme ressource alternative au charbon. « L’un des grands objectifs de la conversion au pétrole était d’affaiblir de façon durable les mineurs du charbon, dont la capacité d’interruption des flux d’énergie avait donné aux syndicats de travailleurs la capacité d’obtenir des améliorations de la vie collective qui avaient démocratisé l’Europe[9] ». Au regard du récit que nous raconte Timothy Mitchell, ce n’était pas non plus par un épuisement des ressources ou par efficacité énergétique que le pétrole fut adopté, mais bien pour contourner les revendications collectives des travailleurs et pour s’assurer d’un flux régulier et prévisible en énergie.

Acte 3 – De gré ou de force

Contrairement aux énergies renouvelables, le charbon et le pétrole ont des caractéristiques qui, pourrait-on avancer, ont permis l’accumulation capitaliste telle qu’on la connait aujourd’hui. En effet, ces hydrocarbures recèlent une quantité phénoménale d’énergie, leur extraction et leur consommation peuvent être dissociées, et leur apport en énergie ne dépend pas des aléas de la nature. Ces caractéristiques soulèvent des questions charnières pour notre éventuelle sortie du pétrole. Serait-il envisageable de ne pas toucher l’organisation de notre système économique, mais de n’en modifier que les intrants énergétiques ? Les énergies renouvelables, qui ne rencontrent pas ces caractéristiques, peuvent-elles même être compatibles avec la logique économique actuelle ?

Si l’on se fie à l’expérience des filatures de coton anglaises, l’impossibilité de stocker l’énergie issue de sources renouvelables (et donc de la transporter), sa dépendance aux aspects qualitatifs de la nature, l’irrégularité de son apport énergétique semblent annoncer son incompatibilité avec les modes de production et de consommation actuels. Une lecture sociale et historique des hydrocarbures nous apprend qu’une source d’énergie n’est pas adoptée seulement pour ses caractéristiques propres, mais seulement si elle peut répondre aux impératifs socioéconomiques en vigueur. Une telle analyse nous apprend également que les sources d’énergie doivent avant tout être comprises comme un rapport social, et qu’« aucun morceau de charbon et aucune goutte de pétrole ne s’est jamais transformé de soi-même en énergie », nous rappelle Andreas Malm.

D’un point de vue écologiste, il ne s’agirait donc pas de substituer bêtement cette source d’énergie par une autre ni, d’un point de vue socialiste, de réaliser la proverbiale socialisation des moyens de production tout en laissant ceux-ci intacts. Dans un contexte d’urgence climatique où les énergies fossiles représentent 86 % des sources d’énergie primaire à l’échelle mondiale, l’un ne peut plus se permettre d’aller sans l’autre.

Et pourtant, la tendance actuelle consiste plutôt à vouloir plier les énergies renouvelables aux caractéristiques spécifiques des énergies fossiles (stockage, transport, régularité d’apport en énergie, indépendance aux aspects qualitatifs de la nature). À l’inverse, une sortie du pétrole devrait plutôt s’accompagner d’une transformation des rapports sociaux à l’intérieur desquels les énergies renouvelables s’inscriront. Car, à ce stade, rien n’est moins sûr que le soleil, l’eau et le vent seront à même de répondre seuls aux exigences de la transition telle qu’elle est entamée.

Frédéric Legault[1] Doctorant en sociologie à l’UQAM et professeur en sociologie au Collège Ahuntsic


  1. Merci à Arnaud Theurillat-Cloutier et à Laurence Guénette pour leur relecture attentive et pour la pertinence de leurs commentaires.
  2. Andreas Malm, « Les origines du capitalisme fossile : le passage de l’eau à la vapeur dans l’industrie du coton britannique », dans Andreas Malm, L’anthropocène contre l’histoire. Le réchauffement climatique à l’ère du capital, Paris, La Fabrique, 2017, p. 90.
  3. Ibid., p. 86.
  4. Ibid., p. 84-85.
  5. Ibid., p. 112.
  6. Timothy Mitchell, Carbon Democracy. Le pouvoir politique à l’ère du pétrole, Paris, La Découverte, 2017, p. 34.
  7. Ibid., p. 37-38.
  8. Ibid., p. 55.
  9. Ibid., p. 46.

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