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Les socialistes et le « pouvoir de gouverner »

Entrevue avec Bill Fletcher Jr réalisée par Roger Rashi et Donald Cuccioletta  et traduite par Colette Saint Hilaire
Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 24, automne 2020

 

Chroniqueur et militant de longue date, Bill Fletcher Jr est rédacteur en chef de Global African Worker. Il a été aussi directeur de la formation, puis assistant au président de l’American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO).
Les deux campagnes électorales de Bernie Sanders et la victoire populaire d’une candidate « outsider » comme Alexandria Ocasio-Cortez sur l’un des démocrates les plus puissants du Congrès ont secoué l’establishment politique et ravivé l’intérêt pour un enjeu qu’une bonne partie de la gauche américaine avait fui pendant près d’un siècle : le pouvoir électoral et l’accession au socialisme démocratique.
 
Pourquoi fais-tu cette distinction entre pouvoir gouvernemental et pouvoir d’État ? Quelle est son utilité ?
Mais qu’est-ce que le pouvoir électoral ? Plusieurs politologues établissent une distinction entre « pouvoir d’État » et « pouvoir de gouverner ». L’État ne consiste pas simplement en un ensemble d’appareils, il représente plutôt l’équilibre des forces de classe en présence, avec un bloc hégémonique (formé d’institutions comme la police, le Congrès, la Réserve fédérale) chargé de la défense des intérêts à long terme de la classe dominante, dans notre cas, le « 1 % ». Différentes factions dont les intérêts sont parfois divergents constituent ce 1 %. Elles peuvent bénéficier à des degrés divers de l’appui de l’État, et elles ont parfois des relations plus étroites avec un parti plutôt qu’un autre. Globalement, l’État capitaliste veille sur les intérêts à long terme du capital plutôt qu’aux intérêts particuliers d’un seul capitaliste.
« S’emparer du pouvoir d’État », c’est donc s’engager dans un processus pour modifier fondamentalement l’équilibre des forces de classe et créer un nouveau bloc hégémonique pour s’affranchir du capitalisme. Conquérir le pouvoir d’État, c’est assurer sa domination sur les institutions capitalistes et, avec le temps, les déconstruire et les remplacer.
Le « pouvoir de gouverner », c’est tout autre chose – dans les faits, il s’agit pour les progressistes ou pour la gauche de remporter des sièges dans le contexte de l’État capitaliste. Il est possible ainsi d’occuper des postes de direction, sans contrôler pour autant l’appareil d’État et sans avoir le mandat ou la capacité d’enclencher un processus de transformation sociale profond et complet.
On pourrait penser à un poste de maire ou de gouverneur. C’est également la situation dans laquelle Sanders ou tout autre candidat ou candidate de gauche pourrait se retrouver s’il se rendait jusqu’à la Maison-Blanche. Plus fondamentalement, de nombreux politiciens ou politiciennes de gauche aux États-Unis et ailleurs dans le monde ont vécu cette situation lorsqu’ils ont tenté d’instaurer une véritable démocratie, sans parler de socialisme démocratique, que ce soit au niveau local ou à celui de l’État ou du pays.
Regardons quelques enseignements tirés de l’histoire sur ce à quoi la gauche doit s’attendre si elle accède au pouvoir de gouverner.
Ne jamais sous-estimer le backlash[2] de la droite
Prenons le cas de l’ancien maire de Chicago, Harold Washington : représentant de Chicago au Congrès, Washington avait été approché par des représentants d’un mouvement local qui souhaitait voir un Noir progressiste se présente à la mairie. Au niveau national, son élection était importante, car elle exprimait une poussée du vote électoral noir. Au niveau local, elle établissait les fondements d’une nouvelle politique de coalition à Chicago. Mais une fois Washington élu, le pouvoir a semblé migrer du bureau du maire vers le conseil de ville, ce qui a sapé de nombreuses réformes entreprises par Washington. Au conseil de ville, un groupe fit obstacle à ses nominations et à ses politiques, ce qui a mené à une quasi-guerre entre les forces pro-Washington et leurs adversaires.
Le pouvoir peut se déplacer d’autres manières encore. Pendant des décennies, le Parti républicain a déployé des efforts concertés afin que le pouvoir de décision passe des villes et des comtés aux assemblées législatives des États. Dans les années 1970, une crise budgétaire a été l’occasion pour un comité contrôlé par l’État de prendre le contrôle des finances de la ville de New York – dont le pouvoir de taxer et de dégager des revenus est limité – et d’imposer un ensemble de mesures d’austérité douloureuses destinées à mettre au pas la ville prodémocrates. Plus récemment, les législatures des États contrôlés par les républicains ont empêché les municipalités et les comtés d’augmenter le salaire minimum et de procéder à des réformes environnementales.
NCS – Quelles tactiques prévois-tu pour répondre à ce backlash de la droite ?
L’élection d’un leader de gauche ou d’une coalition de gauche (ce que j’appelle tout au long de cette entrevue un « bloc de gauche ») soulève toujours la question des attentes de la base qui l’appuie et du mandat qu’elle veut lui donner. Ce bloc de gauche a-t-il été élu en raison de ses politiques ou en dépit de celles-ci ?
Une fois élu, le bloc de gauche devra évaluer immédiatement les raisons pour lesquelles il gouverne; en d’autres termes, quel est son mandat ? Sur cette base, le gouvernement peut élaborer un programme d’action. En même temps, le bloc doit travailler sans relâche à élargir ses appuis, autant dans le grand public que dans les institutions gouvernementales. Il lui faudra mener son travail d’éducation tout en courtisant les principaux dirigeants et les grandes organisations de ce qu’on appelle le centre, qui ont peut-être été, au mieux, ambivalents face à la prise du pouvoir par la gauche.
Toujours élargir la base et savoir gagner le centre
S’il veut être à l’écoute de la population, le bloc de gauche doit s’enraciner dans sa circonscription. S’il comprend bien les préoccupations des gens, le gouvernement pourra réaliser de nouvelles avancées politiques dans différents domaines, comme le développement économique, l’environnement ou le maintien de l’ordre. S’il s’agit d’un gouvernement de coalition, il doit reconnaître l’existence de contradictions au sein de la coalition et créer un mécanisme pour inciter les personnes à exprimer leurs opinions et à résoudre leurs différends dans le cadre d’un processus démocratique.
Tant le bloc de gauche que sa base doivent se préparer à une longue bataille. Cela exige en quelque sorte de se donner des « balises » : des objectifs graduels à viser pour avancer dans la réalisation du programme général. Ne serait-ce que pour le moral des troupes, il faut bouger de façon rapide et manifeste sur des projets clés. Simultanément, il faut faire comprendre aux gens que les grands problèmes, les changements climatiques, par exemple, ne se règleront pas d’un seul coup.
Dans le même ordre d’idées, l’électorat des partenaires de la coalition doit pouvoir se reconnaître dans son fonctionnement et dans ses manifestations publiques. Cela est particulièrement important là où il existe entre la direction et l’électorat des différences fondées sur la race, le genre, la religion ou l’origine ethnique. Une coalition de gauche ou dirigée par la gauche ne peut jamais se permettre de présumer que ses politiques de redistribution vont lui attirer automatiquement les faveurs de tous les membres de la base. Dans les cas où le soutien de certains groupes semble acquis – par exemple, les populations afro-américaines, latina, autochtones ou asiatiques –, le simple fait d’assurer leur représentation au sein d’un gouvernement de coalition ne suffit pas pour gagner leur confiance et leur appui. Il faut développer un esprit de partenariat fondé sur une juste répartition des positions de pouvoir.
On trouve un exemple de ce problème dans la campagne de 2016 de Sanders. Même si, de tous les candidats, Sanders proposait le programme le plus progressiste, et même s’il comptait des personnes de couleur parmi ses porte-paroles, il a fait face à deux problèmes importants. Premièrement, son programme et son discours témoignaient d’une faible compréhension de la centralité de la question de la race dans le capitalisme américain. Sanders parlait des injustices du système, mais il négligeait généralement d’analyser et d’expliquer les interrelations entre race, classe et genre. Ceci a eu un impact particulier sur l’électorat noir âgé, qui représente une part assez importante des électeurs et électrices de la primaire démocrate. Deuxièmement, il y a une différence entre avoir différents porte-paroles qui soutiennent la campagne et avoir une réelle diversité parmi les stratèges. La campagne de Sanders a souffert d’un manque de diversité aux plus hauts échelons; on s’est plutôt appuyé sur l’équipe restreinte de conseillères et de conseillers avec lesquels le sénateur se sentait le plus à l’aise.
Il est notoire que la gauche américaine a toujours été trop faible pour contrôler à elle seule le pays ou même un État ou une ville. Par conséquent, elle doit se faire des ami·e·s, à la fois pour remporter des sièges et, plus important encore, pour les garder.
Le bloc de gauche doit pouvoir compter sur une base populaire organisée. Il peut s’agir d’une organisation de front uni ou d’un ensemble plus ou moins structuré d’organisations existantes, c’est-à-dire de partis politiques et d’organisations de masse. L’enjeu pour la gauche ne consiste pas simplement à gouverner, mais à mobiliser la base et à trouver les moyens de la faire participer directement au processus gouvernemental. Cela signifie, entre autres, de créer de nouvelles institutions afin de permettre à un nombre grandissant de personnes de participer aux processus démocratiques et d’aller ainsi bien au-delà du vote, et certainement bien au-delà des rassemblements.
Organiser et mobiliser suppose de relancer les organisations de gauche capables de faire avancer le programme du gouvernement; de renforcer et de transformer les syndicats qui font pression à la fois sur la classe des employeurs et sur le gouvernement; et d’avoir le courage de mener des actions décisives. Dans cette tâche, aucune organisation ne peut prétendre porter la voix des masses. Il faut plutôt rassembler différents groupes dans une approche d’« unité populaire » ou de « front uni », où l’on reconnaît qu’une multitude de voix doivent se faire entendre, idéalement en chœur, sans cacophonie.
Contrer la fuite des capitaux
L’un des principaux obstacles auquel le bloc de gauche devra faire face, en particulier au niveau de l’État ou de la municipalité, là où il est quasi impossible de faire des déficits budgétaires, c’est celui des ressources. N’importe quel bloc de gauche doit s’attendre à un blocus économique de la part du capital. Cela peut prendre différentes formes. L’expérience de Gary, en Indiana, sous l’administration du maire Richard Hatcher, en offre un exemple typique. L’ouvrage d’Edward Greer, Big Steel : Black Politics and Corporate Power in Gary, Indiana (1979), décrit comment l’administration sociale-démocrate de Hatcher, avocat afro-américain de 34 ans et défenseur des droits civils, avait eu raison de l’appareil du Parti démocrate qui soutenait son opposant blanc lors de l’élection à la mairie en 1967. On assista rapidement à la fuite des Blancs, puis des entreprises comme Sears commencèrent à partir aussi pour s’installer dans des enclaves à majorité blanche en dehors des limites de la ville. Plus dommageable encore peut-être fut la réaction de US Steel, le principal employeur de la région, qui avait fondé Gary, une ville de compagnie, en 1906. Au cours des quatre mandats de Hatcher, US Steel supprima des milliers d’emplois. Il s’ensuivit un désinvestissement et une chute de la valeur des propriétés qui dévastèrent l’économie locale et saignèrent le quartier des affaires du centre-ville. Soucieux de réparer les dommages, Hatcher travailla sans relâche pour obtenir des subventions fédérales et financer des programmes de logement et de formation de la main-d’œuvre, mais ses efforts pour construire le type de social-démocratie qu’il avait envisagé furent sérieusement entravés.
Au niveau national, un gouvernement de gauche devrait considérer l’imposition de mesures de contrôle du capital afin de prévenir le type de fuite des capitaux industriels et financiers qui a grevé le développement de l’administration Hatcher sur une plus petite échelle.
Advenant l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de gauche au niveau fédéral, on peut s’attendre à ce que les chefs de l’industrie et de la finance tentent de le saboter par une stratégie de blocage des capitaux ou de désinvestissement (en transférant leurs fonds ailleurs). Sans mesures de contrôle du capital, ils peuvent réussir.
NCS – Mais qu’en est-il du socialisme ? Est-ce que gouverner sous le capitalisme peut mener au socialisme ?
  1. F. – À vrai dire, nul ne le sait. On peut cependant, en se fondant sur l’histoire, émettre quelques hypothèses sur cette question fondamentale.
L’expression « capitalisme démocratique » est paradoxale à bien des égards. Le capitalisme peut être démocratique jusqu’à un certain point seulement; il agit, la plupart du temps, en contradiction avec la démocratie. Ses plus fervents adeptes l’ont très bien compris. Dans une lettre au London Time où il appuie le coup d’État d’Augusto Pinochet, Friedrich Hayek affirme : « Dans le monde moderne, il y a eu bien sûr de nombreux cas de gouvernements autoritaires qui ont mieux protégé les libertés personnelles que les démocraties ». L’expression « capitalisme démocratique » distingue plutôt cette forme particulière de pouvoir des types de capitalisme ouvertement autoritaires, comme les dictatures militaires ou le fascisme.
Historiquement, l’adhésion à la social-démocratie est venue de l’idée selon laquelle la gauche, en détenant les rênes du pouvoir, pourrait, avec le temps, édifier une nouvelle société socialiste. L’évolution serait lente et n’impliquerait pas la conquête nette et absolue du pouvoir d’État par la classe ouvrière et ses alliés. Cette stratégie, et l’appui généralisé des partis sociodémocrates à un néolibéralisme éculé, en particulier dans la foulée de la crise financière, s’est avérée un cul-de-sac.
Soyons clairs, les forces du capitalisme ne concèderont pas le pouvoir du seul fait que les masses le réclament ou que les figures politiques du capitalisme ont perdu les élections. Il faut s’attendre ce que les forces de la droite politique emploient tous les moyens légaux et extrajudiciaires afin de conserver le pouvoir ou miner les efforts de transformation sociale, ou les deux à la fois.
Amorcer un processus de transformation sociale exigera de se doter d’une approche politique audacieuse allant bien au-delà des simples réformes. Pour revenir à nos classiques du marxisme, il faudra qu’une masse critique de la population soit arrivée à la conclusion que le système capitaliste est toxique et qu’il doit être éradiqué. De plus, cette population devra être organisée. Il devra exister un parti ou une autre structure organisationnelle capable de développer la conscience collective des dépossédé·e·s.
En assumant le pouvoir, la gauche doit s’attendre, comme nous l’avons dit plus haut, à un backlash – à des coups, nombreux, de toutes parts. À gauche, on fera pression pour que le gouvernement aille plus loin et plus vite, et à droite, on tentera de retarder ou d’arrêter ses projets de transformation. Comment le gouvernement de gauche donnera-t-il suite à ces pressions ? Cela dépendra du contexte politique du moment et de l’équilibre des forces.
Mais peu importe le nombre de victoires que la gauche empile dans la lutte pour le pouvoir de gouverner, elle se met en péril si elle néglige la lutte de classe. Les forces regroupées autour du capital et de la droite politique essaieront inlassablement d’affaiblir le pouvoir politique de la gauche et des progressistes. Le fait de détenir un poste de pouvoir n’offre guère de protection dans cette situation. Plus encore, aller au-delà du pouvoir de gouverner pour que le socialisme démocratique devienne réalité suppose de modifier l’équilibre des forces de classe.
En luttant pour le pouvoir de gouverner, la gauche et ses alliés doivent mettre de l’avant une série de nouvelles propositions sur la gouvernance, le pouvoir politique et le rôle que peuvent jouer les masses comme agents de changement. C’est ce qu’André Gorz appelle des réformes de structure ou des réformes non réformistes. C’est à dire, des réformes qui affaiblissent le capital et changent le rapport de force en faveur des couches populaires ouvrant ainsi la porte à un changement radical de système.
Plus haut, j’ai utilisé le mot « balises » en parlant de ces projets politiques-clés pour réaliser le programme de la gauche. Ce faisant, on pourra et on devra repousser les limites du capitalisme démocratique, tout en luttant pour une démocratie conséquente qui, à long terme, devra être une démocratie sans capitalisme.
[1]. Chroniqueur et militant de longue date, Bill Fletcher Jr est rédacteur en chef de Global African Worker. Il a été aussi directeur de la formation, puis assistant au président de l’American Federation of Labor and Congress of Industrial Organizations (AFL-CIO). L’entrevue a été faite par Donald Cuccioletta et Roger Rashi le 28 mai 2020 pour les Nouveaux Cahiers du socialisme. Colette St-Hilaire en a assuré la traduction.

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