Dans un moulin à blé, à Deir al-Balah, dans la bande de Gaza, le 1er mars 2022. © Photo Majdi Fathi / NurPhoto via AFP
Depuis que la Russie a envahi l’Ukraine, l’un des plus grands exportateurs au monde de céréales, les prix explosent et les premières pénuries apparaissent. Au Liban, en Tunisie et en Égypte, très consommateurs de pain, la sécurité alimentaire est déjà menacée.
Complètement dépendants des importations de blé ukrainien, les pays du bassin méditerranéen, englués dans de profondes crises économiques et sociales, ressentent déjà les effets collatéraux de la guerre provoquée par la Russie. Les tensions sur les prix des céréales et du blé sont au plus haut. Les premières pénuries se font sentir. Les gouvernements se veulent rassurants, mais l’inquiétude est à son comble.
En Tunisie, les pénuries s’aggravent
Dans ce pays qui subit déjà une crise économique et une inflation supérieure à 6 %, les conséquences de la guerre en Ukraine se font déjà ressentir. La Tunisie importe près de 50 % des besoins de sa consommation en blé, mais elle importe aussi des céréales telles que le maïs, l’orge et le soja, nécessaires pour l’alimentation du bétail.
Pour l’année 2021-2022, les importations en céréales représentent 3,7 millions de tonnes, avec 47,7 % du blé importé qui vient d’Ukraine et 3, 97 % de Russie. Le ministre du commerce tunisien a tenté un discours rassurant, déclarant que les stocks en blé étaient suffisants pour tenir jusqu’au moins de juin 2022 mais la Tunisie doit commencer à trouver des marchés alternatifs.
La guerre en Ukraine arrive dans un contexte très tendu en Tunisie. Ces dernières semaines, le pays vivait déjà au rythme des pénuries de semoule, de farine et d’huile végétale, des produits de première nécessité subventionnés par l’État qui se font de plus en plus rares, souvent récupérés par les circuits de spéculation et le marché noir, face à l’augmentation de la demande.
Avec la hausse des prix, de nombreux Tunisiens et Tunisiennes n’arrivent plus à se permettre un panier de courses sans recourir aux produits subventionnés. Les boulangers ont aussi dû augmenter parfois le prix de la baguette, faute de trouver la farine subventionnée, et rationner la consommation.
Mais c’est la crise de l’importation des céréales nécessaires pour l’alimentation du bétail qui inquiète le plus les agriculteurs tunisiens. Bien qu’en Tunisie, le secteur agricole se soit montré résilient face aux nombreuses crises économiques, climatiques et sanitaires, il est composé à près de 80 % de petits agriculteurs qui souffrent déjà depuis plusieurs années de la hausse des coûts de production et du transport.
Outre le problème des stocks et des pénuries, ces augmentations des prix, sur le pétrole également, vont creuser le déficit en Tunisie.
Aram Belhadj, économiste
Ferid Belhaj, vice-président de la Banque mondiale pour les régions Afrique du Nord et Moyen-Orient, a renchéri en déclarant dans un post de blog que la Tunisie pourrait être l’une des économies les « plus durement affectées », notamment au niveau des petits agriculteurs, dont le métier représente l’unique source de revenu familial.
« Il y a une inquiétude, notamment pour tout ce qui est alimentation concentrée du bétail qui est faite d’un mélange de soja et de maïs », explique Karim Daoud, agriculteur et président du Synagri, un syndicat agricole en Tunisie. L’alimentation concentrée pour les vaches laitières est passée, en un an, de 950 dinars la tonne (292 euros) à 1 300 dinars (400 euros). « Le problème, c’est que le stock pour cette alimentation n’est viable que sur 15 jours, donc nous ne savons pas ce qu’il va se passer après », ajoute-t-il.
Du côté des importateurs, beaucoup se préparent ainsi à une année « difficile », comme le directeur général de la société Carthage Grains, spécialisée dans la transformation des graines de soja et de colza. Maher Affes achète principalement sur les marchés américain et brésilien, mais, actuellement, la pression de la demande sur ces marchés, faute de pouvoir acheter à l’Ukraine et à la Russie, a aussi entraîné une augmentation des prix.
« Les contrats que nous avions faits au mois de juin l’année dernière étaient à 1 300 dollars la tonne (400 euros). Là, sur les nouveaux contrats pour 2022, nous sommes déjà à 1 850 dollars », explique-t-il. À cela s’ajoute l’augmentation des coûts de transport avec l’emballement des prix du pétrole. Le transport qui coûtait 30 dollars la tonne revient désormais à 100 dollars. « Toutes ces augmentations se répercutent ensuite sur le prix de vente du tourteau de soja en Tunisie et donc sur les agriculteurs », confirme Maher Affes.
Quant au maïs, plusieurs commandes à l’Ukraine ont été annulées mais la Tunisie peine à trouver des marchés alternatifs. Beaucoup craignent que le pays ne soit considéré comme moins prioritaire face à d’autres, « un peu comme avec le vaccin finalement », ajoute Karim Daoud.
Il rappelle que pendant la crise alimentaire mondiale en 2007-2008, quand les cours du blé et, plus largement, des céréales avaient brusquement augmenté, « la Tunisie s’était retrouvée aussi dans une situation similaire face à ses importations ». Il rappelle que cette crise « pose plus que jamais la question de notre sécurité alimentaire et de nos modes de consommation, surtout après les deux ans de pandémie qui ont aussi mis à mal ces circuits ».
À l’approche des pics de consommation alimentaire pour le mois saint du ramadan en avril, de nombreux experts économiques appellent le gouvernement à anticiper d’éventuelles pénuries. « Nous savons qu’outre le problème des stocks et des pénuries, ces augmentations des prix, sur le pétrole également, vont creuser le déficit en Tunisie puisque cela va avoir un impact aussi sur le taux de change avec le dinar, déjà faible face au dollar et à l’euro », explique l’économiste Aram Belhadj.
Le pays en est à sa deuxième hausse des prix des carburants en un mois et les autorités sont en train de négocier un nouveau prêt avec le Fonds monétaire international (FMI), annonçant aussi une politique d’austérité. « La guerre en Ukraine arrive à un très mauvais moment pour la Tunisie sur le plan économique », conclut-il.
En Égypte, le prix du pain bondit
En quelques jours, le prix du pain a bondi dans les boulangeries. Dans le quartier populaire de Sayeda Zeinab, au Caire, la galette de pain se vend 1,5 livre, contre une livre avant le déclenchement de l’invasion russe.
Aux client·es excédé·es l’accusant de « voracité », la boulangère Iman explique que « la tonne de farine coûte 11 000 livres égyptiennes, contre 8 500 auparavant, parce qu’il y en a moins sur le marché à cause de la guerre ».
Les représentants des boulangeries auprès de l’Union des chambres du commerce au Caire accusent les marchands de blé de profiter de leur situation de monopole pour accentuer la pénurie et faire grimper les prix.
Face à l’inquiétude grandissante de la population, le gouvernement égyptien tente de rassurer. Selon le premier ministre, Mostafa Madbouly, l’Égypte a des stocks de blé pour tenir quatre mois et n’aura pas besoin de livraisons supplémentaires avant la fin de l’année, grâce aux récoltes locales du printemps.
Du fait de l’extension des exploitations agricoles sur des parcelles auparavant désertiques, le gouvernement espère récolter sur place jusqu’à 5,5 millions de tonnes de blé cette année, contre 3,5 millions en 2021. Sauf qu’en 2021, l’Égypte a importé près de 12,4 millions de tonnes pour nourrir ses 100 millions d’habitant·es.
L’optimisme affiché du gouvernement risque de ne pas suffire à combler les besoins du premier pays importateur de blé au monde. D’autant que l’Égypte se fournit à 80 % en Russie et en Ukraine.
Dès le début de l’invasion russe, le gouvernement a d’ailleurs essayé de trouver d’autres vendeurs via des appels d’offres. Fin février, une entreprise a proposé d’importer 60 000 tonnes de blé français à 399 dollars la tonne, c’est-à-dire 25 % plus cher que les précédents appels d’offres. L’État a également renoncé à acheter du blé américain, hors de son budget. Des discussions seraient en cours avec la Russie, selon le média indépendant Mada Masr.
Car les réserves de l’État risquent de vite se révéler insuffisantes. « Les stocks constitués par l’État sont réservés au pain subventionné, mais une grande partie de la population achète du pain et de la farine sur le marché privé », analyse le responsable du syndicat des agriculteurs, Saddam Abou Hussein.
Au Liban, « il ne reste plus qu’un mois et demi de réserves de blé »
Les difficultés d’approvisionnement en blé menacent la sécurité alimentaire du Liban. Le pays est en effet très dépendant des importations originaires de la mer Noire. Il a ainsi acheté 66 % de son blé à l’Ukraine et 12 % à la Russie en 2020, d’après les statistiques de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
« Le risque de pénurie est réel. Il ne reste plus qu’un mois et demi de réserves de blé », alerte Geryes Berbari, directeur général de l’Office des céréales et de la betterave sucrière. Le pays ne peut en effet plus compter sur ses réserves stratégiques en céréales depuis l’explosion mortelle du 4 août 2020 à Beyrouth qui a détruit les silos à grains installés près du port.
« Face à l’urgence, il faut trouver des alternatives au blé ukrainien, très compétitif en raison de la proximité géographique. Elles seront nécessairement plus chères, notamment dans le contexte de la flambée mondiale du cours du blé », continue-t-il.
Or, le Liban est déjà en proie à une grave crise économique depuis deux ans et demi, qui a entraîné plus des trois quarts de la population dans la pauvreté. « La hausse des prix va aussi peser sur les maigres réserves en devises de la Banque du Liban (BDL), qui subventionnent les importations de blé », dit Zeina el-Khatib, chercheuse associée au centre de recherche Triangle basé à Beyrouth.
Le gouvernement se veut cependant rassurant. Le ministre libanais de l’économie, Amine Salam, a nié mardi lors d’une conférence de presse l’imminence d’une pénurie. Il a indiqué par ailleurs avoir contacté d’autres pays producteurs de blé, tout en insistant sur la capacité de la Banque centrale de débloquer les fonds nécessaires.
Un optimisme loin d’être partagé par le président du syndicat libanais des importateurs de denrées alimentaires, Hani Bohsali. « La BDL n’a plus les devises nécessaires pour assurer les subventions sur le blé et accumule déjà les retards de paiement des importations. »
Une levée partielle des subventions, qui occasionnerait une hausse du prix du pain, est désormais crainte par une partie de la population, dans un pays où l’inflation a déjà atteint près de 240 % en janvier en glissement annuel.