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Les organisations syndicales régionales peuvent-elles être des passerelles entre le mouvement ouvrier et le mouvement populaire ?

Dans les dernières années, les appels à « renouveler le syndicalisme » se sont multipliés. Quand ils viennent de la gauche, ils cherchent généralement à « repolitiser » un mouvement qu’on considère trop pris dans ses logiques de négociation, engoncé dans un cadre juridique ne correspondant plus aux rapports de force du capitalisme mondialisé, et grippé par une logique bureaucratique nuisible à la démocratie syndicale[2]. La question des alliances avec les autres mouvements sociaux et populaires prend souvent une place importante dans ces réflexions. Le syndicalisme aurait perdu sa place de « moteur » du mouvement social à partir duquel de larges coalitions populaires pourraient se former afin de protéger et conquérir de nouveaux acquis face au capital et à l’État.

L’objectif de cet article est d’amorcer un processus d’historicisation de ces dynamiques et une démarche comparative permettant de nourrir la nécessaire réflexion collective à cet égard. Pour ce faire, nous proposons de nous pencher sur un segment particulier du mouvement ouvrier : les organisations syndicales régionales. Rassemblant les syndicats locaux d’une même région, sans distinction de branches ou de métiers, elles sont le creuset d’une solidarité interprofessionnelle pouvant être un vecteur de conscience de classe. Au Québec, les organisations syndicales régionales sont essentiellement les conseils régionaux de la Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec (FTQ) et les conseils centraux de la Confédération des syndicats nationaux (CSN).

Retour historique sur les structures syndicales régionales

Le développement du syndicalisme moderne en Amérique du Nord est souvent présenté comme ayant répondu à deux logiques d’action collective distinctes : d’une part, le syndicalisme de métier visait à rassembler les travailleuses et les travailleurs sur la base de leur qualification professionnelle ; d’autre part, le syndicalisme industriel reposait quant à lui sur l’idée « même patron, même syndicat », sans faire de distinction de métier ou de qualification. De fait, ce sont les syndicats de métier qui se sont implantés le plus tôt[3]. Malgré l’interdiction légale et même la criminalisation des activités syndicales, ils ont réussi à subsister en faisant valoir le fait que l’expertise requise dans leur métier était une denrée rare et qu’ils ne pouvaient pas être remplacés facilement en cas d’arrêt de travail concerté, légal ou pas. Fraternités, sociétés de secours mutuel et autres associations plus ou moins explicitement syndicales ont alors fourni à leurs membres non seulement les prémisses des assurances contre les risques liés au travail, mais aussi une capacité de négociation collective reposant sur le contrôle de l’offre de travail.

Ce type de syndicalisme a été associé à une conception élitiste et exclusive du mouvement ouvrier, concentré sur les intérêts immédiats de ses membres et sans réelle préoccupation politique. Pourtant, ce sont les syndicats de métier qui, les premiers, ont mis en place des structures régionales visant à créer des solidarités entre différents groupes. Ainsi, la première structure interprofessionnelle recensée au Québec, la Montreal Trades Union, a été fondée en 1834 par les menuisiers-charpentiers en lutte pour l’obtention d’une journée de travail de 10 heures. L’enjeu central restait limité aux intérêts immédiats des membres, mais il a constitué l’embryon d’une solidarité entre métiers en portant, avec la journée de 10 heures, une revendication à portée beaucoup plus large. Il a aussi été démontré que les discours autour de la journée de 10 heures ne s’arrêtaient pas à des dimensions financières, mais impliquaient également une amélioration des conditions de vie[4].

Cependant, la Montreal Trades Union, comme toutes les structures interprofessionnelles jusqu’à la décriminalisation des activités syndicales, n’a pas survécu, à cause de la féroce répression face à ces tentatives de rassemblement au-delà des identités de métier. Elles étaient vues par le pouvoir, tant politique qu’économique, comme des facteurs de perturbation du système capitaliste plus potentiellement dommageables que des syndicats isolés individuellement. La Grande Association, fondée par le libéral Médéric Lanctôt en 1867, a connu ainsi un sort similaire à celui de la Montreal Trades Union et ne passa pas son premier anniversaire[5].

Il a fallu attendre la décriminalisation des activités syndicales au Canada, en 1872 (obtenue à la suite d’une grève de syndicats de typographes de Toronto), pour voir s’établir les premières structures interprofessionnelles durables en Amérique du Nord. Les dynamiques d’expansion du syndicalisme de l’époque ont fait en sorte que le mouvement a été quasi simultané aux États-Unis et au Canada. Ainsi, c’est en 1886 que se sont établis tant l’American Federation of Labor (AFL) que le Congrès des métiers et du travail du Canada (CMTC) et le Conseil central des métiers et du travail de Montréal (CCMTM). Cependant, les structures interprofessionnelles provinciales sont apparues bien plus tard (en 1937 dans le cas de la Fédération provinciale du travail du Québec), les représentations auprès des gouvernements provinciaux étant dans un premier temps gérées par des comités internes au CMTC. Ainsi, les solidarités interprofessionnelles se sont d’abord jouées, historiquement, au niveau régional.

Dès leurs débuts, les organisations syndicales régionales sont devenues des lieux de débats centraux pour l’ensemble du mouvement ouvrier. Les dissensions qui s’y sont exprimées ont eu des répercussions aux niveaux national et international. Deux grands débats ont alors animé les échanges : d’une part, l’émergence d’organisations prônant le syndicalisme industriel, au premier rang desquelles les Chevaliers du travail, structurées en assemblées de quartier et de ville plutôt qu’en syndicats de métier ; d’autre part, la volonté de certains syndicats canadiens de rester indépendants des syndicats étatsuniens, même si cette tendance au « syndicalisme national » est restée marginale à l’époque. C’est sur la base de ces deux désaccords que les syndicats de métier internationaux ont quitté le CCMTM en 1892 pour fonder quelques années plus tard une organisation rivale, le Conseil des métiers fédérés et du travail (CMFT). Dix ans plus tard, la rupture sera officialisée au niveau canadien. Les Chevaliers du travail ainsi que les syndicats nationaux ont été exclus du CMTC[6].

Par la suite, c’est autour du Conseil central des métiers et du travail de Québec que les syndicats nationaux et catholiques se sont organisés pour se doter d’une structure nationale : la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC, future CSN), lancée en 1921 à Hull. Ainsi, qu’il s’agisse des syndicats internationaux ou nationaux, de métier comme industriels, les organisations syndicales régionales ont longtemps constitué un creuset fertile au sein duquel se sont développées les premières solidarités interprofessionnelles durables, mais où se sont aussi joués des débats fondamentaux sur le syndicalisme et sa place dans la société. Ce sont ces structures que l’on retrouve aujourd’hui tant au sein de la FTQ, à travers ses conseils régionaux, qu’à la CSN, avec ses conseils centraux.

Les organisations syndicales régionales au Québec aujourd’hui

À ce jour, seules la FTQ et la CSN disposent de structures régionales permanentes au Québec. Statutairement, les conseils régionaux de la FTQ et les conseils centraux de la CSN ont des responsabilités similaires[7]. La représentation de la centrale en région, et notamment les contacts avec les pouvoirs politiques locaux (municipalités, commissions scolaires…) sont un mandat incontournable. L’autre volet porte précisément sur la solidarité interprofessionnelle puisque les conseils doivent veiller à renforcer la solidarité entre leurs membres, en particulier en cas de conflit de travail. Les statuts de la CSN ajoutent des dispositions plus précises touchant la formation et la syndicalisation. Une autre différence majeure entre les structures de la FTQ et celles de la CSN est l’affiliation. Tout syndicat qui rejoint la CSN doit obligatoirement s’affilier à un conseil central et payer la cotisation déterminée par le conseil. À la FTQ, la règle de l’adhésion volontaire prévaut, à l’image du reste du Canada et des États-Unis. Il y a donc un travail de « recrutement » à faire auprès des sections locales, même si le taux d’affiliation des conseils régionaux FTQ est supérieur à celui de leurs alter ego au Canada anglais.

Toutefois, au-delà des statuts officiels, les organisations syndicales régionales ont historiquement joué un rôle d’aiguillon politique. Il n’est pas rare de les entendre qualifier de « pôles de la gauche syndicale », dans une centrale comme dans l’autre. Ce constat n’est pas illogique compte tenu de la nature même de ces instances. Lieux de solidarité interprofessionnelle, ils sont l’un des espaces d’expression naturels de la construction de l’identité de classe par l’action syndicale. Le fait qu’ils disposent de directions politiques élues qui leur sont propres ainsi que d’instances de délibération régulières (les assemblées générales, et, à la CSN, les congrès tous les trois ans) leur donne un certain degré d’autonomie politique et permet à des membres plus à gauche que la direction de leur centrale d’y trouver un espace de militance approprié. Concrètement, ces conseils disposent également d’une représentation statutaire non négligeable au sein des instances mêmes de leur centrale et peuvent donc impulser des débats ou contribuer à des orientations. Autre signe d’autonomie, les conseils centraux de la CSN peuvent se prononcer sur des candidatures à des élections politiques, voire même soutenir des partis (dans la limite de leur territoire), contrairement à la confédération.

Historiquement, les conseils ont porté des militantes et des militants associés à la gauche du mouvement, à commencer par Michel Chartrand, qui fit une grande partie de son parcours syndical au Conseil central de Montréal de la CSN. Il en va de même à la FTQ où le « CTM » (Conseil du travail de Montréal, dont le nom a été changé en 2001 pour Conseil régional FTQ du Montréal métropolitain) est reconnu pour ses positions progressistes. Selon André Leclerc, « les membres qui participent aux activités de ces Conseils [régionaux] sont généralement les syndicalistes les plus militantEs et les plus politiséEs[8] ». Par ailleurs, au-delà de la solidarité entre leurs membres, les conseils ont une tendance à l’unité syndicale souvent plus forte que leurs centrales respectives. Comme ils ne sont pas directement impliqués dans les négociations collectives, ils subissent également moins les effets des périodes de maraudage intersyndical et leurs conséquences néfastes sur l’unité des organisations. À Montréal en particulier, les coalitions régionales impliquant le Conseil central de la CSN et le Conseil régional FTQ sont nombreuses. L’actuel Comité intersyndical du Montréal métropolitain (CIMM) tire ses racines du Comité régional intersyndical de Montréal (CRIM), particulièrement actif dans les années 1970. Récemment, c’est dans le cadre du CIMM qu’ont été organisés les États généraux régionaux du syndicalisme. Les centrales restaient hésitantes à aller de l’avant avec une telle initiative tandis que leurs conseils respectifs y étaient très attachés.

La dimension politique des conseils les amène à être des passerelles logiques entre mouvement ouvrier et mouvement populaire. Le type de solidarité qu’ils génèrent conduit à des préoccupations dépassant les strictes conditions de travail et interroge le rôle du syndicalisme dans de nombreuses autres sphères de la vie politique, économique et sociale. L’une des coalitions populaires les plus actives contre les politiques d’austérité, la Coalition Main rouge, compte dans ses rangs les conseils FTQ et CSN de la région de Montréal, mais pas les centrales elles-mêmes, ainsi que de nombreux autres mouvements sociaux et populaires.

Un constat saute toutefois aux yeux : tant dans la (rare) littérature sur le sujet que dans les conversations militantes, les organisations régionales de Montréal prennent une place disproportionnée, voire exclusive. À l’extérieur de la métropole, l’activité des conseils est souvent moins visible. Cette situation fait en sorte que les organisations syndicales régionales hors métropole peuvent parfois avoir une image assez différente de leurs consœurs montréalaises. On les associe alors plutôt à des structures de soutien avec peu d’initiatives propres, et avec assez peu de roulements au sein de leurs directions. Au-delà des perceptions, il conviendrait d’analyser de façon plus systématique les activités et dynamiques des organisations syndicales régionales québécoises afin précisément de voir en quoi elles pourraient contribuer à la revitalisation du mouvement syndical dans son ensemble, notamment en jouant un rôle de premier plan dans la création d’alliances durables avec le mouvement populaire.

La revitalisation des central labor councils étatsuniens

Paradoxalement, c’est du côté des États-Unis qu’on a observé des changements plus importants, notamment suite à l’arrivée de John Sweeney à la tête de l’AFL-CIO (American Federation Labour-Congress Industrial Organisations), en 1995. Cette centrale a alors commencé à sérieusement se pencher sur ses conseils régionaux, les central labor councils. Souvent réduits au statut de « clubs sociaux », leur déliquescence était à l’image d’un mouvement ayant connu une vertigineuse chute de ses effectifs depuis l’après-guerre. Deux programmes ont donc été lancés afin de refaire des conseils un outil de conquête pour le mouvement syndical[9]. Sur le plan structurel, plusieurs d’entre eux ont été fusionnés afin de les faire correspondre à de grandes régions plus cohérentes sur le plan économique et social, et des ressources ont été mises à leur disposition pour consacrer du personnel permanent à ces structures. Concrètement, la relance de leurs activités est souvent passée par des efforts spécifiquement alloués à la recherche afin de mieux documenter et analyser les caractéristiques propres à chaque région. Mais plus que tout, c’est l’insistance sur le développement d’alliances avec les groupes populaires et communautaires qui a caractérisé les efforts de la campagne New Alliance. Chacun à leur manière, les conseils ont cherché à rallier les autres mouvements autour de revendications communes. Dans de nombreux cas, c’est l’enjeu des salaires décents (living wage) qui s’est trouvé au centre de ce travail de coalition, rejoignant ainsi non seulement les effectifs syndicaux, mais aussi tous les groupes travaillant pour l’amélioration des conditions de vie de la population. Élément important du contexte étatsunien : les pouvoirs locaux, notamment les municipalités, jouissent de compétences assez larges incluant notamment la possibilité de faire adopter un salaire minimum, ce qui en fait des interlocuteurs et des cibles privilégiées de ce type de campagne. Alliés privilégiés des conseils dans ces campagnes, les centres de travailleuses et travailleurs (workers centers) sont devenus des rouages essentiels de l’articulation entre main-d’œuvre syndiquée et non syndiquée, mais aussi entre travailleuses et travailleurs « installés » et migrants[10].

Les résultats de ces initiatives ont été variables. Il est toutefois important de noter que la campagne a conduit à des succès même dans des régions traditionnellement considérées comme hostiles au syndicalisme, comme Denver ou Los Angeles, où les conseils locaux ont trouvé un nouveau souffle. La région de la Silicon Valley en Californie, caractérisée par une industrie hermétique à l’action collective, a également connu des victoires de coalitions populaires réclamant de meilleures conditions de travail pour les travailleuses et les travailleurs les plus pauvres. Dans les bastions du Nord-Est, les conseils de l’État de New York ont été réorganisés de fond en comble, tandis qu’à Boston, le conseil local a fondé une ONG autonome partagée avec des groupes communautaires et populaires[11].

Si ces campagnes n’ont pas permis de renverser drastiquement la tendance à la désyndicalisation, elles ont contribué aux différents succès rencontrés par le mouvement Fight for $15 qui a vu plusieurs municipalités et États adopter des hausses significatives du salaire minimum. De façon plus fondamentale, ces nouvelles approches ont le potentiel de changer le lien entre syndicalisme et mouvement populaire, longtemps caractérisé par une méfiance mutuelle aux États-Unis.

Organisations syndicales régionales et revitalisation du mouvement ouvrier

Cette mise en perspective historique et comparative des organisations syndicales régionales nous rappelle la place centrale que celles-ci ont occupée dans l’évolution du syndicalisme moderne, mais aussi du grand potentiel de dérangement du système que représente l’idée de solidarités interprofessionnelles durables et structurées à l’échelle locale. L’exemple plus récent des labor councils étatsuniens ne représente certes pas une panacée, mais il peut être une source d’inspiration quant à la pertinence de ce type d’organisation et à leur capacité d’agir comme de puissants relais entre mouvement ouvrier et mouvement populaire. Au-delà des spécificités du contexte politique étatsunien, il faut souligner que ces initiatives ont également eu lieu au moment où se développait la stratégie de l’organizing au sein du mouvement syndical étatsunien, mise notamment de l’avant par l’Union internationale des employées et employés de service (SEIU). Ce syndicat a eu une approche déterminée de la syndicalisation, mettant l’accent sur des investissements importants en recherche et en personnel afin d’aller recruter de nouveaux membres. Efficace dans bien des cas, elle a par contre aussi été critiquée pour n’être axée que sur l’étape du recrutement, et ne pas penser l’intégration à plus long terme des membres, notamment par la mise en place de structures démocratiques appropriées. Souvent mise en oeuvre au sommet de l’organisation, cette approche est considérée comme trop top-down.

Ces contradictions touchent aussi les labor councils dans la mesure où la clé de leur revitalisation a souvent été de réorganiser leurs activités autour de l’organizing[12]. On touche ici à un débat proprement syndical, mais dont les implications pour les relations entre mouvement ouvrier et mouvement populaire sont majeures. Si l’objectif final n’est, effectivement, que de recruter de nouveaux membres pour l’organisation, alors il y a risque que les alliances ne puissent être durables. Si, au contraire, on adopte une vision plus large d’organisation d’un mouvement collectif, syndical et non syndical, visant à défendre et promouvoir des revendications et des intérêts communs, alors une revitalisation de cet ordre devient plus en phase avec le développement de coalitions durables. Ce débat n’est pas que sémantique quand vient le temps de repenser les organisations syndicales régionales québécoises. Comme nous l’avons vu, celles-ci ne sont pas formellement responsables de la syndicalisation. À la CSN, cela relève principalement d’un service confédéral, tandis qu’à la FTQ, la syndicalisation est surtout du ressort des syndicats nationaux et internationaux. Toutefois, l’exemple étatsunien pourrait nourrir une réflexion sur les conditions dans lesquelles les conseils peuvent renouveler leur rapport non seulement au mouvement populaire, mais aussi à leurs propres centrales. Les enjeux de la mobilisation collective et de la syndicalisation pourraient être pensés en articulation l’une avec l’autre afin d’en faire des atouts dans la construction du lien entre mouvement ouvrier et mouvement populaire. À cet égard, les conseils devraient jouer un rôle de premier plan dans la réflexion et la mise en application de tels changements.

Finalement, des enjeux plus spécifiques au contexte québécois doivent être pris en compte dans la réflexion. Le déséquilibre entre Montréal et les régions, nous l’avons vu, n’épargne pas le monde syndical. La prise en compte des caractéristiques propres à chaque territoire va de soi et le peu de visibilité des conseils en région doit être mis en discussion. Il en va de même pour une autre caractéristique du mouvement syndical québécois : le poids prépondérant du secteur public, non seulement dans les rangs syndicaux, mais aussi dans les directions. Dans beaucoup de régions, la représentation des membres du secteur public au sein des conseils dépasse largement leur part réelle dans le mouvement, et dans la population active en général. L’idée n’est pas, bien entendu, de remettre en cause les militantes et les militants qui donnent de leur temps au mouvement, mais bien de poser la question de la représentativité des organisations et, à terme, de leur audience réelle au sein d’une partie non négligeable de la classe ouvrière.

C’est bien là que se situe tout ce qui distingue le mouvement syndical des autres organisations sociales et populaires : représenter une masse critique de travailleuses et de travailleurs, dont la position dans le système capitaliste et la capacité de mobilisation collective représentent un levier pour faire avancer des revendications sociales et gagner des batailles politiques. Dans ce sens, la division artificielle entre le rôle de négociateur et le rôle politique du mouvement syndical ne sert que les intérêts de ses adversaires. C’est bien en remettant en cause cette frontière entre économique et politique que le mouvement ouvrier a pu remporter des victoires et agir à la fois dans et contre la logique du système capitaliste[13]. C’est, d’après nous, en replaçant les organisations syndicales régionales au cœur de cette tension que leur potentiel à devenir des passerelles entre mouvement ouvrier et mouvement populaire se révèlera.

Thomas Collombat[1]

Professeur agrégé de science politique à l’Université du Québec en Outaouais

 

 

  1. L’auteur remercie Sophie Potvin et Yan Bergeron pour leur travail d’assistanat de recherche.
  2. Philippe Boudreau, René Charest, Hubert Forcier et Fanny Theurillat-Cloutier, « Syndicalisme : institution ou mouvement ? », Nouveaux Cahiers du socialisme, n° 19, 2018.
  3. Jacques Rouillard, Le syndicalisme québécois. Deux siècles d’histoire, Montréal, Boréal, 2004.
  4. Robert Tremblay, « La grève générale des charpentiers-menuisiers de Montréal, 1833-1834 : réévaluation d’un acte fondateur autour du concept de légitimité », Labour/Le Travail, n° 81, 2018, p. 9-52.
  5. Rouillard, op. cit.
  6. Jacques Rouillard, « Le Québec et le Congrès de Berlin – 1902 », dans James D. Thwaites (dir.), Travail et syndicalisme. Origines, évolution et défis d’une action sociale, Québec, Presses de l’Université Laval, 2014, p. 169-190.
  7. CSN, Statuts et règlements de la CSN, Montréal, Confédération des syndicats nationaux, 2011 ; FTQ, Statuts de la FTQ, Montréal, Fédération des travailleurs et travailleuses du Québec, 2013.
  8. André Leclerc, Fernand Daoust. Tome 2. Bâtisseur de la FTQ, 1965-1993, Saint-Joseph-du-Lac, M Éditeur, 2016, p. 309.
  9. Sur ces programmes et leurs impacts, voir notamment Immanuel Ness et Stuart Eisner, Central Labor Councils and the Revival of American Unionism: Organizing for Justice in Our Communities, Armonk, M. E. Sharpe, 2001, et le numéro thématique de la revue WorkingUSA, vol. 8, n° 2, 2004.
  10. Janice Fine, « Worker centers: entering a new stage of growth and development », New Labor Forum, vol. 20, n° 3, 2011, p. 45-53.
  11. Monica Bielski Boris, « Starting on the road to regional power: Community Labor United and the Greater Boston Labor Council », WorkingUSA, vol. 12, 2009, p. 7-15.
  12. Enid Eckstein, « Putting organizing back into labor councils », WorkingUSA, vol. 5, n° 1, p. 124-145.
  13. Donald Swartz et Rosemary Warskett, « Canadian labour and the crisis of solidarity », dans Stephanie Ross et Larry Savage, Rethinking the Politics of Labour in Canada, Halifax et Winnipeg, Fernwood, 2012, p. 18-32.

 


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