Deux questions se posent après l’éclatement de la crise bancaire et immobilière aux Etats-Unis : quelle sera l’ampleur du ralentissement de l’économie américaine, et dans quelle mesure va-t-il se propager au reste du monde ? Il s’agit en réalité d’une seule et même question. La récession aux Etats-Unis ne pourra être évitée que dans la mesure où les effets de cette crise seront reportés sur le reste du monde ou compensés par ce qui s’y passe.
Par Michel Husson
Le scénario d’atterrissage en douceur suppose que le déficit des Etats-Unis se résorbe, ce qu’il a d’ailleurs commencé à faire timidement. Le recul de la demande intérieure serait ainsi compensé par une plus grande contribution du solde extérieur à la croissance. En d’autres termes, les importations continueraient à ralentir, et une partie des pertes de parts de marché serait rattrapée. La variable-clé est alors le cours du dollar : une nouvelle baisse permettrait justement de freiner les importations et de doper les exportations américaines. Mais c’est une voie étroite et semée d’embûches. Elle suppose en effet que la demande adressée aux Etats- Unis ne fléchisse pas, autrement dit que le ralentissement de la demande intérieure ne se communique pas trop au reste du monde. Tout est donc lié.
Deux facteurs entrent alors en jeu. Le premier est le degré de « découplage » de l’économie mondiale à l’égard de la conjoncture aux Etats-Unis. Les plus optimistes comptent sur un dynamisme maintenu des pays émergents pour compenser le ralentissement aux Etats-Unis. Mais cette thèse sous-estime la dépendance, quelque fois indirecte, de la croissance des pays émergents par rapport aux exportations à destination des Etats-Unis. Le second facteur porte sur les réactions de l’Union européenne à un ralentissement de la conjoncture mondiale. De ce côté, les choses ne se présentent pas non plus très bien. La politique monétaire très stricte de la Banque centrale européenne la prédispose à ne s’occuper que de l’inflation, et à se désintéresser du taux de change. En maintenant des taux d’intérêt trop élevés, elle risque non seulement d’étouffer la croissance en Europe mais aussi d’encourager ou de susciter une nouvelle baisse du dollar. Or, la sensibilité à une telle baisse est très différente d’un pays à l’autre ; elle est notamment beaucoup plus forte en France qu’en Allemagne. Il faut savoir aussi que plusieurs grands pays européens (Espagne, Italie, Royaume- Uni) sont confrontés à des retournements plus ou moins marqués de leur conjoncture dont les causes sont d’ailleurs diverses. Dans ces conditions, et compte tenu du carcan libéral européen, la probabilité est grande que cette diversité de situations rende impossible une réaction coordonnée et ouvre au contraire la voie à des politiques d’austérité très peu « coopératives ». Une nouvelle fois, l’Union européenne s’infligerait à ellemême un ralentissement exagéré.
Admettons pourtant que cette année soit marquée par un ralentissement très inégal de l’économie mondiale, mais que celui-ci ne se transforme pas en récession généralisée. Même dans ce cas de figure, 2008 va montrer à quel point le fragile équilibre de l’économie mondiale est peu « soutenable » et se trouve aujourd’hui au bord de la rupture. Comme on vient de le voir, les Etats-Unis pourront difficilement continuer à faire financer par le reste du monde un déficit commercial abyssal ou espérer le réduire grâce à la chute sans fin du dollar, sans que cela fasse éclater de nouvelles tensions avec la Chine et l’Europe. Les dysfonctionnements structurels de l’Union européenne vont eux aussi apparaître dans toute leur clarté. Enfin, le mode de croissance des pays émergents, qui misent tout sur les exportations, va également montrer ses limites.
2008 va ainsi permettre de comprendre le contenu social de la configuration actuelle de l’économie mondiale : ses déséquilibres renvoient au caractère profondément inégalitaire des arrangements sociaux qui la sous-tendent. Au-delà des différences évidentes qui existent entre les Etats-Unis, la Chine et l’Europe, ces trois grands pôles ont un trait fondamental en commun qui est la baisse régulière de la part des richesses qui revient à ceux qui la produisent. C’est cette tendance qui crée le surendettement et le déficit aux Etats-Unis, le chômage en Europe, ainsi que la priorité aux exportations et la suraccumulation en Chine.
Le moyen qui permettrait de dégonfler la sphère des échanges mondialisés et de résorber les déséquilibres mondiaux, est au fond partout le même : il consisterait à recentrer l’activité économique sur la demande intérieure, autrement dit sur la satisfaction des besoins sociaux. Mais il faudrait pour cela une remise en cause radicale des tendances actuelles d’un « pur capitalisme », et même une récession ne suffirait pas à enclencher une réorientation spontanée.
Source : Politis n°990, 21 février 2008