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Les impasses de la révolution russe


2017 marque le centième anniversaire de la révolution soviétique en Russie. Pendant plusieurs années et notamment pendant la longue période durant laquelle a dominé la « pensée unique » néolibérale et conservatrice, cet évènement marquant dans l’histoire a été « évacué » des débats et même de l’enseignement de l’histoire. Parallèlement, selon les intellectuels de service de ce grand virage, la révolution soviétique est devenue le point de départ du « totalitarisme », d‘une « guerre des civilisations » entre l’« Occident » moderne et les peuples « barbares ». Depuis, la situation a quelque peu changé. Devant l’impulsion des grands mouvements populaires des 15 dernières années, la flamme de l’émancipation renaît. Et aussi, de plus en plus, on regarde derrière avec un autre œil : qu’est-ce qui s’est réellement passé en 1917 ? Pourquoi cette révolution qui a « ébranlé le monde », selon l’expression consacrée de John Reed, s’est transformée ? Quelles sont les leçons qui s’en dégagent ? Qu’est-ce qu’en ont dit les principaux protagonistes ?


De la critique que font Trotski et Lénine des institutions démocratiques, il ressort qu’ils repoussent en principe les représentations nationales émanant d’élections générales et ne veulent s’appuyer que sur les soviets. Mais alors pourquoi a-t-on proclamé le suffrage universel ? C’est ce qu’on ne voit pas très bien. D’ailleurs, autant que nous sachions, ce suffrage universel n’a jamais été appliqué : on n’a jamais entendu parler d’élections à aucune sorte de représentation populaire faite sur cette base. Il est plus probable qu’il n’est resté qu’un droit théorique, existant uniquement sur le papier, mais, tel qu’il est, il n’en constitue pas moins un produit très remarquable de la théorie bolcheviste de la dictature. Tout droit de vote, comme d’ailleurs tout droit politique, doit être mesuré, non pas d’après des schémas abstraits de justice et autres mots d’ordre tirés de la phraséologie bourgeoise-démocratique, mais d’après les conditions économiques et sociales, pour lesquelles il est fait. Le suffrage élaboré par le gouvernement des soviets est précisément calculé en vue de la période de transition de la forme de société bourgeoise-capitaliste à la forme de société socialiste, en vue de la période de dictature du prolétariat. Conformément à l’interprétation de cette dictature, que représentent Lénine et Trotski, ce droit n’est accordé qu’à ceux qui vivent de leur propre travail, et refusé aux autres.

Or il est clair qu’un pareil système électoral n’a de sens que dans une société qui est aussi, économiquement, en état de permettre à tous ceux qui veulent travailler de vivre d’une façon digne et convenable de leur propre travail. Est-ce le cas de la Russie actuelle ? Étant donné les difficultés énormes contre lesquelles a à lutter la Russie, séparée du marché mondial et coupée de ses principales sources de matières premières, étant donné la désorganisation épouvantable de la vie économique, le bouleversement total des rapports de production, par suite des transformations des rapports de propriété dans l’agriculture comme dans l’industrie et le commerce, il est évident qu’un nombre considérable d’existences sont tout à coup déracinées, jetées hors de leur voie, sans aucune possibilité matérielle de trouver dans le mécanisme économique quelque emploi que ce soit pour leur force de travail. Cela ne s’applique pas seulement à la classe des capitalistes et des propriétaires fonciers, mais encore aux larges couches de la classe moyenne et à la classe ouvrière elle-même. Car c’est un fait que l’effondrement de l’industrie a provoqué un reflux en masse du prolétariat des villes à la campagne, où il cherche à s’employer dans l’agriculture. Dans de telles conditions, un suffrage politique qui a pour condition économique l’obligation pour tous de travailler est une mesure absolument incompréhensible. Elle a pour but, dit-on, d’enlever les droits politiques aux seuls exploiteurs. Et tandis que des forces de travail productives sont déracinées en masse, le gouvernement des soviets se voit obligé, au contraire, dans un grand nombre de cas, de remettre pour ainsi dire en ferme l’industrie nationale aux anciens propriétaires capitalistes. De même, en avril 1918, il s’est vu contraint de conclure un compromis avec les coopératives de consommation bourgeoises. En outre, l’utilisation des techniciens bourgeois s’est révélée indispensable. Une autre conséquence de ce phénomène est que des couches croissantes du prolétariat, telles que les gardes rouges, etc., sont entretenues par l’État à l’aide des fonds publics. En réalité, ce système prive de leurs droits des couches croissantes de la petite-bourgeoise et du prolétariat, pour lesquelles l’organisation économique ne prévoit aucun moyen d’exercer l’obligation au travail.

Un système électoral, qui fait du droit de vote un produit utopique de l’imagination, sans aucun lien avec la réalité sociale, est une pure absurdité. Et c’est pourquoi ce n’est pas un instrument sérieux de la dictature prolétarienne. C’est un anachronisme, une anticipation de la situation juridique qui pourrait se concevoir dans une économie socialiste déjà réalisée, mais non pas dans la période transitoire de la dictature prolétarienne.

La liberté seulement pour les partisans du gouvernement, pour les membres d’un parti, aussi nombreux soient-ils, ce n’est pas la liberté. La liberté, c’est toujours la liberté de celui qui pense autrement. Non pas par fanatisme de la « justice », mais parce que tout ce qu’il y a d’instructif, de salutaire et de purifiant dans la liberté politique tient à cela et perd de son efficacité quand la « liberté » devient un privilège.

Seule l’expérience est capable d’apporter les correctifs nécessaires et d’ouvrir des voies nouvelles. Seule une vie bouillonnante, absolument libre, s’engage dans mille formes et improvisations nouvelles, reçoit une force créatrice, corrige elle-même ses propres fautes. Si la vie publique des États à liberté limitée est si pauvre, si schématique, si inféconde, c’est précisément parce qu’en excluant la démocratie elle ferme les sources vives de toute richesse et de tout progrès intellectuels. Ce qui vaut pour le domaine politique vaut également pour le domaine économique et social. Le peuple tout entier doit y prendre part. Autrement le socialisme est décrété, octroyé, par une douzaine d’intellectuels réunis autour d’un tapis vert.

Lénine et Trotski ont mis à la place des corps représentatifs issus d’élections générales les soviets comme la seule représentation véritable des masses ouvrières. Mais en étouffant la vie politique dans tout le pays, il est fatal que la vie dans les soviets eux-mêmes soit de plus en plus paralysée. Sans élections générales, sans liberté illimitée de la presse et de réunion, sans lutte libre entre les opinions, la vie se meurt dans toutes les institutions publiques, elle devient une vie apparente, où la bureaucratie reste le seul élément actif. C’est une loi à laquelle nul ne peut se soustraire. La vie publique entre peu à peu en sommeil. Quelques douzaines de chefs d’une énergie inlassable et d’un idéalisme sans borne dirigent le gouvernement, et, parmi eux, ceux qui gouvernent en réalité, ce sont une douzaine de têtes éminentes, tandis qu’une élite de la classe ouvrière est convoquée de temps à autre à des réunions, pour applaudir aux discours des chefs, voter à l’unanimité les résolutions qu’on lui présente, au fond par conséquent un gouvernement de coterie – une dictature, il est vrai, non celle du prolétariat, mais celle d’une poignée de politiciens, c’est-à-dire une dictature au sens bourgeois, au sens de la domination jacobine (le recul des congrès des soviets de trois mois à six mois !). Et il y a plus : un tel état de choses doit provoquer nécessairement un ensauvagement de la vie publique : attentats, fusillades d’otages, etc.

L’erreur fondamentale de la théorie Lénine-Trotski est précisément que, tout comme Kautsky, ils opposent la démocratie à la dictature. « Dictature ou démocratie », ainsi se pose la question pour les bolcheviks comme pour Kautsky. Ce dernier se prononce bien entendu pour la démocratie, et même pour la démocratie bourgeoise, puisqu’il l’oppose à la transformation socialiste. Lénine-Trotski se prononcent au contraire pour la dictature d’une poignée de personnes, c’est-à-dire pour la dictature selon le modèle bourgeois. Ce sont là deux pôles opposés, tout aussi éloignés l’un et l’autre de la véritable politique socialiste. Le prolétariat, une fois au pouvoir, ne peut, suivant le bon conseil de Kautsky, renoncer à la transformation socialiste sous prétexte que « le pays n’est pas mûr » et se vouer à la seule démocratie, sans se trahir lui-même et sans trahir en même temps l’Internationale et la révolution. Il a le devoir et l’obligation, justement, de se mettre immédiatement, de la façon la plus énergique, la plus inexorable, la plus brutale, à l’application des mesures socialistes, et, par conséquent, d’exercer la dictature, mais une dictature de classe, non celle d’un parti ou d’une clique, dictature de classe, c’est-à-dire avec la publicité la plus large, la participation la plus active, la plus illimitée, des masses populaires, dans une démocratie complète. « En tant que marxistes, nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle », écrit Trotski.

Nous n’avons jamais été idolâtres de la démocratie formelle, cela ne veut dire qu’une chose : nous avons toujours distingué le noyau social de la forme politique de la démocratie bourgeoise, nous avons toujours démasqué le dur noyau d’inégalité et de servitude sociales qui se cache sous la douce enveloppe de l’égalité et de la liberté formelles, non pour la rejeter, mais pour inciter la classe ouvrière à ne pas se contenter de l’enveloppe, tout au contraire à conquérir le pouvoir politique pour la remplir d’un contenu social nouveau. La tâche historique qui incombe au prolétariat, une fois au pouvoir, c’est de créer, à la place de la démocratie bourgeoise, la démocratie socialiste, et non pas de supprimer toute démocratie. Mais la démocratie socialiste ne commence pas seulement en terre promise, quand aura été créée l’infrastructure de l’économie socialiste, à titre de cadeau de Noël pour le bon peuple qui aura entre-temps fidèlement soutenu la poignée de dictateurs socialistes. La démocratie socialiste commence avec la destruction de l’hégémonie de classe et la construction du socialisme. Elle n’est pas autre chose que la dictature du prolétariat. Mais cette dictature consiste dans la manière d’appliquer la démocratie, non dans son abolition, dans des interventions énergiques, résolues, dans les droits acquis et les rapports économiques de la société bourgeoise, sans lesquelles la transformation socialiste ne peut être réalisée. Mais cette dictature doit être l’œuvre de la classe et non d’une petite minorité dirigeante, au nom de la classe, autrement dit, elle doit sortir pas à pas de la participation active des masses, être sous leur influence directe, soumise au contrôle de l’opinion publique, produit de l’éducation politique croissante des masses populaires.

 

Extraits de La révolution russe, 1918, https://www.marxists.org/francais/luxembur/revo-rus/rrus4.htm

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