Ce sont des heures sombres. Les Etats-Unis plongent dans une dépression. Sur deux Etats-uniens en âge de travailler, un seul a un emploi. Il y a quarante ans, cela aurait pu jouer. Papa allait à l’usine; maman restait à la maison s’occuper des enfants. Actuellement, juste pour tenir la route, maman et papa doivent tous les deux travailler, et les enfants vont à la crèche. *
Si vous cherchez du travail en ce moment, cela prendra en moyenne jusqu’en avril 2011 pour que vous trouviez quelque chose. Au cours des deux derniers mois, plus d’un million d’Américains ont simplement renoncé à chercher un emploi, alors même qu’ils arrivent au terme des prestations de chômage. Ironiquement, ceux qui arrêtent de chercher du travail sont officiellement comptés comme des «découragés» et ne figurent pas dans les statistiques officielles du chômage. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle le chiffre des chômeurs n’est pas monté en flèche pour atteindre des chiffres records.
Près de 10 millions d’Américains sans emploi ne reçoivent aucune prestation. Un enfant sur cinq vit en dessous du niveau de pauvreté – parfois de 50% en dessous – ce qui le range dans la catégorie de «l’extrême pauvreté». Partout dans les Etats-Unis, dans un Etat après l’autre, les caisses sont vides. L’Etat de l’Illinois [capitale Springfield, ville la plus importante: Chicago], celui d’où vient Barack Obama, est de fait en faillite. Il en va de même pour la Californie. Quarante-six des 50 Etats croulent sous d’énormes déficits.
Les mesures pour stimuler l’économie ont échoué. Le marché du logement est en chute libre. Il y a quelques mois, des analystes de ce marché avaient prédit qu’il y aurait encore cinq millions de saisies entre maintenant et 2010, et il semble qu’ils aient eu raison. Quarante pour cent des propriétaires de maisons menacées de saisie ont déjà chargé leurs affaires sur leurs 4 x 4, jeté les chaises en plastique dans la piscine et renvoyé les clés à la banque [aux Etats-Unis, une fois cela fait, la banque ne peut plus vous réclamer la dette hypothécaire non-payée]. Seules 30% des saisies ont été remises sur des listes de maisons pouvant être vendues. Les banques retiennent les autres pour éviter d’inonder le marché et faire encore plus s’écrouler les prix.
Pour des dizaines de millions d’Etats-uniens, la maison est un bien aussi central et crucial que ne l’était le porc pour une famille paysanne irlandaise au XIXe siècle. Selon un vieux dicton irlandais, le cochon était «l’homme qui avait sa place près du foyer». Autrement dit, il avait une place d’honneur. Si le cochon mourait, la famille mourait de faim. Si on soustrait 20% à la valeur totale du logement [la valeur estimée d’une maison est décisive, car elle sert de collatéral auprès d’une banque pour l’obtention d’un crédit] Etats-Unis aujourd’hui, cela signifie donc des années de crépuscule besogneuses et, bien sûr, un couteau de plus planté dans le ventre de l’ensemble de l’économie.
Et pourtant… même si on ne peut pas dire que ce soit la meilleure époque, on ne peut pas prétendre que les Etats-Unis soient fauchés. Ce n’est pas le cas. Comme le remarquait Carl Guinsburg sur ce même site la semaine dernière: «Les Etats-Unis regorgent d’argent. C’est un pays très, très riche avec des montagnes et des montagnes d’argent. Les comptes privés états-uniens contiennent approximativement 10 mille milliards de dollars en argent et en liquidités. Du côté des entreprises, les firmes non financières états-uniennes détiennent plus de 1.8 mille milliards de dollars, ce qui constitue une augmentation de 26 % par rapport au mois de mars de l’année passée – c’est l’augmentation la plus importante enregistrée depuis la tenue de ces statistiques en 1952.»
Le problème est que les banques ne veulent pas prêter de l’argent, parce qu’elles pensent que les Etats-uniens ordinaires sont trop fauchés pour rembourser et payer les intérêts. Les Etats-uniens ordinaires sont d’accord. Durant la dernière décennie, ils ont porté en avant les Etats-Unis sur le dos de leurs cartes de crédit, et ils sont à bout de ressources.
Dans le jargon mesuré du FMI. «Les crises financières font souvent suite à des périodes d’expansion rapide des crédits et de fortes augmentations des prix des actifs [actions, immobilier, etc.]. Après ces récessions, les reprises sont souvent freinées par une demande privée et un crédit faibles qui reflètent en partie les tentatives des ménages d’augmenter les taux d’épargne pour rétablir les bilans. Les récessions synchronisées à niveau mondial sont plus longues et plus profondes que les autres.»
Pour éclairer le texte ci-dessus: la récession de 1980 a achevé le Président démocrate Jimmy Carter, la récession de 1992 a fait de même pour le républicain Georges Bush Senior et a amené Bill Clinton à la Maison-Blanche. La récession de 1980-1982 et celle du début des années 1990 ont eu une dimension mondiale. [L’actuelle crise s’effectue dans le cadre d’une économie mondiale capitaliste structurée de manière différente avec la place nouvelle occupée par certains pays dits émergents, comme la Chine, l’Inde, le Brésil…]
Les Etats-Unis sont bien sûr incroyablement riches. Sinon, comment pourraient-ils offrir des déductions légales d’impôts qui permettent aux Etats-uniens de déduire les contributions qu’ils font aux Israéliens qui établissent des colonies illégales en Cisjordanie? Comment pourraient-ils payer deux millions de dollars par semaine pour l’Afghanistan – à moins que ce ne soit par jour? – pour soudoyer – directement ou indirectement – les talibans pour qu’ils laissent circuler les convois d’approvisionnement des troupes de l’armée états-unienne, lesquels convois doivent permettre à la contre-insurrection contre les talibans de se poursuivre, sinon de prospérer?
La contre-insurrection, cela signifie des drones qui tuent des civils, ce qui profite aux talibans. Mais les drones signifient aussi des emplois aux Etats-Unis qui ne créent pas assez d’emplois. Comme l’a fait remarquer Laura Flanders dans l’émission F Word sur la chaîne Grit TV, la Garde Nationale du Wisconsin projette de construire une nouvelle base de 8 millions de dollars pour des drones. La Whiteman Air Force Base au Missouri deviendra une base de contrôle de drones. Au Dakota du Sud, la Ellsworth Force Base près de Rapid City a également gagné un contrat pour des drones.
Dans toutes ces localités, ces nouvelles ont suscité de l’allégresse: «C’étaient d’excellentes nouvelles pour la Ellsworth Force Base et pour la collectivité de Rapid City», déclarait la chaîne locale Black Hills Fox. Ike Skelton, le député démocrate du Missouri à la chambre des représentants, a confié qu’il avait travaillé durant toute une année pour obtenir le Predator [drone de l’armée de l’air, d’altitude de croisière moyenne et de longue autonomie] pour cette base. L’éditorial du Rapid City Journal jubilait: «Rapid City et le Sud Dakota sont fiers de Ellsworth et de ses nombreux partisans ».
C’est également une époque faste pour les républicains. Ils ont de toute manière peu de sympathie pour les chômeurs-chômeuses et ils sont très motivés politiquement afin de pouvoir utiliser l’élection de midterm [élections de mi-mandat durant lesquelles les représentants de la Chambre des représentants sont réélus et 33 des membres du Sénat sur 100] du 2 novembre 2010 pour attribuer la responsabilité de la dernière en date des «époques la plus sombre» à l’administration Obama et aux démocrates.
Dean Baker, qui co-dirige le Center for Economic and Policy Research (Centre de recherche économique et politique) à Washington DC, a expliqué dans son article, «The Party of Unemployment», publié sur ce site de Counterpunch, l’arithmétique écœurante et impitoyable des Républicains : «L’Etat et les gouvernements locaux ont réduit leurs emplois en moyenne de 65’000 dollars par mois au cours des derniers trois mois [comme ils sont tenus de le faire, puisqu’ils sont légalement obligés d’équilibrer leurs budgets]. Sans une aide substantielle du gouvernement fédéral, ce rythme va vraisemblablement s’accélérer. Le projet des républicains de blocage de l’aide aux Etats pourrait ajouter encore quelque 300’000 personnes à la liste des sans emploi d’ici le début novembre. Le blocage par les républicains de l’extension des prestations de chômage [elles devaient passer à 9 mois, mais pour des raisons budgétaires elles restent à six mois] présage des résultats du même genre. Les prestations de chômage ne servent pas uniquement à fournir un revenu à ceux qui n’ont pas de travail, mais stimulent également l’économie, et c’est la raison pour laquelle les républicains tenaient tellement à les couper.»
C’est une époque très sombre. Les gens sont abattus. Je rencontre tous les jours des jeunes qui disent qu’ils ont simplement renoncé à regarder les nouvelles, tellement tout est déprimant.
Le 6 juillet, le Washington Post a publié un article par Kimberley Kindy qui établissait «qu’au cours des 77 jours où le pétrole du Deepwater Horizon s’est déversé dans le Golfe du Mexique, BP [British Petroleum], n’a récupéré ou brûlé qu’environ 60% de la quantité qu’il avait promis aux régulateurs qu’il pouvait enlever en un seul jour.»
En date du lundi 5 juillet 2010, avec environ 2 millions de barils [un baril équivaut à 159 litres] déversés dans le Golfe, les opérations de récupération qui avaient été vantées comme étant la clé pour prévenir un désastre environnemental ont prélevé moins de 900 barils par jour.
Comme l’écrivait William Empson dans son poème «Missing Dates»: «Lentement le poison remplit le réseau sanguin… Les déchets restent, le déchet reste et tue». En voyant le golfe du Mexique mourir sous nos yeux nous ne pouvons que sentir que nous affrontons les heures les plus sombres. (Traduction A l’Encontre).
Notes
* Le titre original anglais est «It was the best of times, it was the worst of times» , c’est la première phrase du célèbre A Tale of Two Cities de Charles Dickens. Alexander Cockburn anime le site Conterpunch avec Jeffrey St Clair. Il a écrit cet article le 9 juillet 2010. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, parmi lesquels Imperial Crusade. Iraq, Afghanistan &Yougoslavia et Al Gore. A User’s Manual, les deux en collaboration avec Jeffrey St. Clair.
11 juillet 2010
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