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Les enfants de Don Quichotte, Jeudi noir, Génération précaire : Zapping militant [ fr ]

Surmédiatisés, soutenus par l’opinion publique puis reçus par le gouvernement, les représentants des récentes mobilisations sociales ont su imposer aux médias et aux pouvoirs publics leur agenda. Regard sur un engagement spectaculaire et très pragmatique. (suivi d’un entretien avec Isabelle Sommier) Un article paru dans le mensuel Regards en mars 2008

Les Enfants de Don Quichotte, les Jeudi Noir, Génération Précaire, on ne parle que d’eux. Du Figaro à l’Humanité, de TF1 à France Inter, toutes les rédactions se sont intéressées aux mobilisations récentes, emmenées pourtant seulement par quelques militants. A la différence des manifestations de 2003 ou du mouvement anti-CPE, les trois collectifs qui occupent actuellement l’espace médiatique ne comptent pas en effet sur l’ampleur de la mobilisation pour alerter l’opinion publique mais savent en revanche s’attirer les faveurs de la presse en s’adressant directement à elle. Si les Enfants de Don Quichotte, les Jeudi Noir et Génération Précaire ne constituent bien évidemment pas un seul et même mouvement, ils s’inscrivent néanmoins dans une dynamique commune. Par leurs moyens d’action et leurs modes de mobilisation, ils partagent une même conception de l’engagement, qui se distingue des formes plus traditionnelles du militantisme. La structure des trois mouvements est de fait presque identique : composés de jeunes actifs « précaires », ou rencontrant tout au moins des difficultés en matière de travail et de logement, ils ne comptent que quelques membres actifs, qui se partagent le pouvoir en refusant toute hiérarchie. Comme leurs homologues de Génération Précaire, les membres de Jeudi Noir n’ont pas voulu ainsi se constituer en association : « On refuse la structure verticale du pouvoir, affirme Leïla. Ici, les porte-parole tournent et le relais est induit par notre pratique d’Internet. La logique de réseau nous correspond aussi d’un point de vue générationnel et permet de travailler vite, en mobilisant les gens rapidement. »

Medium is the message

L’usage d’Internet participe plus globalement d’une culture du réseau qui prône le partage des fichiers, le téléchargement libre et l’échange de compétences. L’arborescence interne de Génération Précaire, qui fédère des juristes, des communicants, des artistes et des militants de tous bords, est d’ailleurs à l’image de son site, précis et efficace. Comme sur celui des Enfants de Don Quichotte et de Jeudi Noir, il est possible d’imprimer des tracts déjà préfigurés, des modèles de banderoles de manifestation ou encore le logo de l’organisation. Le « kit de manif » participe d’ailleurs de la volonté d’homogénéiser les revendications et de décliner partout la même mise en scène autour d’une action ou d’une flash-mob (mobilisation éclair suivie d’une dispersion rapide des participants). Tous les supports de médiatisation sont ainsi mobilisés, chaque manifestation donnant lieu à un compte rendu en images et en sons.

Véritables machines de guerre médiatiques, les trois mouvements attestent d’une très bonne maîtrise des ressorts et des attentes journalistiques, tout en jouant avec les codes de l’esthétique communicationnelle. Le slogan des années 1970 « Don’t hate the media, become the media » (Ne haïssez pas le média, devenez le média) est appliqué ici à la lettre, à la différence près que la presse n’est jamais perçue comme un adversaire mais plutôt comme un allié potentiel.

« Notre atout repose sur notre autonomie de moyens, qui restent modestes, et notre connaissance du milieu journalistique que l’on a globalement démystifié, souligne Cathy, fondatrice de Génération Précaire. On sait aujourd’hui qu’il existe une niche médiatique pour des actions politico-poétiques et on joue tous avec cette même recette qui permet aux journalistes de sortir d’une certaine routine et de l’agenda électoral imposé. On est dans le bon timing. » La synchronisation entre la naissance des mouvements et leur médiatisation est en effet frappante, le temps de l’action et celui de sa visibilité ne faisant plus qu’un. La mise en ligne d’interviews de sans-abri et de témoignages de stagiaires recueillis par les militants eux-mêmes participe de cette double occupation de l’espace public et médiatique, où chacun peut devenir à la fois l’acteur, le témoin et le narrateur de l’événement.

« Je n’en suis pas à ma première expérience militante, souligne Leïla. J’ai participé à différentes manifs, mouvements étudiants et altermondialistes, mais ce qui se passe aujourd’hui est très différent. Nos objectifs sont plus limités, plus pragmatiques et sans doute plus intelligibles pour l’opinion publique et les politiques. On sait désormais que pour obtenir des résultats il faut se servir des médias, les intéresser et les tenir en haleine sur un sujet, sans se disperser. Faire en sorte aussi de ne pas être oublié. » « Le rapport avec la presse est instinctif, ajoute Cathy. Il faut savoir économiser les journalistes, puis les intéresser de nouveau au bon moment. Actuellement, on se met en veille volontairement pour pouvoir se relancer un peu plus tard dans la campagne. »

Le show continue

Maîtres du tempo électoral et médiatique, ces militants-communicants semblent ainsi renverser le rapport qui lie habituellement le mouvement social à la presse, et ne se cachent pas d’entretenir à son égard un certain opportunisme. « On joue avec les codes et d’une certaine manière on fait de la comm’, reconnaît Leïla. La première fois que l’on a rencontré le DAL, ils ont été d’ailleurs un peu surpris par notre discours et ont eu l’impression d’être face à une boîte de marketing. On a conscience que l’on use de ces outils pour parvenir à nos fins, mais au regard de nos moyens et de notre nombre limité, c’est une bonne stratégie. » Pour le chercheur Roland Lew, qui s’est intéressé aux relations qui se nouent entre les mouvements sociaux et les pouvoirs publics, « ce succès est efficace mais aussi ambigu pour des raisons évidentes : nul n’ignore les méfaits de la société du spectacle, sa logique de perte de sens, d’insignifiance et sa capacité à tout diluer. Les mouvements sociaux risquent de fonctionner alors comme le symétrique inversé et complémentaire de l’ordre existant, dans un redoutable jeu de miroirs ».

Ce retournement potentiel de l’opinion publique comme de la couverture médiatique n’inquiète pourtant pas les membres de Génération Précaire : « On est né dans une société du spectacle, constate Cathy. Je suis moi-même issue de la communication et de la mise en scène et je viens de trouver la meilleure application de mes compétences en travaillant directement à partir de la matière de notre société, en réalisant véritablement une sculpture sociale. Génération Précaire est ma plus belle mise en scène, même si cela peut surprendre. Nous ne nous situons pas du tout dans la lignée des mouvements sociaux, mais plutôt dans l’héritage du théâtre politique d’Amérique latine et des situationnistes, où il est possible de susciter une réflexion par l’absurde et le burlesque. »

La mobilisation doit donc être visible, multiple, festive et occulter surtout toute référence idéologique. « Faites votre teuf dans un appart’que vous ne pourrez jamais vous payer, clame Jeudi Noir sur son site Internet, ça défoule, on rencontre du monde, on participe à la prise de conscience en matière de galère des jeunes vis-à-vis du logement… et c’est plutôt fun ! » Endossez le costume du Super Stagiaire, incite de son côté Génération Précaire en présentant un anti-héros moderne affublé d’un slip jaune, d’une cravate violette et d’une cape rouge. « On assume notre infantilité et notre impuissance sans amertume, se défend Cathy. Il s’agit d’un mode un peu subversif mais qui ne s’impose pas comme un projet. Tout se fait en douceur, à petite échelle et sans idéologie. D’ailleurs à Génération Précaire, toutes les tendances politiques sont présentes, de l’UMP à la LCR. » « On se déclare non-partisan, ajoute Leïla. Même si on a par ailleurs des convictions politiques, elles ne doivent pas transparaître dans nos revendications, d’une part pour éviter toute récupération, mais aussi d’un point de vue stratégique : en se déclarant ni à droite ni à gauche, on peut jouer avec tout l’échiquier politique. »

Urgentistes du militantisme

Le pragmatisme caractérise chacun de ces mouvements, qui agit selon des méthodes qui ne sont pas sans rappeler parfois celles du lobbying. Ciblant des objectifs précis, contenus dans une charte allégée qui ne dépasse pas les vingt propositions, les Jeudi Noir comme les Don Quichotte prônent la simplicité des réponses. Pour Marc Russo, militant du canal Saint-Martin, « le problème peut être vite réglé. Ce que l’on demande, c’est un plan Marshall du logement qui coûterait à l’Etat trois milliards d’euros, c’est-à-dire le prix de trois avions de chasse. » Cellules de crise, plans d’urgence, propositions d’hébergement et offres d’emploi immédiates : la précarité est appréhendée sous le mode de l’immédiateté.

« Les Enfants de Don Quichotte posent un regard assez compassionnel sur les sans-abri et confondent parfois la précarité de la rue et l’accès au logement, note Nicole Maestracci, présidente de la FNARS (1) qui a été mandatée par le gouvernement pour trouver une solution durable pour les sans-abri. Mais malgré cette naïveté, ils font preuve d’une vraie sincérité dans leur démarche et ont su installer un rapport de confiance avec les gens de la rue que certaines associations avaient peu à peu perdu. De plus, la pression médiatique a permis d’obtenir de la part du gouvernement les moyens qu’il nous refusait jusqu’alors. Mais la surmédiatisation a enfermé en même temps le débat dans l’urgence et rend difficile l’organisation de politiques du logement durables. Je ne pointe pas la responsabilité des Enfants de Don Quichotte sur cette question, mais celle des médias qui ne s’intéressent qu’à la dimension spectaculaire de la réalité et plus encore celle des politiques qui ne légifèrent que face à la pression de l’événement et multiplient les plans sans analyse réelle des besoins. »

« On travaille en effet en permanence dans l’urgence, constate Cathy, car nos forces sont limitées et nous savons que nous avons peu de temps devant nous. » « Hier je militais avec Génération Précaire, aujourd’hui je suis membre de Jeudi Noir, demain je serai probablement engagée ailleurs, note Leïla. Si je me bats désormais exclusivement sur le front du logement, c’est parce que je sais quel gouvernement nous fait face. On ne demande pas la lune, seulement quelques mesures facilement applicables. Mais malgré notre position réformiste, on ne parvient pas pour l’instant à obtenir ce que l’on souhaite. »

Là réside sans doute la limite de la médiatisation, qui certes rend visible, alerte les pouvoirs publics et permet même parfois la rencontre entre un militant anonyme et un ministre de la Cohésion sociale, mais ne produit pas pour autant toujours un changement notable. Les membres de Génération Précaire en ont fait l’expérience en découvrant une proposition de loi sur l’encadrement des stages ne reprenant aucune de leurs revendications initiales. « Celui qui veut piéger l’ordre dominant en jouant et déjouant ses règles, pour les détourner, les retourner contre lui, est le plus souvent piégé par ce jeu, ne fût-ce que parce qu’il est sur le terrain de l’adversaire, constate ainsi Roland Lew. Celui-ci peut être surpris et parfois dépassé mais il reste particulièrement aguerri et prêt à tout pour se maintenir, dans la bienveillance molle comme dans la violence la plus décidée. » S.M.

Note 1. La FNARS, Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale, regroupe 750 organismes et associations travaillant sur les questions d’exclusion et gère 95 % des centres d’hébergement en France.

Isabelle Sommier* : « un apprentissage de l’action publique »

* Isabelle Sommier est directrice du Centre de recherches politiques de la Sorbonne, auteure du Renouveau des mouvements contestataires à l’heure de la mondialisation, éditions Champs Flammarion, 2003 et, avec Xavier Crettiez, de La France rebelle, Michalon 2006.

Plutôt réformistes que révolutionnaires, comment ces mouvements éphémères s’inscrivent-ils dans le champ des luttes politiques ? Entretien avec Isabelle Sommier, politologue.

Pourquoi ces collectifs suscitent-ils un tel engouement et une telle médiatisation de leur lutte ?

Isabelle Sommier. L’échéance de l’élection présidentielle est évidemment toujours un moment propice à l’émergence d’une cause et à sa visibilité publique. Mais si la sensibilité aux mobilisations est plus grande aujourd’hui dans le cadre de cette campagne, c’est aussi l’effet de l’après-21 avril 2002 : il a révélé le décalage entre les partis politiques et une partie des citoyens de gauche, qui estiment qu’ils doivent imposer à leurs représentants des questions de société qui n’émergent pas ou pas suffisamment à leur goût.

Le caractère non partisan de ces mobilisations rappelle la démarche de Nicolas Hulot, qui interpelle aussi les candidats sur la base d’une charte.

I.S. Cette stratégie des associations d’interpellation de tous les candidats à la présidentielle est opérée par d’autres, d’Act Up à Sauvons la Recherche qui les a même entendus et interrogés en septembre dernier lors de son université d’automne. L’interpellation des politiques de tous bords pour qu’ils s’engagent sur la base d’un document écrit est très caractéristique de cette campagne et traduit à la fois une méfiance à l’égard des promesses politiques et l’irruption du citoyen dans la campagne, qui pour le coup, prend au mot l’idée de la démocratie participative.

Le pragmatisme affiché de ces mouvements éphémères ne risque-t-il pas de générer une forme de « zapping militant » ?

I.S. En sociologie, on parle de « single issue group » : de groupes spécialisés sur une seule cause. C’est un phénomène que l’on constate depuis les années 1970 et qui continue aujourd’hui de se développer. Jacques Ion parle quant à lui d’un « engagement post-it », c’est-à-dire d’une attitude assez distanciée vis-à-vis des luttes qui peuvent être intensives mais de courte durée. Cela renvoie plus globalement à la méfiance vis-à-vis de toute institutionnalisation de la contestation. Passer d’une mobilisation à une autre permet aussi de se prémunir contre une forme de routine et une déception probable, en privilégiant la satisfaction immédiate dans l’action plutôt que la construction d’une lutte dans la durée.

Les revendications actuelles sont plus de nature réformiste que révolutionnaire : est-ce le signe d’une rupture avec la dynamique altermondialiste ?

I.S. Dans les cas évoqués, on a affaire à un engagement sans mémoire qui se place de plus sur le terrain des luttes défensives voire restauratrices en demandant plus de protection de la part de l’Etat. Le registre de l’immédiateté, qui mobilise une rhétorique de la survie et de l’urgence, a sans doute à voir aussi avec la fin de l’attente du grand soir. Les mouvements ne sont plus tournés désormais vers des lendemains qui chantent mais veulent obtenir des droits et une réparation en interpellant l’Etat dans son rôle protecteur. Je ne pense pas pour autant qu’il y ait de conflit entre l’altermondialisme et l’engagement dans ce type de mouvements, qui peut conduire plus tard à d’autres formes de militantisme. Tout cela participe, à mon sens, d’un apprentissage de l’action publique.

Propos recueillis par Sara Millot

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