Généralement, l’Union européenne (UE) donne l’image d’une institution ouverte vers l’extérieur, de par ses élargissements progressifs, et d’une entité aspirant à une cohésion interne toujours plus grande, notamment en termes de liberté, de sécurité et de justice. L’espace Schengen garantit la libre circulation des personnes dans 22 États membres et trois pays associés, et les directives européennes et les décisions des cours de justice européennes (la Cour de justice de l’UE et la Cour européenne des droits de l’homme) conduisent à une certaine harmonisation des lois. Cependant, le traitement des demandeurs d’asile par plusieurs pays européens révèle que les notions de sécurité, de justice et de liberté sont souvent des concepts vides de sens pour un nombre croissant de personnes, notamment pour les non-citoyens demandant une protection internationale. Quatre obstacles dans la détermination du statut de réfugié peuvent être dégagés et analysés.
Tout d’abord, la détermination du statut de réfugié est souvent effectuée par des organes administratifs non judiciaires et dont les membres, sans nécessairement de formation juridique, sont en principe indépendants. Cependant, la question de l’asile est un sujet particulièrement sensible, hautement politique, sur lesquels les États veulent avoir un droit de regard. La mainmise du politique sur le droit d’asile en particulier, et sur l’immigration en général, conduit à une certaine déjudiciarisation du droit d’asile et de l’immigration, par la soustraction de ces domaines au contrôle judiciaire, et la limitation des moyens d’appel. Le pouvoir discrétionnaire de ces organes administratifs est accru dans le cas des procédures accélérées où le traitement des demandes, y compris, le cas échéant, l’expulsion, est fait dans un temps record. La tendance croissante des gouvernements à éviter les contrôles judiciaires n’est pas propre au droit de l’immigration. Elle est aussi observée dans la lutte contre le terrorisme, lutte dans laquelle de nombreux États occidentaux ont invoqué le caractère exceptionnel des mesures pour limiter leur contrôle judiciaire. La soustraction des demandeurs d’asile de la sphère juridique fait que le focus n’est plus sur leurs droits et leurs besoins, mais plutôt sur la désirabilité de leur présence pour l’État et la société d’accueil. Dans ces circonstances, le concept de sécurité humaine peut difficilement enrichir une prise en compte des droits des demandeurs.
Ensuite, la détermination du statut de réfugié tend à être de plus en plus soumise dans certains États européens à une politique du chiffre, ce qui nuit à la qualité des entrevues de détermination du statut. Les décisions doivent être rendues dans les jours qui suivent les auditions. Des témoignages sur la manière dont ces dernières sont tenues – en rafale – permettent de douter de la qualité de l’écoute dont bénéficient les demandeurs d’asile. Lorsque le traumatisme vécu dans le pays d’origine est douloureux, et que la barrière du langage complique l’exposé des faits, une audition menée rapidement peut difficilement permettre de détecter les demandeurs d’asile qui répondent à la définition de la Convention relative au statut des réfugiés. L’article premier de la Convention des Nations Unies définit un réfugié comme une personne qui craint d’être « persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, qui se trouve hors de son pays d’origine et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le manque de temps, de ressources et de volonté politique, sont un réel obstacle à une détermination individualisée, réfléchie et objective du statut de réfugié, afin de répondre de manière adéquate aux besoins des demandeurs en termes de protection internationale. En effet, l’incitation à la productivité – en termes d’auditions et de décisions rendues par jour – est difficilement conciliable avec la justesse et la justice des décisions. L’imposition d’objectifs quantifiés a des impacts durables sur des milliers de personnes, en particulier pour ceux qui n’ont pas été jugés « crédibles » par l’agent gouvernemental qui conduit les entrevues de détermination du statut de réfugié. Encore une fois, le demandeur d’asile ne semble pas au cœur de la décision, mais simplement un demandeur de plus. Et la sécurité qui semble sous-tendre maintes décisions n’est pas celle des demandeurs, mais celle de l’État.
Par ailleurs, on sait que les taux de reconnaissance de statut de réfugié diffèrent de façon considérable entre les pays de l’UE[1], ce qui révèle la forte subjectivité de la détermination du statut de réfugié ainsi que la perméabilité des organes administratifs aux circonstances politiques. La Grèce est réputée pour avoir un très faible taux de reconnaissance du statut de réfugié : en 2009, ce pays a reçu 14 350 demandeurs d’asile mais n’a reconnu parmi eux que 205 réfugiés, soit un taux de reconnaissance de 1.2%. Les demandeurs d’asile déboutés, plus de 14 000 migrants, se sont donc non seulement vu refuser la protection qu’ils étaient venus chercher en Europe, mais ont aussi été éventuellement détenus dans des conditions inhumaines, voire expulsés collectivement. En revanche, l’Allemagne est réputée être plus généreuse en reconnaissance de statut de réfugié : en 2009, elle a reçu 33 505 demandeurs d’asile et a reconnu 12 060 réfugiés, soit un taux de reconnaissance 30 fois supérieur à celui de la Grèce. Cette disparité de protection est aggravée par le Règlement de Dublin, selon lequel une demande d’asile doit être examinée par un seul État membre – souvent le premier pays d’entrée sur le sol européen – la décision de rejet liant les autres. En plus d’être aux avant-postes de l’espace Schengen, la Grèce doit aussi réadmettre des étrangers qui ont transité sur son territoire avant de déposer une demande dans un autre État de l’UE. Ces circonstances créent une très forte pression migratoire sur la Grèce, et influencent sûrement l’infime taux de reconnaissance du statut de réfugié.
Enfin, la définition du statut de réfugié, énoncée plus haut, est relativement restreinte et précise. Certes, la jurisprudence a permis d’élargir la portée de la définition en reconnaissant notamment, sur l’influence de la jurisprudence canadienne, l’orientation sexuelle parmi les motifs de persécution. Cependant, même une interprétation élargie de la Convention relative au statut des réfugiés n’est pas suffisante pour prendre en compte les besoins de protection d’un nombre croissant de migrants qui fuient l’instabilité politique, la pauvreté, la famine, un contrôle oppressif généralisé de leur gouvernement… Or, dans le contexte international actuel, si la Convention était réouverte à des négociations aujourd’hui, il n’est pas certain qu’un nouvel instrument international sur les réfugiés pourrait être adopté, faute de consensus. Bien que la situation des droits de la personne soit alarmante dans maints pays et régions du monde, l’urgence d’agir n’est plus ressentie aussi fortement qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Mais si un tel instrument était néanmoins renégocié et adopté, il serait très probablement bien moins généreux et exigeant en termes de protection et d’obligations des États parties. Personne ne sortirait gagnant d’une telle opération, si ce ne sont les tenants d’un retour au régime des États souverains aux frontières hermétiques – au moins pour les migrants vus comme indésirables -, des nostalgiques du concept westphalien.
L’UE, en tant que berceau de l’État de droit et des droits de la personne, gagnerait à développer une politique et une législation en matière d’asile non seulement harmonisées mais aussi conformes aux engagements internationaux de ses États membres ainsi qu’à la jurisprudence progressive de la Cour européenne des droits de l’homme.
Anne-Claire Gayet et Damien Larramendy
(Ce texte est une version courte d’un texte publié par la revue Spirales, numéro 237, 18 juillet 2011)
[1] Eurostat, « Décisions sur les demandes d’asile dans l’UE27 », (18 juin 2010) en ligne: http://epp.eurostat.ec.europa.eu/cache/ITY_PUBLIC/3-18062010-AP/FR/3-18062010-AP-FR.PDF.