PB – La crise en Syrie a éclaté au moment où au Moyen-Orient et en Afrique du Nord surgissait le « printemps arabe ». Il y avait un fond commun de revendications démocratiques, ainsi que des mouvements populaires relativement spontanés, non violents. En quoi la situation en Syrie s’est-elle développée d’une manière spécifique ?
GA – Le soulèvement syrien de 2011 s’inscrit pleinement dans ce qui a été appelé le printemps arabe. Il n’en diffère en rien du point de vue de ses racines profondes, sociales, économiques et politiques. Comme l’ensemble des pays de la région, la Syrie est un pays qui a connu une aggravation des conditions économiques au cours de la dernière décennie, très marquée, notamment dans les zones rurales. Parallèlement, dans les villes, le chômage a fortement augmenté, conséquence d’un phénomène de désindustrialisation. Entre-temps, les mesures néolibérales dans le domaine de l’économie ont provoqué une énorme concentration de la richesse dans la famille régnante. Le cousin du président actuel est l’homme le plus riche de la Syrie et contrôle une partie majeure de l’économie syrienne.
PB – Que dire de la répression ?
GA – L’Égypte de Moubarak, en comparaison avec la Syrie de la dynastie El-Assad, était un havre de liberté politique et de démocratie. Les Frères musulmans, le principal mouvement d’opposition, pouvaient intervenir, faire élire des députés, certes dans les limites agréées par le régime, mais disposaient d’une certaine marge de manœuvre. Tout cela est impossible en Syrie où la dictature ne connait pas de limites. Je connais personnellement un grand nombre d’amis et de gens qui ont passé entre 15 et 18 ans en prison, qui ont été torturés. La partie la plus importante de leur vie s’est déroulée en prison.
PB – Revenons à l’explosion de la contestation en Syrie.
GA – Il y a eu l’exemple de la Tunisie où une population a réussi à renverser un président. Et puis peu de temps après, il y a eu l’Égypte. Cela a enhardi la population syrienne. Et le mouvement s’est répandu comme une traînée de poudre. La dynamique était au départ une des plus démocratiques de l’ensemble des soulèvements, par ses formes d’organisation autour des « comités de coordination ». Comme il n’y avait pas sur le terrain de forces hégémoniques, c’est une auto-organisation qui a fonctionné dans les premiers mois du soulèvement.
PB – Alors, comment expliquer le dénouement catastrophique du mouvement ?
GA – Ça ne pouvait pas réussir comme en Égypte ou en Tunisie. La nature du régime syrien est différente. Il n’y a pas d’institutions qui priment sur la présidence, comme c’était le cas en Égypte, avec l’armée notamment. Les institutions syriennes ont été refaçonnées par la famille régnante. Autour du président sévit une force d’élite qui fonctionne comme une garde privée. L’armée ne peut écarter le président comme cela a été fait en Égypte. Il n’était pas possible de renverser le régime Assad de manière pacifique.
PB – Et il y a eu l’irruption des forces réactionnaires agissant au nom de l’islam politique…
GA – Dans le monde arabe, il y a deux forces auxquelles sont confrontées les forces progressistes et démocratiques. Il y a, bien sûr, les régimes en place, mais il y a aussi les oppositions réactionnaires. Dès le départ, le régime syrien, comme les États de la région, a tout fait pour attribuer au soulèvement un contenu intégriste et confessionnel. Il a déclaré que le soulèvement, c’était Al Qaïda, ce qui était totalement faux, du moins dans les premiers mois. Dès 2012, Daesh s’est construit en affrontant l’opposition syrienne, et non pas l’État, qui a continué de lui acheter du pétrole et de fournir l’électricité aux zones rebelles. Affirmer que ce régime serait un rempart de la laïcité contre l’islamisme est une blague. D’autant plus que le principal soutien du régime syrien provient d’un État théocratique, soit la République islamique d’Iran. Aujourd’hui, sans le soutien de Téhéran, El-Assad ne tiendrait pas longtemps.
PB – Il y a aussi le rôle joué par les pétromonarchies du Golfe ?
GA – Au début, le Qatar a tenté d’instrumentaliser l’insurrection à travers la branche syrienne des Frères musulmans, et a mis en place un « Conseil national syrien », avec l’appui de la Turquie. Plus tard, l’Arabie saoudite s’est lancée dans la course. Il faut dire que les organisations intégristes ont également leurs propres ressources, car elles ont accumulé un certain capital de sympathie par leur rôle dans le combat contre le régime.
PB – Quel est le rôle des États-Unis ?
GA – Aux premiers temps de la révolte, l’opposition démocratique a demandé un soutien aux États-Unis, qui ont non seulement refusé, mais qui ont ordonné à leurs alliés régionaux de ne pas livrer d’armes défensives à la rébellion. Ce qui a permis au régime de préserver la maîtrise des airs et de procéder aux bombardements meurtriers. En réalité, Obama favorisait une solution de type « yéménite », c’est-à-dire un accord entre l’opposition et le régime, en déplaçant le président vers l’arrière-scène, tout en lui permettant de tirer les ficelles du pouvoir. Mais cette solution, soit dit en passant, n’a pas fonctionné au Yémen, ce qui explique la continuation d’une guerre atroce. En Syrie, le compromis était impensable. Le rapport de force est trop en faveur du régime et l’opposition est faible.
PB – Malgré tout, le régime s’est retrouvé à quelques reprises dans une situation périlleuse…
GA – En 2013, le régime a été sauvé par l’intervention de l’Iran. De nouveau à l’été 2015, le régime a été sauvé grâce cette fois à l’intervention de la Russie, qui a eu, il faut le dire, le feu vert de Washington. La Russie par ailleurs est intervenue avec l’accord d’Israël et des États-Unis. L’administration Obama comptait sur Poutine pour imposer un compromis en Syrie. Mais c’était une pure illusion, reflétant les espoirs fantaisistes des États-Unis.
PB – Qu’est-ce qui peut se passer dans la prochaine période ?
GA – Le rapport de forces est déséquilibré en faveur du régime et de ses alliés qui le supportent, pendant que l’opposition est fragmentée. Si jamais des négociations étaient entamées (on en est loin), il faudrait résoudre certains nœuds stratégiques, comme par exemple, le départ du dictateur. Pour le moment, ce n’est pas imaginable. Ce qu’on peut espérer, c’est une sorte de trêve prolongée, qui stopperait l’hémorragie et, avec un peu d’optimisme, qui permettrait une reprise de l’activité politique.
Notes
(1) Gilbert Achcar est un chercheur franco-libanais et professeur à la School of Oriental and African Studies à l’Université de Londres. Il a publié plusieurs ouvrages dont Le Peuple veut. Une exploration radicale du soulèvement arabe, Paris, Sindbad-Actes Sud, 2013.
(2) Professeur à l’École de développement international et mondialisation de l’Université d’Ottawa et membre des Nouveaux Cahiers du socialisme.
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