Par Georges LeBel
«Dans tous lieux, pays et continents, il y a multiplicité d’initiatives de tous ordres, économiques, écologiques, sociales, politiques, pédagogiques, urbaines, rurales, qui trouvent des solutions à des problèmes vitaux et sont porteuses d’avenir. Elles sont éparses, séparées, compartimentées, s’ignorant les unes les autres… Elles sont ignorées des partis, des administrations, des médias. Elles méritent d’être connues et que leur conjonction permette d’entrevoir les voies réformatrices.»
— Edgar Morin, 25 mai 2010
L’action collective au Québec est en transformation constante. Bientôt, on proposera une nouvelle loi sur les OSBL. On sait un peu ce qui s’en vient. Madame Forget a mené une consultation et le Ministre Bachand a annoncé une loi pour l’automne qui proposerait d’«harmoniser» nos institutions avec ce qui se fait en Amérique. Après la Californie, New-York et la Saskatchewan, l’Ontario vient de déposer aussi une loi d’harmonisation. La ministre veut «moderniser» les OSBL de leur permettant s’engager dans des activités commerciales, de «devenir plus imputables et transparentes». Tout y est dit, sans pudeur. Cette harmonisation au monde des affaires est une politique précise, mais correspond-elle à notre réalité ? Y a-t-il une spécificité québécoise à l’action bénévole et citoyenne de solidarité et de sociabilité qui justifie qu’on s’objecte à l’harmonisation annoncée ? Pour répondre à cette question, il faut prendre un peu de recul.
Retour sur la «Révolution tranquille»
En grossissant le trait, nous avons en 1959, un État minimal où l’Église catholique et sa hiérarchie autoritaire contrôlent et organisent non seulement les services sociaux (santé, éducation et bien-être aux «pauvres»), mais aussi tout un réseau de groupes et d’associations caritatives qui occupent tous les interstices de la vie sociale.
C’est cette situation que prétendra changer la Révolution tranquille des années soixante : utiliser l’État pour transformer la société et nous donner collectivement accès aux droits économiques et sociaux. C’est l’État qui devient le garant des services nécessaires pour un niveau de vie suffisant et décent. Le Québec décide de confier à l’État la réalisation de ses objectifs sociaux. Bousculé par une urbanisation fulgurante (on passe, en cinquante ans, de 75% de ruraux à 70% d’urbains), le peuple québécois (incité en cela par les industriels et Chambres de commerce) s’est lancé dans la «Révolution tranquille». L’essence de cette «évolution tapageuse» (Gérard Bergeron) était précisément de confier à l’État tout ce que l’Église avait accaparé. Tout à l’État fut le mot d’ordre et la politique parce qu’il n’y avait rien d’autre. Non seulement la santé, l’éducation et le bien-être, mais aussi l’électricité, les mines, la finance, les pensions, l’assurance, …etc. Ce n’était pas le socialisme, mais le modèle suédois n’était pas loin : planification participative, négociation tripartite permanente au «sommet».
Dans ce contexte, l’action citoyenne, suspecte des relents du passé, peine à se trouver une nouvelle vocation autre que celle de porte-voix des laissés-pour-compte des négociations au sommet. Progressivement cependant, les groupes populaires assument une fonction de subsidiarité aux tâches mal accomplies ou délaissées par l’État. Défense des locataires, défense des victimes des compagnies de finance (ACEF), soins de proximité aux malades (cliniques médicales), cliniques juridiques, comptoirs alimentaires et plus tard, garderies et soins psychiatriques. Ces actions ponctuelles débouchent vite sur des aspirations et exigences politiques, dont celle du FRAP, décapité militairement par Trudeau en octobre 1970. Plus tard, le mouvement populaire regroupe alors les citoyens non pas d’abord pour les services, mais offrent des services pour construire la conscience et la mobilisation des citoyens… et forcer l’État à élargir les services aux citoyens.
Le projet néoconservateur
C’est-là la spécificité de l’action populaire de cette époque. Le service aux membres existe d’abord comme instrument de politisation et levier de pression sur l’État pour obtenir la socialisation ou l’étatisation d’un problème ignoré ou tu jusque-là. Mais il y aura ressac, les «marxistes-léninistes» passeront par là et l’État s’affranchit progressivement de cette pression citoyenne par deux moyens classiques, la disette financière ou la cooptation-intégration. Comme autant de kystes, l’action citoyenne s’est vue enfermée dans la subsidiarité à l’État, puis progressivement elle s’est professionnalisée jusqu’à devenir aujourd’hui candidate aux Partenariats Publics/Communautaires ou autres initiatives d’économie sociale.
Il en va autrement chez nos voisins, en dehors de ce que les nationalistes se plaisent à voir comme le village gaulois résistant à l’empire. La droite américaine, (et son pendant canadien de l’école de Calgary qui alimente Harper) dénigre de l’État et situe l’action communautaire sur une autre planète que celle du mouvement que nous venons de décrire au Québec. Dans cet univers, l’action communautaire est la base de la sociabilité fondée sur le partage d’une appartenance religieuse, et à une Église spécifique, petite et proche de la vie communautaire et d’un petit cercle de convivialité. C’est l’appartenance à ce petit regroupement qui fonde d’abord la citoyenneté ressentie et qui n’est vécue nationalement et politiquement que comme commandements religieux : la patrie, le drapeau, l’Amérique, le Président ou la Reine, sont autant d’icônes à la fois proches et inatteignables. On ne participe pas à la divinité ou à la citoyenneté, on y adhère (love it or leave it).
La pesanteur de ce carcan induit un repliement sur sa petite communauté d’appartenance, (xénophobe et raciste parfois), dont on attend solidarité et confort dans les temps difficiles. Et chaque dimanche, à l’office, on renouvelle en commun ce pacte de solidarité, de communauté proche, d’entraide, de chaleur et de sympathie. C’est cette petite communauté qui assume la solidarité collective autour de cette sociabilité toute spécifique promue par cette étroite réunion de citoyens. Dans ce contexte, contrairement à ce que nous avons vu pour le Québec, ce n’est plus le mouvement social, mais l’État qui devient subsidiaire. L’absence ou le retrait de l’État devient le gage et l’affirmation de la solidité du lien social. Sa présence, le symptôme d’un problème de sociabilité.
Quelle autonomie ?
C’est ici que nous rencontrons deux conceptions de l’autonomie. D’une part, pour l’héritier de la révolution tranquille, elle dépend de l’existence d’institutions et de la présence d’un État qui a promu une égalité de protection, « car pour les individus précarisés et menacés de perdre leurs supports protecteurs, tout n’est pas affaire de mobilisation personnelle », (Alain Ehrenberg, La Société du malaise, Odile Jacob, Paris, 2010), mais d’un besoin de protection pour sauvegarder leur indépendance. Plutôt que sur la protection, la vision américaine de l’autonomie d’autre part, met l’accent sur l’opportunité offerte à chacun de se réaliser. Alors qu’on parle ici d’égalité, on parle ailleurs d’égalité des chances. C’est très différent. Ici, on exige une action qui tend à l’égalité comme résultat, alors que là on postule l’abstention pour laisser à chacun la responsabilité de se construire socialement.
Ce sont-là deux versions de l’individualisme, deux manières de faire société, l’autonomie américaine étant caractérisée par trois aspects : l’indépendance, la coopération et la compétition où l’égalité tend plutôt vers une égalité d’opportunité dans laquelle il s’agit de rendre les individus capables de saisir des opportunités en les aidant à entrer dans la compétition. Cette situation implique le développement de pratiques consistant à aider les gens à s’aider eux-mêmes, pratiques que les Américains appellent empowerment. Aux États-Unis, « l’intervention publique doit rester subordonnée à la responsabilité de l’individu. À l’inverse, l’appel à la responsabilité individuelle devrait ici être subordonné à la protection de l’État qui manifeste la solidarité collective de la société. »
Dans ce contexte, «harmoniser», donc importer les formules américaines ou canadiennes, implique un chamboulement majeur pour la sociabilité québécoise construite sur d’autres bases. Le tripartisme évoqué a donné lieu à la reconnaissance étatique de l’action communautaire autonome. Imposer les formes (juridiques) de la sociabilité américaine, c’est précisément viser au cœur de ce qui fait la solidarité et le lien social. C’est peut-être pourquoi nos amis canadiens sont incapables d’appréhender nos structures d’action sur l’État et nos difficultés à entrer dans leur lobbying, et que nous avons de la difficulté à être solidaires de leur vision «subsidiaire», comme par défaut, de l’action de l’État. Cependant, mes récentes expériences de terrain m’amènent à faire l’hypothèse que, pour le gouvernement libéral, c’est bien de cela qu’il s’agit, de remettre en cause les conceptions de la Révolution tranquille pour arrimer le Québec à l’Amérique. Madame Jérôme-Forget n’annonce-t-elle pour le 7 décembre 2010 à la Grande Bibliothèque une conférence au titre-programme : « La Révolution tranquille : un héritage épuisé et paralysant?»
Changement de paradigme
De quoi s’agirait-il? Negri dans son dernier ouvrage : ‘Commonwealth’, propose
« l’idée générale que l’univers économique actuel (la production de richesses) a cessé de s’organiser autour de la fabrication industrielle d’objets de consommation manipulables, selon un modèle que la théorie économique, Marx compris, a finalement absolutisé. Désormais, le travail exprime et enrichit le tout de la vie (Hardt et Negri disent qu’il est « biopolitique »). Il plonge ses racines dans la personnalité (il est créatif et expressif). Au lieu de soustraire le travailleur à la sociabilité pour le diriger vers la matière morte, il l’installe dans une intersubjectivité vive, ce que traduit empiriquement l’importance actuelle des emplois voués aux relations humaines de soin, d’entretien et d’éducation. C’est dans ces domaines (le travail dit immatériel) que les profits se font et que les secteurs les plus dynamiques économiquement assurent la croissance des richesses. Cependant, la critique sociale commence au moment où l’on constate que les produits de ce nouveau travail sont accaparés privativement, freinant l’expansion du « commun » dont il provient. C’est ainsi que « le capital » devient le symbole d’une appropriation privée illégitime visant ce qui est a été originellement produit en commun et pour le commun. Hardt et Negri critiquent non pas l’autonomie aliénante du capitalisme comme « système », mais cet aspect bien particulier du capitalisme qu’est la privatisation, c’est-à-dire en fait, la sous-utilisation, des richesses produites en commun, un « vol » qui d’ailleurs explique aussi la misère des exclus.
C’est à ce processus d’accaparement de la richesse, à cette privatisation de l’action sociale commune que nous assistons en ce moment. Après avoir gelé depuis 1980 les salaires des travailleurs pour augmenter les profits du capital, il faut réduire les responsabilités de la redistribution confiées à l’État, en les faisant réaliser par d’autres. Comment ? On commence par soutenir les groupes reconnus, puis on leur confie par contrat des tâches qui traditionnellement étaient celles de l’État. Ensuite, on les met en concurrence d’abord avec des fondations privées (assimilées faussement à des groupes citoyens), puis carrément, à des groupes d’intérêts privés. En faisant passer les recettes de l’État dans les coffres des groupes privés, plutôt que de soulager la pauvreté, il s’agit de la rendre rentable. En «marchandisant» les services autrefois dispensés par l’État de bien-être, on privatise l’État social, en confiant des tâches aux Partenariats Publics Communautaires (PPC). On passe de 15 à 50 000 salarié-es du communautaire entre 2006 et 2010. Ensuite on ouvre ce secteur par des appels d’offre, aux fondations puis à n’importe quel entrepreneur. C’est par là que passe l’accaparement privé des fruits de la production sociale commune. L’extension de la contractualisation des groupes communautaires est un des moyens de cette privatisation.
Bifurcation de l’économie
Or quelle est la production sociale la plus importance aujourd’hui ? C’est la production immatérielle, le savoir-faire, les procédés, les brevets, les droits d’auteur, les programmes d’ordinateurs, les œuvres d’art…etc. Dans le système actuel, les compagnies doivent payer des taxes et impôts sur la valorisation de ces produits. Devinez alors ce qu’on nous prépare. Par le biais des OSBL qui ne payent pas d’impôts, il sera maintenant permis d’accumuler des intangibles hors prélèvements. Rien dans la loi n’empêche en ce moment la distribution des actifs entre les membres de l’OSBL en cas de dissolution, sauf interdiction spéciale aux statuts. C’est ainsi qu’on peut fantasmer l’évolution de la «nouvelle économie» du savoir et de la connaissance, produisant de l’immatériel, et accumulant son capital hors impôts dans des OSBL.
Reste un ferment de discorde dans nos rangs. Après avoir démasqué l’imposture de la «lutte à la pauvreté», nous sommes passablement divisés lorsqu’il s’agit de contrer une autre évolution. Depuis plus de 80 ans, l’action bénévole a accumulé un important capital de sympathie, et les organismes sans but lucratif sont vus favorablement dans la société. Cela repose probablement en partie sur le fait que jamais les objets économiques n’ont été considérés comme fondement et objet d’une action bénévole reconnue. Or, dans la logique déjà dénoncée de l’accumulation des actifs hors impôts, certains tenants de l’économie sociale voudraient faire reconnaître que la poursuite d’objets économiques puisse bénéficier du préjugé favorable aux OSBL. Qu’est-ce qui interdira alors aux grandes corporations de poursuivre leurs objets économiques tout en prétendant le faire sans but lucratif et sans impôts tout au long de l’existence de l’organisme, mais encaissant les profits au moment de la dissolution ? Où allons-nous alors ? Harmonisation, privatisation, défiscalisation, division, on est mal parti pour les luttes de l’automne.
Quel chemin explorer ?
Personnellement, je vois deux avenues. Il nous faut susciter un processus d’auto-identification dans le mouvement qui n’est plus populaire, mais qui est devenu communautaire. La distinction entre la défense des droits, l’éducation et la prestation de services ne tient plus aux yeux de l’État pourvoyeur, et de moins en moins à nos propres yeux. L’évolution me semble avoir atteint son terme et plusieurs des groupes dits ‘communautaires’ sont en fait des entreprises d’économie sociale si l’on veut.
Or ces entreprises fournissent certes des emplois à beaucoup de personnes, (on parle de 50 000 à ce jour), mais ce sont des emplois précaires, exigeants, non qualifiants et mal payés. Ne faudrait-il pas entreprendre la défense collective de tous ces exploité-es (massivement féminines) en les syndiquant ? Ce processus permettrait de dégager l’autre volet du mouvement citoyen, qui serait alors disponible pour une mobilisation pour le changement. J’en suis arrivé à une sorte de conclusion personnelle après une tournée qui nous a amené à rencontrer plus de 200 personnes engagées dans au moins 150 groupes : quand on regroupe les citoyens pour se donner des services, on ne peut les mobiliser que pour des meilleurs services et non pour changer la société.
Mobiliser, cela signifie participer à une action collective où l’on s’associe à d’autres pour dépasser sa seule mission et faire avancer les droits de tous. Ce n’est que si leur mobilisation vient de la participation à une action concrète qu’il est possible d’entrevoir un début de continuité. Or pour les inciter à participer, il faut les informer, ce qui implique de multiplier les occasions de présenter des informations et de tenir des discussions, sur tous les sujets possibles pour élargir l’auditoire. Il faut donc tenir des conférences, des colloques, des projections de film, des activités de financement…pour maintenir éveillée l’attention des gens et les inciter à revenir. L’existence même et la survie des groupes est donc une mobilisation, une action. C’est un lieu de définition et de sélection des besoins que l’on mettra de l’avant. Or définir les besoins, choisir les revendications, c’est exercer un pouvoir collectif, un pouvoir politique; C’est déterminer l’ordre du jour politique d’une société.
En y ajoutant la professionnalisation des personnels et la désaffection de nos assemblées générales, nous courrons probablement à l’échec si nous n’acceptons pas de voir que la privatisation de l’État de bien-être est notre principal écueil et que la défense politique du service public, universel, accessible et gratuit est notre revendication commune, même si cela risque de heurter certains de nos alliés qui participent à sa privatisation. Comment convaincre alors de renoncer à soumettre des projets de financement qui sont pourtant la condition de notre survie ? Sommes-nous à ce point asservis ?
Résumé d’une intervention lors d’un atelier organisé par le MÉPACQ, Victoriaville, 10 juin 2010