Entrevue avec Fo Niemi, Bochra Manaï et Anne-Marie Livingstone [1] avec Carole Yerochewski, Nouveaux Cahiers du socialisme, no. 25, hiver 2021
NCS – Plusieurs études ou enquêtes journalistes ont mis en évidence ce qui a aussi été constaté aux États-Unis, à savoir le taux de surinfection et de surmortalité parmi les populations racisées, en particulier les populations noires, dans les quartiers de Montréal-Nord, Parc-Extension et autres en lien avec la conjonction de facteurs d’inégalité[2]. Pourtant, des organismes communautaires comme Hoodstock et Parole d’excluEs à Montréal-Nord ont tiré la sonnette d’alarme très tôt auprès des pouvoirs publics. Comment expliquer cette inertie ?
Fo Niemi – Commençons tout d’abord par nuancer le portrait. Les statistiques nous montrent qu’il y a eu de forts taux de mortalité dans le quartier Côte-Saint-Luc. Or, c’est un quartier où il y a beaucoup de résidences pour ainé·e·s. Et la politique publique pendant le confinement a transformé ces résidences en prison pour les ainé·e·s, ce qui les a condamnés ! Maintenant, si on regarde les taux de surinfection, les quartiers touchés sont Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce et Montréal-Nord, et pour l’ensemble de Montréal, 60 % des personnes infectées sont des femmes. Celles-ci, qu’elles soient racisées ou blanches d’ailleurs, occupent en grand nombre les emplois dits essentiels, et ont subi l’épidémie de façon disproportionnée.
On doit aussi prendre en compte la configuration de ces quartiers : ils sont très peu pourvus en services publics. Ainsi à Verdun, il y a un seul hôpital et cela prend jusqu’à une heure par le bus pour se rendre au centre de dépistage. Même problème pour Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, où il n’y avait, au printemps dernier, qu’un seul centre de dépistage pour toute la population, et la partie la plus pauvre du quartier en est très éloignée. Comment limiter la propagation du virus quand les personnes ne peuvent venir se faire tester ? D’autant que les premiers mois, on exigeait que les personnes présentent des symptômes pour accepter de leur faire passer un test, en raison de l’insuffisance des moyens dus à la réforme Barrette en santé. On ne pouvait pas se déplacer en bus avec des symptômes. Or, qui prend plus souvent le bus si ce ne sont les femmes et les personnes âgées ?
Pour comprendre, il faut donc avoir une lecture intersectionnelle. Le facteur commun parmi les éléments systémiques, c’est le statut socioéconomique des personnes, le problème de la pauvreté, qui concerne plus souvent les femmes, les ainé·e·s et les populations racisées ou immigrantes. C’est un facteur à entrecroiser avec les autres si l’on veut avoir un portrait fidèle de ce qui s’est passé, et si l’on veut mettre en lumière à quel point l’accessibilité au système de soins est dépendant du statut socioéconomique, à quel point la structure de l’organisation des services de santé, en particulier les conseils d’administration des CIUSSS[3] qui ne sont pas représentatifs des populations locales, est discriminatoire en raison de la race, du genre et de la classe sociale des personnes.
Bochra Manaï – C’est vrai qu’on ne peut pas faire une lecture seulement sur le plan du racisme systémique des impacts de la pandémie : tous les habitants de ces quartiers montréalais vivent les injustices territoriales, notamment le manque d’investissements dans les transports collectifs. Ils et elles vivent parfois dans des déserts institutionnels : par exemple, Parole d’excluEs a longtemps réclamé une clinique de proximité dans le Nord-Est. Certains espaces peuvent aussi être considérés comme des déserts alimentaires.
D’ailleurs, l’insécurité alimentaire est un autre enjeu territorial important. Les premiers messages qu’on a commencé à recevoir à Parole d’excluEs et à Panier Futé, ce sont ceux de personnes qui nous écrivaient ceci : « À partir de telle date, on n’a plus rien ». Le chèque n’arrivait que le 1er avril, les organismes qui travaillaient comme banques alimentaires avaient fermé, en attendant de bien s’organiser. Mais les besoins ont explosé, plein de personnes ont perdu leur travail, l’insécurité financière a créé énormément d’insécurité alimentaire. Cela s’est en partie résorbé avec l’arrivée de la PCU[4]; on a aussi réajusté le tir avec nos activités en proposant les paniers solidaires qui continuent d’être distribués par Panier Futé Coop et qui sont appuyés par beaucoup de bailleurs de fonds.
Un autre problème est la fracture numérique : il y a beaucoup de familles qui ne peuvent se payer un ordinateur pour chaque enfant. C’est autant un enjeu qu’un révélateur de l’entrecroisement des facteurs d’inégalité. Ainsi, pour des ménages qui avaient besoin de faire des demandes de soutien financier au gouvernement, il fallait avoir accès à un ordinateur. Toutes les informations du gouvernement passaient par les réseaux sociaux; on tenait pour acquis que les gens avaient la capacité de se connecter à Internet. Mais ce n’est pas le cas. Le Sommet socioéconomique pour le développement des jeunes des communautés noires a obtenu un financement de la Fondation Chagnon de près de 260 000 $, pour favoriser cet accès dans plusieurs endroits de la ville, notamment à Montréal-Nord. Notre partenaire Hoodstock a été un des relayeurs du Sommet pour distribuer des tablettes dans les familles vivant cette fracture numérique. C’était toutefois insuffisant par rapport aux besoins. Un tiers de la population de Montréal-Nord a moins de 25 ans. Tous ces jeunes ont des besoins de connexion pour l’éducation. Les écoles ont aussi transmis des tablettes aux familles après l’annonce du ministre de l’Éducation. En fait, cela aurait dû être un investissement de la Ville de Montréal; c’est à l’État d’apporter des réponses structurelles, comme cela se passe dans certains pays. Hoodstock a porté très fort cette demande : que la ville investisse dans des bornes wifi gratuites, à l’exemple du Plateau-Mont-Royal. Par ailleurs, certains partenaires étaient extrêmement frileux par peur des rassemblements en temps de pandémie.
NCS – On avait peur de rassemblements à Montréal-Nord, mais pas sur le Plateau Mont-Royal ?
C’est une excellente question. À Montréal-Nord, on ne comprenait pas non plus cette frilosité, les gens portaient déjà un masque. Ce dont on a peur, c’est que des jeunes se rassemblent, et les jeunes de Montréal-Nord ont un certain profil. Ils n’étaient plus à l’école, ce qui a eu d’énormes effets sur leur capacité à rester en connexion, à un âge où c’est primordial de socialiser, notamment pour ne pas décrocher de l’école.
Dernier enjeu enfin, celui de l’exiguïté des logements dans certains secteurs; beaucoup de personnes qui travaillent à Montréal-Nord sont des travailleurs essentiels, des préposées, mais aussi des caissières, etc. Cette population qui se déplace par les transports en commun prend le risque d’attraper la COVID-19, mais aussi de la transmettre, et si cette personne habite dans un immeuble à quatre ou six appartements, eh bien ! l’immeuble devient aussi une zone de contagion potentielle.
Tous ces enjeux, nous les connaissions bien, nous, les différents organismes présents sur le territoire. Nous avions déjà fait une énième intervention auprès des médias pour informer sur les lacunes bien connues et qui persistent sur ce territoire. Ce n’était pas vraiment une surprise que la COVID révèle à ce point les disparités, les inégalités et toutes les difficultés de ce territoire. Le problème, c’est que les pouvoirs publics, les élu·e·s aient un peu tardé à se manifester. Tous les organismes intervenant à Montréal-Nord ont annoncé qu’une catastrophe pouvait se produire à certains endroits. Mais contrairement à l’intervention en matière d’itinérance au début de la pandémie, ce ne sont pas des élu·e·s, mais de l’organisme Fondations philanthropiques canadiennes qu’est venue l’initiative de penser à coordonner les politiques d’intervention en direction de ces quartiers à peu près abandonnés par les services publics..
NCS – Finalement, vous illustrez l’importance d’avoir une analyse authentiquement intersectionnelle…
Oui, il faut avoir une lecture à multiple focale si l’on veut comprendre ce qui se produit à Montréal-Nord. Beaucoup de Blancs y vivent, mais ils ne subissent pas le racisme systémique, ils vivent les effets d’un territoire éloigné et délaissé. Cela a d’ailleurs été souligné dans le mémoire déposé pour la consultation sur le racisme systémique de la Ville de Montréal[5] par Parole d’excluEs, avec la vocation de représenter une perspective générale sur Montréal-Nord.
Concernant les enjeux de racisme, quand on regarde la composition des travailleurs essentiels, il était évident qu’il y aurait des répercussions sur les quartiers où vivent les populations racisées et où se concentrent des nœuds de pauvreté. Il y a une énorme frilosité de la part des pouvoirs publics qui n’ont pas voulu compiler de données sur l’ethnicité. Pourtant la Direction régionale de la santé publique de Montréal savait que les travailleurs essentiels habitaient ces quartiers. Mme Mylène Drouin, la directrice, avait mentionné dans un point de presse que le taux important d’infection à Montréal-Nord s’expliquait par le grand nombre de travailleuses et travailleurs de la santé qui sont de ce quartier. Et ce sont évidemment beaucoup de femmes, notamment des Haïtiennes, parce qu’elles constituent une large partie de ces travailleuses. Les institutions ne se sont pas hâtées pour prévenir les risques.
Lorsqu’on parle de racisme systémique, il est nécessaire de considérer l’élément systémique, c’est-à-dire le politique et l’institutionnel, autant que les échelles plus micros. Quand on est une femme seule arrivée d’Algérie il y a cinq ans, avec des enfants, la pandémie a constitué un moment intense : être monoparentale, avec quatre enfants dans un quatre et demi, la garderie fermée. La COVID a ainsi mis le projecteur sur les conditions difficiles de logement et la crise des loyers qui touche même ces quartiers. Pour cette partie de la population, on peut dire qu’il est nécessaire d’avoir aussi une lecture en matière de racisme systémique et d’intersectionnalité.
NCS – Vous soulignez aussi tous les trois la nécessité de collecter des données sur l’origine ethnique, l’appartenance à un groupe racisé. Le Québec ne l’autorise pas ?
Pour avoir une approche holistique, il est nécessaire d’avoir une vision multifactorielle. Nous avons réclamé dès avril dernier de collecter des données non seulement sur le statut socioéconomique, l’âge, le sexe, mais aussi sur l’ethnicité, la race et les langues. La collecte des données démographiques sur plusieurs de ces éléments fait partie des recommandations de la Commission Viens pour les populations autochtones. Et nous avons au Québec une loi sur l’accès à l’égalité en emploi qui impose des obligations aux entreprises et administrations publiques ainsi qu’un programme pour leurs sous-traitants du secteur privé. La collecte de données sur la race ou l’origine ethnique est donc déjà permise à cette fin. Pourquoi ne pas l’étendre à l’accès aux services publics et aux services sociaux et de la santé ? En l’absence de ces données, on masque l’ampleur et la nature des disparités socioéconomiques.
Anne-Marie Livingstone – Dans le cadre de mon travail de terrain pour ma thèse sur les politiques sociales et les inégalités raciales au Canada dans une perspective comparative, à Toronto et Montréal[6], j’aurais souhaité procéder à des analyses statistiques sur les enjeux racialisés, mais j’étais surprise de constater à chaque fois qu’au Québec, il n’y a aucune catégorisation qui permette de prendre en compte ces données, c’est un obstacle majeur. Comment expliquer une telle résistance ?
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N. – Il faut remonter à 1991-1992, quand la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a fait une étude sur la représentation des jeunes racisés dans le système de protection de la jeunesse; elle y a découvert une présence disproportionnée des Noirs et des Latino-Américains. Cela a provoqué une telle controverse qu’on a décidé de ne plus recueillir de données basées sur ces caractéristiques. Il y a depuis une résistance institutionnalisée à admettre qu’il y a du racisme systémique au Québec. C’est pourtant aussi peu scientifique que de ne pas reconnaître les changements climatiques.
NCS – Comment expliquer cette résistance à admettre le racisme au Québec ?
Je crois qu’il y a une tendance lourde dans le monde occidental depuis les années 1990, et que l’élection de Trump a reflétée en 2016 : c’est la montée d’un conservatisme autoritaire, avec un repli nationaliste.
A.-M. L. – Au Québec, ce tournant à droite coïncide avec la montée de l’Action démocratique du Québec qui commence à influencer le discours politique des autres partis à partir des années 2000. En outre, j’ai découvert à travers ma recherche qu’il y a une très faible intégration politique des groupes racisés au Québec comparé à l’Ontario; il y a peu de représentantes et représentants racisés dans les partis politiques – ou alors, comme au Parti libéral, c’est une sorte de tokénisme[7].
Comparé à une ville comme Toronto, il y a eu moins de mobilisation politique des communautés racisés à Montréal : un des obstacles est la quête nationaliste du Québec, qui domine le débat politique et qui, depuis plusieurs années, génère une opposition (symbolique ?) entre la lutte des personnes racisées et les intérêts de la majorité francophone. En lien avec la politique interculturelle, le Parti québécois a introduit un règlement en 1989 qui interdisait aux organismes recevant du financement du gouvernement provincial de continuer à travailler uniquement pour ce qu’on appelait une « communauté culturelle ». À partir de ce moment-là, les organismes qui travaillaient pour les communautés noires ou autres ont dû modifier leur mandat et travailler auprès de populations multiculturelles. Ce qui a en réalité réduit ou supprimé les canaux d’expression collective des populations racisées.
On a alors vu émerger sur le terrain des logiques conflictuelles entre organismes communautaires qui, parallèlement, étaient instrumentalisés par l’État comme sous-traitants de sa politique. Quand j’effectuais mon travail de terrain de thèse, je constatais dans le quartier Saint-Michel, qui est un quartier historiquement noir, à forte représentation haïtienne, que des organismes communautaires qui avaient longtemps servi les jeunes Noirs, semblaient éloignés des tables de concertation du quartier et moins bien subventionnés que les organismes dédiés à une population multiculturelle. De plus, il y avait une sous-représentation des professionnels noirs à la direction des organismes à vocation multiculturelle.
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N. – Dans les années 1990, on a assisté à deux virages importants, dont on subit encore les impacts. En Ontario, c’est le virage conservateur avec Mike Harris : la première chose qu’il a faite, c’est de liquider la loi en matière d’équité en emploi et de congédier la commissaire de l’équité salariale, Mme Juanita Westmoreland-Traoré. Au Québec, c’est le référendum de 1995, quand les groupes ethniques ont été blâmés pour la défaite. Cela a renforcé le virage décrit par Anne-Marie Livingstone, qui consiste à défaire tout ce qui parait ethnospécifique, qui pourrait aller à l’encontre de l’intérêt national. Il y a eu ensuite le discours comme quoi, c’est trop cher, qu’on ne peut plus soutenir chaque groupe dans son coin, et enfin, le virage conservateur qui s’est traduit par la volonté de transformer le secteur communautaire en un prolongement de l’action de l’État. On en a vu l’impact lorsqu’on a réduit les services publics et le soutien à tout ce qui représente la diversité. Finalement, avec le 11 septembre 2001, la diversité est devenue un danger pour la sécurité nationale.
NCS – Et aujourd’hui ?
A.-M. L. – Il y a un gros problème avec les politiques d’immigration qui ont encore été réformées et qui donnent la priorité à l’immigration économique. Les mesures de soutien envers les réfugié·e·s et les regroupements familiaux ont été réduites; bref, le travail effectué pour l’intégration des immigrantes et immigrants qualifiés est innommable.
Et nombre d’immigrants qualifiés quittent le Québec dès qu’ils le peuvent pour d’autres provinces, pour Toronto notamment.
NCS – Pourquoi la situation est-elle différente en Ontario ? Cela parait tellement contre-intuitif compte tenu de l’alternance entre conservateurs et libéraux à la tête de cette province.
A.-M. L. – En Ontario, ce n’est pas parce que le gouvernement est plus clairvoyant que les politiques sociales sont plus pertinentes à l’égard des jeunes racisé·e·s, c’est parce que les mouvements sociaux, en particulier les mobilisations des groupes racisés, sont beaucoup plus présents et reconnus. Également, étant donné l’influence plus grande de la municipalité sur la province, les mouvements sociaux locaux ont pu avoir une portée plus importante.
NCS – Il y a eu des mobilisations d’ampleur depuis cet été contre le racisme au Québec.
Cela me fâche qu’il faille la mort de George Floyd pour que les institutions réagissent, car des personnes meurent de la violence policière depuis longtemps au Canada…
On a vu 10 000 personnes pour dénoncer, mais trois semaines plus tard, le Service de police de la Ville de Montréal adoptait une politique sur les interpellations qui approuvait la discrimination systémique au nom de la lutte contre les incivilités, et seules quelques personnes s’en sont émues. Puis est arrivée l’affaire Echaquan[8], on proteste… Parallèlement, j’ai un collègue qui passe sa journée au Tribunal du travail face à un dirigeant syndical qui dit : « Oh ! vous savez, appeler quelqu’un avec ce crisse de mot en n, c’est comme se moquer de sa calvitie; c’est une dispute personnelle, ce n’est pas du racisme ». Bref, le racisme systémique est toujours là. Et on peut aussi souligner à quel point les communautés asiatiques sont visées comme boucs émissaires de la pandémie et subissent des agressions.
A.-M. L. – La tâche est énorme au Québec à cause de l’aveuglement – institutionnel ? – autour du racisme systémique. Un peu sur le modèle des sommets sur l’économie et l’emploi qui se sont déroulés au Québec, il faudrait au Canada des états généraux sur le racisme systémique à l’égard des immigrants, des Autochtones, afin d’avoir une vision globale.
NOTES