Qui en profite lorsque des réfugiés sont expulsés des camps vers des zones de travail vouées à l’industrie du vêtement et de la téléphonie mobile ?
Expulsion de réfugiés, confiscation de terres, capitalisme du désastre – on ne peut raconter l’histoire de Haïti sans évoquer tout cela. Huit mois après le tremblement de terre, beaucoup des 1,7 millions d’Haïtiens vivant sous des bâches en lambeaux dans des camps sordides autour de Port-au Prince sont contraints de quitter leur ville de tentes qu’ils ont installées sur des terrains privés. Entre-temps, des entreprises, anxieuses de récupérer les miettes du désastre, se ruent pour profiter de journées de travail en déplaçant les réfugiés vers de nouveaux camps dont certains sont conçus pour fonctionner comme des zones de développement industriel. Et personne n’est là pour les en empêcher.
En mars, les propriétaires terriens et les autorités policières ont commencé à expulser les déplacés de leurs cités de fortune sur ordre des propriétaires de terres où étaient installés ces camps. International Action Ties (IAT), une agence communautaire de développement de proximité oeuvrant à Haïti affirme que les autorités évacuent régulièrement les camps. L’Organisation internationale pour les migrations, qui chapeaute l’aide internationale au tremblement de terre, s’est avérée incapable d’empêcher les expulsions et a été réduite à jouer les médiateurs entre les propriétaires terriens et les occupants des camps. Un rapport récent d’AT donne des images directes d’expulsions par la police haïtienne dans les communes de Delmas et de Cité Soleil : les bulldozers démolissant de frêles abris, des policiers jouant du bâton et tirant en l’air ainsi que plusieurs cas d’agressions sexuelles. IAT attaque le gouvernement haïtien et les intervenants de l’ONU ainsi que la communauté des ONG pour ne pas défendre les réfugiés.
Et il y a une énorme embrouille : il n’est même pas certain que ces propriétaires terriens détiennent effectivement les titres de propriété sur les terres dont sont expulsés les réfugiés.
Des lois confuses sur le droit à la propriété empoisonnent Haïti depuis ses origines. Le caractère nébuleux et ambigu des revendications des propriétaires contribue à aggraver l’état actuel de catastrophe. Le premier dirigeant du Haïti post-colonial, Jean-Jacques Dessalines, imposa une redistribution radicale des terres au début des années 1800, répartissant les terres de plantations entre les esclaves libérés. Mais après son assassinat, la réforme fut interrompue et les chefs militaires s’approprièrent les anciennes plantations. La politique foncière devint de plus en plus confuse au fil des dictatures. Dans les années 50 et 60, François “Papa Doc”Duvalier distribua la terre à Ses Tontons Macoutes ou les abandonna à des accapareurs. Dans les années 80, de nouvelles tentatives de normalisation du droit sur les terres échouèrent.
Le 11 janvier 2010, le jour avant le tremblement de terre, 85 % des habitants de Port-au Prince habitaient sur des terres à la propriété contestable. « Il n’y a aucun cadastre qui permette de dire à qui la terre appartient », dit Julie Schindall d’Oxfam. « Pour chaque parcelle, il peut y avoir jusqu’à trois personnes revendiquant la propriété pour l’une ou l’autre bonne raison. » . IAT estime que 70 % environ des prétendus propriétaires terriens ne disposent pas des titres de propriété dont ils se prévalent et demande un moratoire sur les expulsions jusqu’à ce que ce problème de droits de propriété soit résolu. Entre-temps, ce doit être de la responsabilité de la mission de stabilisation des Nations Unies à Haïti, conformément à son mandat, d’y assurer le respect des droits de l’homme. Cela comporte le droit à l’abri et au logement. La législation haïtienne, ajoute Schindall, interdit clairement les expulsions forcées.
La voie à suivre semble évidente : définir la législation et l’attribution des terres avant de raser les abris et d’expulser des camps les blessés, les malades et les mourants. Mais en mars, le président René Préval, sous la pression des propriétaires terriens et des milieux d’affaires, a ordonné aux organisations d’aide d’interrompre la distribution de nourriture (à l’exception toutefois des femmes enceintes et des enfants). Ce qui fut perçu comme un moyen de pression pour forcer les camps à se démanteler.
En l’absence d’une autorité gouvernementale, les ONG et les milieux d’affaires remplissent le vide et profitent de la situation. Ainsi, Nabatec, un consortium appartenant aux familles haïtiennes les plus puissantes et World Vision, une organisation humanitaire chrétienne, projettent de développer une nouvelle ville à l’intention de 300.000 Haïtiens déplacés avec des usines de production de vêtements, des maisons, des magasins et des restaurants. Cette nouvelle zone industrielle se situera à Corail Cesselesse, à neuf miles de Port-auPrince. Nabatec est propriétaire de la terre où vivront les réfugiés et prétend obtenir une part des 7 millions de $ que le gouvernement haïtien pourrait verser aux propriétaires qui abandonneraient leurs droits sur ce site.
“Une fois que je transfère les gens à Corail, ils ne dorment plus bien “, affirme Melinda Miles, directrice du groupe d’aide KONPAY. « Cela fait 40.000 personnes parquées au milieu du désert » . Elle affirme que Corail Cesselesse, comme les autres camps, n’a plus reçu de distribution de nourriture correcte au cours des deux derniers mois ; les enfants y ont les cheveux oranges, signe de malnutrition. Et Nabatec s’est institué en chien de garde commercial pour les compagnies privées qui souhaitent s’établir à Corail, notamment une usine de vêtements sud-coréenne et une entreprise vietnamienne de téléphonie cellulaire.
Dans la mesure où la plupart des ONG sur le terrain se désintéressent de la problématique des expulsions, beaucoup d’Haïtiens déplacés restent à la merci de propriétaires anxieux de récupérer leur terre. Ils sont pris entre un gouvernement impuissant et un afflux d’investisseurs étrangers désireux de capitaliser à bon compte sur un pays ruiné – juste au moment où la saison des ouragans bat son plein.
Merci à Investig’Action
Source: http://www.michelcollon.info/Haiti-Les-capitalistes-fondent-sur.html
Date de parution de l’article original: 14/09/2010
URL de cette page: http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=2664