Les Cahiers du socialisme sont une revue publiée à Montréal de 1978 à 1984. D’abord centrée autour du nationalisme de gauche, la revue s’oriente davantage vers le socialisme à partir du numéro 7 puis vers les questions internationales et culturelles dans les derniers numéros, avant de cesser sa publication à la suite du numéro 16. La revue est animée principalement par des professeur.es du département de sociologie de l’UQAM et a le statut de revue scientifique malgré qu’elle délaisse souvent l’analyse au profit du positionnement politique. La revue se dissocie des organisations d’extrême-gauche comme des partis politiques et des syndicats, se voulant un lieu d’analyse indépendant, mais se lie de fait à des groupes socialistes. Les articles les plus pertinents de la revue restent d’ailleurs ceux de la « période socialiste » des Cahiers, qui sont les plus engagés et les plus significatifs politiquement.
Faisant le bilan de son parcours ainsi que de l’état des publications de gauche au tournant des années 1980, les Cahiers du socialisme publient dans le numéro 8 (automne 1981) un éditorial critique traitant ces questions. La revue est alors en repositionnement théorique et cherche à évaluer son rôle dans l’univers des publications radicales au Québec, cherchant notamment à être moins académique et plus attentive à la lutte des classes. Nous republions ici cet éditorial qui offre à la fois une présentation des groupes et des publications de gauche actifs dans les années 1970 ainsi que l’appréciation critique des Cahiers vis-à-vis de ceux-ci. L’éditorial offre ensuite un aperçu du projet politique défendu par la revue, à savoir un socialisme devant mener le Québec à l’indépendance.
Notons enfin que les Cahiers du socialisme ont une postérité littéraire dans la revue des Nouveaux cahiers du socialisme (publiés depuis 2009) qui se réclament directement des Cahiers des années 1980. Les idées des premiers Cahiers sont aussi reprises par Québec Solidaire, qui reconduit donc certaines apories présentes dans la revue. Le parti politique reste aux prises avec la contradiction interne du « réformisme socialisant » en régime capitaliste, avec le rôle contradictoire des syndicats – collaborant avec le patronat – dans la lutte pour le socialisme ou encore avec le problème du dépassement du nationalisme québécois puisque celui-ci se base sur une souveraineté coloniale inconciliable avec les droits des peuples autochtones. Cette convergence des idées entre Cahiers des années 1980, Nouveaux cahiers du socialisme et Québec Solidaire est très perceptible dans le présent éditorial de 1981.
Les Cahiers, les revues, la conjoncture
Par Pierre Milot et Jean-Guy Lacroix (pour le Comité de rédaction)
La problématique « indépendance et socialisme » avait, dans les années 60, regroupé les progressistes autour de la revue Parti Pris ; dans une moindre mesure la revue Socialisme (devenue par la suite Socialisme Québécois) avait joué un certain rôle dans l’élaboration et la diffusion de cette problématique.
Avec l’éclatement de Parti Pris et le passage d’une partie de ses collaborateurs au PQ, avec les « évènements d’Octobre » et leurs conséquences pour l’ensemble du mouvement ouvrier et populaire, avec le développement du courant contre-culture endigué au sein de la revue Mainmise au début des années 70, la problématique « indépendance et socialisme » s’est progressivement canalisée dans l’appareil péquiste tout en s’élaguant de ses postulats fondamentaux (et plus particulièrement ceux concernant la question du socialisme).
Ce processus devait s’accélérer avec l’arrivée de la presse marxiste-léniniste (La Forge, En Lutte !, etc.) qui mettait de l’avant le projet d’un socialisme canadien, reléguant la question nationale dans les abîmes du nationalisme bourgeois. C’est ainsi que des revues comme Mobilisation et le Bulletin populaire en vinrent à adopter la conception d’un socialisme pan-canadien, la question nationale devenant une « contradiction secondaire » selon la grille d’analyse maoïste appliquée par les « m-l » canadiens, au milieu des années 70.
Il faut se rappeler qu’en 1972, lorsque Charles Gagnon publia « Pour le Parti Prolétarien » (brochure qui donna naissance au groupe En Lutte !), il y était question de socialisme québécois : ce n’est qu’en 1974, au moment où en En Lutte ! s’ajusta à la politique extérieure chinoise des « trois mondes » que la thèse du socialisme canadien fut mise de l’avant. Puis en 1975 avec l’arrivée de la Ligue Communiste (marxiste-léniniste) du Canada (qui donnera naissance au PCO), la défense de l’indépendance nationale… du Canada sera lancée comme mot d’ordre : la Ligue ira même jusqu’à proposer l’appui des marxistes-léninistes à l’augmentation du budget militaire du gouvernement fédéral ! L’application de la « théorie des trois-mondes » au Canada avait donc produit l’équation suivante : il faut défendre l’indépendance nationale du Canada, pays du « second monde », contre l’impérialisme américain (pays du « premier monde »), et par conséquent s’opposer à toute déstabilisation de la structure canadienne par la question nationale1.
Les thèses « m-l » eurent une influence considérable parmi certaines revues socio-culturelles de cette époque. C’est ainsi qu’entre 1977 et 1978 deux revues (Stratégie et Champs d’application) se sont littéralement sabordées pour se mettre « au service du prolétariat canadien » (i.e. rallier les rangs de la Ligue ou d’En Lutte !), tandis que Chroniques s’est dissoute suite à une longue polémique avec Stratégie et Champs d’application à propos du réalisme socialiste et du marxisme-léninisme sur le front culturel.
Documents divers de l’organisation En Lutte ! (1972-1982) et d’autres groupes marxistes-léninistes.
Bien que la revue Possibles aie publié depuis 1976 quelques numéros où soufflait la brise d’un nationalisme autogestionnaire bien éloigné de la bourrasque « m-l », il faudra attendre 1978 et la parution du Temps fou, d’Interventions critiques en économie politique et des Cahiers du socialisme pour voir réapparaître un certain type de questionnement sur les formes de transition au socialisme, la nature de classe du projet péquiste, de même qu’une redéfinition des stratégies de résistance basées sur les groupes autonomes et les alternatives régionales (dont la revue Focus du Saguenay-Lac-Saint-Jean est un reflet actif).
Si Le Temps fou palliait à un manque au niveau de la « critique de la vie quotidienne », les Cahiers quant à eux répondaient à un « vide théorique » dû au rabaissement de la question nationale par le pouvoir péquiste et à la réduction dogmatique du socialisme par l’orthodoxie marxiste-léniniste.
Avec l’avènement des années 80 et « l’impasse » causée par les résultats du référendum, c’est à une restructuration des forces progressistes que l’on assiste : la problématique « indépendance et socialisme » revient en filigrane mais à partir de postulats nouveaux axés sur la critique des pratiques politiques antérieures. C’est ainsi que la publication du mensuel Presse-libre, au début de l’année dernière, est venue soulever un fond d’air frais parmi les militants syndicaux et les membres des groupes populaires.
D’autre part, bien des choses ont « évolué » dans la presse « m-l », et plus particulièrement au sein du journal En Lutte ! qui a innové en instituant dans ses pages une chronique (plus ou moins régulière) sur les « Débats au sein de la gauche ». En fait, cette chronique à surtout servi de tentative de rapprochement avec la gauche socialiste québécoise : c’est dans cette optique qu’ont été analysés les livres de Bourque-Dostaler (« Socialisme et indépendance »), de Dézy-Ferland-Lévesque-Vaillancourt (« La conjoncture au Québec… »), de même que le recueil collectif « L’impasse » (sous la direction de Laurin-Frenette et Léonard). En parallèle à cette démarche qui a toutes les allures d’une opération tactique de survie politique, le journal En Lutte ! s’est lancé dans la publication de « Documents pour la critique du révisionnisme », où l’on se pose de « sérieuses questions » sur Staline, les années 30 en URSS et sur les « erreurs » de la IIIe Internationale ! Au printemps dernier, le journal annonçait la faillite d’En Lutte ! dans sa tentative de reconstruction d’une nouvelle Internationale monolithique (programme et statuts communs, etc.), et un article récent proposait l’hypothèse qu’En Lutte ! abandonne son projet de parti prolétarien et se réorganise à la façon du groupe italien Lotta Continua. Un débat intéressant à suivre pour la gauche socialiste québécoise, mais qui laisse perplexe à bien des égards. Quant au PCO, mieux implanté dans les syndicats, il poursuit une démarche moins dogmatique qui le démarque peu à peu du maoïsme d’antan.
Quelques numéros de la revue Le Temps fou (1978-1983).
C’est dans ce bouillonnement des nouvelles pratiques politiques et culturelles que les Cahiers du socialisme entendent s’inscrire dans les mois et les années à venir : déjà l’éditorial du numéro 7 (hiver-printemps 81) avait posé les balises d’une certaine relance de la revue à partir d’un socle moins académique et plus près de la mouvance des alternatives actuelles.
La « crise du marxisme » engendrée par les pratiques politiques des pays du « socialisme réel », le rejet de certaines formes organisationnelles hyper-centralisées par le mouvement féministe, ont entraîné la remise en question des relations parti-syndicats (l’exemple polonais n’a plus à être rappelé) et des rapports hiérarchiques hommes-femmes (les scissions provoquées par des femmes au sein d’organisations politiques en témoignent). La question nationale québécoise et la lutte des Autochtones ne constituent pas une problématique séparée, et c’est à ce titre que les Cahiers entendent s’interroger et débattre par des textes théoriques de fond, des analyses conjoncturelles et des dossiers thématiques.
C’est donc la conjoncture actuelle qui a déterminé l’objectif de la transformation des Cahiers, c’est-à-dire faire de la revue un instrument de réactualisation de la problématique « indépendance et socialisme » et montrer la nécessité du projet de société qui en découle. Il s’agit en somme de faire des Cahiers un outil de discussion s’inscrivant dans la convergence présente d’initiatives militantes (le Regroupement des militants pour le socialisme, le Comité des 100, le Centre de Formation Populaire, etc.), dans une ouverture à une pluralité de gauche.
Cette perspective « ouverte » vise à assurer que dans cette effervescence d’idées se développe un projet unifié de société par l’enrichissement des diverses propositions et non pas par un réductionnisme auquel conduirait une démarcation par la négative et le ralliement à un dogme, tel que nous l’a montré la « lutte pour l’unité » des « m-l » canadiens par le passé.
Quelques numéros des revues Champs d’application (qui se saborde au profit de l’organisation En Lutte !) et Chroniques (1975-1977).
La conjoncture actuelle semble se caractériser par la démarcation positive, la mise en lumière des points de rapprochement. On peut même affirmer qu’émerge, sur la base des leçons tirées de l’expérience politique des pratiques militantes antérieures, un mouvement de convergence de la gauche socialiste québécoise autour du projet « socialisme et indépendance » (il faut noter qu’ici l’inversion des termes n’est pas qu’une simple nuance sémantique mais un effet politique qui postule un objectif stratégique).
L’idée que le projet alternatif de société doit intégrer conjointement socialisme ET indépendance est de plus en plus partagée, par rapport à l’ancienne tactique de l’indépendance d’abord, le socialisme ensuite.
Les dix dernières années ont été déterminantes dans l’évolution de cette analyse historique. D’une part la vague « m-l », malgré sa relative importance, n’a pas conduit à une unification populaire dans un projet de société, d’autre part la gestion sociale péquiste, avec son lot de désillusions chez les militants des syndicats et des groupes populaires, a fait en sorte que malgré son accession au pouvoir et sa réélection le PQ n’a pu imposer au peuple québécois son projet de Souveraineté-Association.
L’actuel mouvement de convergence, au sein de la gauche socialiste québécoise, cherche à lever l’obstacle historique que constituait pour le peuple québécois la traditionnelle division de l’indépendance et du socialisme, division faisant du socialisme une question séparée de l’indépendance. C’est ce postulat qui a fait que les organisations de gauche ont toutes trébuché sur la question nationale par le passé. Avec pour conséquence que ni le vieux PCC (Parti Communiste Canadien), ni le NPD (Nouveau Parti Démocratique), ni les « m-l » canadiens n’ont réussi à véritablement s’implanter au Québec et à être légitimé par les couches populaires et ouvrières québécoises. À l’inverse, le nationalisme « traditionnel » comme le nationalisme « moderne » de la Révolution tranquille et de la Souveraineté-Association n’ont jamais intégré les revendications ouvrières et populaires que pour les détourner de leurs objectifs propres, au nom de la Nation. Le peuple québécois s’est toujours tôt ou tard détaché de ces mouvements et partis politiques : c’est ce que montre la « rupture populaire » avec le duplessisme, avec la Révolution tranquille, et c’est ce qui pend au nez du PQ qui, le sachant fort bien, tente de raviver la flamme (même celle « de gauche » !) de ses adhérents par un appel à la survie de la communauté nationale.
Marcel Pepin (1926-2000), président de la Confédération des Syndicats Nationaux (CSN) de 1965 à 1976, instigateur du Comité des 100 et de leur manifeste puis fondateur du Mouvement Socialiste du Québec en 1981.
La question nationale doit être abordée nécessairement et prioritairement par le point de vue des couches ouvrières et populaires : c’est le projet socialiste qui doit donner tout son sens à la revendication d’indépendance. Cette échappée interdit donc de penser une quelconque fraction de la bourgeoisie québécoise comme un allié ou d’imaginer accorder une nouvelle « chance au coureur ». Ce projet socialiste ne pourra s’élaborer qu’en solidarité avec les peuples autochtones et les travailleurs immigrés.
Mais doit-on considérer que la problématique « socialisme et indépendance » constitue le seul axe du projet alternatif ? N’y a-t-il pas d’autres composantes de réflexion et de revendications qui doivent se fusionner dans ce projet et ainsi enrichir cette alternative de société par les solidarités multiples bien qu’autonomes ? Comme nous le mentionnions plus haut, la question des femmes constitue un élément fondamental de questionnement des pratiques politiques passées. Cette attitude témoigne d’une rupture avec l’analyse dogmatique qui centre toute sa théorisation et sa stratégie autour d’une « contradiction principale » sous laquelle sont subsumées toutes les « contradictions secondaires », au fur et à mesure qu’elles surgissent ou resurgissent dans un contexte donné.
Proposer que la revue soit un instrument de débat concerne donc en premier lieu l’interrogation sur l’identification et l’articulation des axes structuraux de socialisme comme processus de rupture du capitalisme, ce qui implique une analyse historique des sociétés dites socialistes, les pays du « socialisme réel ».
Il faudra chercher à saisir la signification des pratiques politiques nouvelles, les analyser, les critiquer, en révéler les contradictions, témoigner de leur existence. Bref, faire place à la pratique sociale tout en travaillant à la théorie de cette pratique.
Le Comité de rédaction compte annoncer à l’avance la thématique de certains numéros à venir, de sorte que des dossiers puissent être montés à partir de groupes ou d’individus œuvrant dans divers champs : ainsi le numéro 9 devrait simultanément faire appel à des témoignages provenant des différents fronts de lutte (question nationale, mouvement féministe, lutte des Autochtones et des immigrants, groupes populaires, etc.) à partir de la thèse présentée ici d’un mouvement de convergence de la gauche socialiste québécoise.
Les changements annoncés dans l’éditorial du numéro 7 sont en cours. Le présent texte en témoigne de même que l’élargissement du Comité de rédaction. D’autres transformations sont à venir au niveau d’une meilleure distribution de la revue à Montréal et dans les régions du Québec.
Notes :
[1] Sur cette thèse, voir MILOT, Pierre, « Le schisme Chine-Albanie et le mouvement marxiste-léniniste canadien », in Les Cahiers du socialisme, no. 6, automne 1980.