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Les analyses de classes au Québec (1960-1980)1

Texte d'Anne Légaré, parmi les textes des Cahiers du socialisme que Pierre Beaudet a publié à nouveau en 2005.

Alors que l’effervescence référendaire commence à s’estomper, l’heure est au bilan pour les intellectuels de gauche. Le ton est plutôt sombre, mais réaliste en même temps. Malgré bien des efforts et bien des explorations, les intellectuels de gauche au Québec n’ont pas encore réussi à produire une analyse compréhensive des classes et des luttes de classes. Ils sont surtout en mode réactif face aux assauts des dominants, que ce soit lors des grandes batailles politiques (comme le référendum) ou dans le champ des luttes de masse quotidiennes. Sur le plan des idées, les socialistes et les marxistes sont souvent dénigrés par les acteurs politiques, les médias, même l’université, où dominent les paradigmes réactionnaires aussi bien dans le domaine de l’économie que de la science politique et de la philosophie. Cependant, cet ostracisme n’explique pas tout. Le socialisme et le marxisme sont trop souvent « sacralisés » par la gauche, au lieu de servir de base pour produire des analyses et des enquêtes. Il faut donc, estiment Bourque et Dostaler, revenir à un marxisme créatif pour qui le « fondement de la lutte des classes trouve son point d’ancrage dans les rapports sociaux de production »2. Dans le texte qui suit, Anne Légaré, alors professeure de sciences politiques à l’UQAM, se propose de parcourir l’évolution de la pensée de gauche depuis les années 1960 au Québec. Le panorama dont elle décrit les grandes étapes permet de mieux comprendre les grands débats et les grands alignements théoriques et politiques de l’époque. (Introduction de Pierre Beaudet)

L’heure est aux bilans. En effet, la conjoncture nous presse de réfléchir et les quelques mois qui viendront, quelle qu’en sera leur issue, pèseront lourd d’expérience dans la lente démarche du mouvement socialiste au Québec. J’aimerais joindre à ce cheminement une réflexion rétrospective sur l’évolution depuis quinze ans de la contribution des intellectuels de gauche sur les classes sociales québécoises depuis quinze ans.

Le bilan que je me propose de faire comprendra deux grandes parties. La première tentera de situer dans leur contexte les textes partant de la Révolution tranquille à la victoire péquiste de 76 et rappellera à travers leur chronologie, le cheminement parcouru par ces analyses. La deuxième partie fera la synthèse du débat sur la bourgeoisie qui a dominé la période du règne péquiste jusqu’à maintenant en s’efforçant de dégager sommairement les propositions idéologico-politiques qui lui sont reliées.

Le questionnement sur les classes depuis le début de la Révolution tranquille a été, à mon avis, scandé par quatre grandes questions, chacune d’elles révélant les préoccupations majeures des intellectuels à partir de leur lien aux diverses phases organisationnelles du mouvement ouvrier.

La première question fut celle posée par Dofny et Rioux en 1962 : qu’est-ce qui sépare et qu’est-ce qui unit les classes sociales au Québec ?3 À cela, ils répondaient qu’il y avait au Québec une seule classe unie par l’ethnicité. Ensuite, Bourque et Frenette ouvrirent en 1970 deux questions: la première fut celle de la composition sociale de la petite bourgeoisie québécoise et la seconde, en creux, fut celle de l’existence d’une bourgeoisie québécoise, question qui sera en fait, dans l’histoire récente, reprise à partir de 1976-19774. Enfin, en 1974, Céline St-Pierre avait posé celle du lieu de division sociale entre la classe ouvrière et la petite bourgeoisie5. Trois éléments conjugués ont à mon avis, présidé à ce découpage :

• Le rapport de ces questions à la conjoncture du moment (soit : a) d’abord la scission du NPD et la formation du PSQ ; b) la création du M.S.A. puis celle du PQ ; c) la période précédant l’élection du PQ, caractérisée par l’électoralisme et par le développement de l’extrême gauche ; d) le règne du Parti Québécois ;

• La spécificité des thèmes évoqués touchant chacun des aspects théorico-politiques de l’analyse des rapports sociaux ;

• Enfin, la pertinence de ces textes et leur répercussion sur la mémoire politique des dernières années.

Le contexte historique général

Tant les thèmes que les approches ont grandement évolué depuis 15 ans. La question nationale fut cependant au cœur de toutes ces analyses. Parfois considérée comme étant le seul aspect important de la division sociale, parfois au contraire greffée aux classes comme aspect second, plus récemment enfin, l’oppression nationale fut étudiée en tant qu’élément constitutif de la structure de classes elle-même ou de la division sociale du travail. Ces trois temps dans l’évolution du rapport entre classes et nation indique un remarquable progrès dans la pensée socialiste et marxiste au Québec, progrès commandé par l’évolution des rapports de classes eux-mêmes.

Cette évolution dans les rapports de classes fut consolidée par la démonstration de plus en plus irréfutable effectuée par le PQ lui-même de son conservatisme sociopolitique fondamental. Autour de cette lente et progressive mise à jour, poursuivie à travers l’exercice du pouvoir jusqu’à maintenant, les intérêts des classes et fractions se sont progressivement précisés et continuent de le faire.

Cependant, la démarche intellectuelle fut tributaire des transformations dans les rapports de classes d’un double point de vue. En effet, les chercheurs qui s’appliquèrent à faire progresser les analyses de classes eurent d’abord comme souci majeur, et avec raison, de lier leur démarche à ce qu’ils percevaient comme questions stratégiques pour l’organisation du mouvement ouvrier québécois. Parfois, leurs résultats furent pertinents, parfois leurs observations s’avérèrent mal orientées. De plus, ces textes furent souvent dépassés par les aléas du mouvement lui-même, car on ne peut encore parler jusqu’à ce jour de prise de ces travaux à son compte par le mouvement. Ceci ne peut être imputé ni aux chercheurs ni aux organisations. Les intellectuels sont ni à côté ni au-dessus de l’histoire, ils sont dedans et en tant que tels, ils en subissent les conditions. Les quinze dernières années ont été éprouvantes pour les travailleurs québécois. La question nationale, sacralisée par le PQ, a brouillé les cartes. Le mouvement ouvrier a été freiné dans son organisation et les travaux des intellectuels de gauche ont été mêlés à cette difficile naissance.

La démarche intellectuelle fut donc tributaire des rapports de classes dans la mesure où, comme on le verra plus loin, les études sur les classes sociales se sont nouées à la conjoncture organisationnelle du moment ouvrier en tentant à travers leur diversité de répondre finalement à une seule question : comment, et par quel parti, seront satisfaits, à tel ou tel mouvement, les intérêts des classes dominées, question à laquelle le mouvement ouvrier lui-même n’apportait pas de réponse claire.

Ensuite, on peut dire que cette démarche de recherche et de réflexion fut tributaire des étapes suivies par le mouvement ouvrier dans la mesure où ces travaux demeurèrent isolés et ne furent pas inscrits d’une manière directe dans sa démarche. Ce n’est que depuis peu de temps que les conditions se précisent pour une collaboration organique entre les intellectuels et les organisations ouvrières au Québec.

Les rapports de classes ont donc été dominés pendant cette période par un gigantesque effort de clarification des intérêts de chaque parti, clarification effectuée d’abord en rapport avec la scène politique par l’expérience négative du pouvoir sous le gouvernement péquiste. Mêlés à ce cheminement historique, les travaux des intellectuels québécois ont tenté de fournir une connaissance étayée des différentes étapes que traversait le mouvement nationaliste.

C’est ainsi que témoignait de ces préoccupations idéologiques l’article de Rioux et Dofny. Cet article, repris à son propre compte par J. Marc Piotte en 19666pour être ensuite critiqué surtout par Michel Van Schendel en 19697et par Gilles Bourque et Nicole Frenette en 19708 témoignait des interrogations qui dominaient à ce moment-là en avançant des propositions d’analyse fortement teintées de nationalisme.

Qu’il suffise de se rappeler les nombreux événements qui accompagnèrent cette phase. On connut du côté des mouvements sociaux la fondation du RIN en 1960 et sa transformation en parti en 1963, la formation de la CSN (1960), la fondation du NPD (1961), le Rapport Parent, l’émergence du FLQ, la scission au NPD–Québec et la formation du PSQ, puis le lancement de la revue Parti Pris en 1963 ; ensuite, ce fut la création du ministère de l’Éducation, l’acquisition du droit de grève dans les services publics et parapublics et la création de l’UGEQ en 1964, puis les nombreuses grèves de 1965-66 et enfin, la fondation du MSA en 1967.

L’année de lancement de la revue Parti Pris montra en effet un effort particulier pour reconnaître les différences sociales et politiques qui s’affrontaient à travers la question nationale et pour dégager des intérêts correspondants, que ce soit dans le RN, le RIN, le MSA, puis dans le PQ.

En 1968, à la suite de la fondation du MSA, les positions de ces intellectuels se divisèrent autour de l’analyse du rapport MSA/classes sociales. D’un côté, Jean-Marc Piotte encouragea un appui au MSA, pour qui « une large fraction des masses les plus politisées et les plus conscientes suivent Lévesque… Se situer hors du MSA, c’est se condamner à demeurer extérieur à la fraction la plus progressiste des masses populaires » disait-il9. Piotte reviendra sur cette position en 1975 lorsqu’il fera la critique de l’allégeance du PQ avec l’impérialisme en disant « actuellement, face au PQ et compte tenu de la faiblesse et de la division des organisations socialistes, il faut se démarquer clairement du projet indépendantiste et défendre la véritable solution aux problèmes fondamentaux des travailleurs : le socialisme ».

D’un autre côté, à l’instar de Piotte et au même moment, soit à l’été 68, Gilles Bourque, Luc Racine et Gilles Dostaler fondent le Comité Indépendance-Socialisme (C.I.S.) et formulent une critique sévère des intérêts de Lévesque qu’ils disent représentant d’une « classe antagoniste à celle des travailleurs »10. Déjà, l’interrogation la plus angoissante et la plus décisive était au cœur des débats : en appuyant le MSA, ou plus tard le PQ, les travailleurs allaient-ils marcher à leur défaite comme classe ? Cette question n’a cessé de hanter les recherches faites par la suite.

Des analyses historiques

Avant de présenter les textes dont l’objet principal était de relier ponctuellement la scène politique aux classes en lutte, je fournirai une vue d’ensemble d’une série de travaux de portée historique plus large. Ces travaux doivent être mentionnés, car ils forment un cadre général indispensable à la compréhension de l’étude des articles suivants. Ils permettent de voir également que cet aspect plus général de la recherche a subi des transformations et s’est acheminé aussi sur des terrains éminemment politiques. J’ai tenté, à travers toute cette étude, de respecter scrupuleusement la progression chronologique et de présenter tous les principaux travaux. S’il en est qui ont échappé à ma vigilance, je prie les auteurs de m’en excuser.

En 1967, un article d’Alfred Dubuc présentait le processus de formation de l’État canadien comme un moyen permettant la centralisation financière nécessaire au développement de la bourgeoisie11. Selon cette thèse, l’État canadien n’a pas été le produit de rapports entre les classes, mais plutôt l’instrument de la bourgeoisie commerciale et bancaire. En 1970 parut ensuite le premier ouvrage de Gilles Bourque intitulé Classes sociales et question nationale au Québec12. Cet ouvrage contient la thèse de la double structure de classes, se superposant et renvoyant à chacune des deux nations. Bourque fera la critique de cette thèse dans le numéro 1 des Cahiers du Socialisme disant, pour l’essentiel : « On ne peut produire une définition « classiste » de la nation sans tomber dans le réductionnisme et, curieusement, dans le nationalisme lui-même. On risque en effet dans ce dernier cas de produire des analyses affirmant l’existence de structures de classes nationalement hétérogènes ». Dans le même champ de préoccupations, une version refondue, corrigée et augmentée d’Unequal Union de Stanley Ryerson, parue en anglais en 1968, sera traduite en 197213. Une des thèses centrales de cet ouvrage est que le mouvement national des patriotes de 1837 avait un « caractère démocratique et anti-impérialiste ». Ryerson y fait ressortir l’émergence « des manufactures nationales, d’une industrie locale et autochtone » et la formation d’une « classe coloniale ».

En 1975, un article d’Hélène David14 compare la scène politique et le mouvement ouvrier, et rompt avec la périodisation conventionnellement liée à la Révolution tranquille en dégageant les conditions de « cinq moments conjoncturels » différents qui caractérisent cette période. En 1978, Dorval Brunelle fournit, dans La désillusion tranquille15 des éléments nouveaux et originaux pour aborder l’analyse des relations des provinces entre elles, ainsi que par rapport au gouvernement fédéral : la thèse qui s’en dégage tend à faire ressortir que « le Canada est surtout une somme de gouvernements » (provinciaux) caractérisée par « l’absence totale d’intégration au niveau des rapports économiques ». De plus, l’étude expose à travers l’histoire politique récente et en particulier celle du Conseil d’orientation économique, comment évoluèrent les conditions politiques de développement de la bourgeoisie québécoise au cours des années 60.

En 1978, Nicole Laurin-Frenette développe un nouveau cadre conceptuel pour l’analyse de la nation et défend comme thèse que le procès de production de l’État assigne sa place à la nation, ainsi qu’aux appareils qui la reproduisent et à leurs agents. Le rôle du nationalisme est de « garantir la reproduction de la place de l’État (national) ». L’auteure applique son postulat théorique à l’analyse de six conjonctures depuis le Régime français, et s’inscrit en même temps en rupture avec la thèse qu’elle soutenait avec Gilles Bourque en 1970 sur le rapport de la petite bourgeoisie technocratique avec le projet de souveraineté-association.

Mai 1979 vit d’abord la parution d’un ouvrage de Roch Denis16 qui met l’accent sur les rapports entre le mouvement ouvrier et la question nationale et conclut sur les difficultés de formation d’un parti sans son intégration transitoire aux organisations syndicales. L’ouvrage aboutit à cette conclusion après une longue analyse des différentes phases traversées par le mouvement ouvrier, ses organisations et par le rôle des intellectuels depuis 1948.

Enfin, Gilles Bourque et moi-même17 avons tenté dans Le Québec – la question nationale, de lier les événements politiques survenus depuis la Conquête aux rapports de classes et aux transformations des modes et formes de production. Les principales thèses développées portent sur la résistance paysanne au développement du M.P.C., sur la formation de l’État canadien caractérisé par une tendance structurelle à l’éclatement sur le rapport privilégié de l’U.N. et de Duplessis avec la bourgeoisie locale, du P.L.Q. et de la Révolution tranquille avec la bourgeoisie canadienne, du projet de souveraineté-association et du gouvernement péquiste avec la bourgeoisie non monopoliste québécoise et enfin, sur l’issue de l’actuel enjeu référendaire.

De la Révolution tranquille jusqu’à la formation du P.Q. en 1968 : l’éveil du nationalisme de gauche

Pour aborder les textes portant plus spécifiquement sur le rapport classes/scène politique, cette première tranche de la périodisation s’imposait, car les écrits de cette première période portaient en germe les questions qu’allait soulever plus tard la formation du Parti québécois.

C’est pourquoi sans doute l’article de Dofny et Rioux18 eut tant d’échos comme s’il réveillait, en quelque sorte, le subconscient de la pensée en gestation. La thèse principale qu’il contenait consistait à poser que les Québécois forment ensemble une classe dite « ethnique », unifiée par l’originalité de sa stratification sociale face au groupe anglais dominant.

Un an après, Mario Dumais, comme Jacques Dofny et Marcel Rioux, veut « ouvrir la voie à une action politique cohérente » dans un article qui comporte d’abord une assez longue élaboration théorique sur le fait qu’existent des classes, puis sur une méthode qui se veut rigoureusement marxiste pour les analyser19. Ce texte ne fait pas de différence entre la bourgeoisie et la petite-bourgeoise traditionnelle ; la classe des travailleurs y est composée de « ruraux, de manuels et de non-manuels », comprenant aussi des « employés de bureau, des techniciens et des intellectuels » ; les couches marquent une distinction entre hommes et femmes. Le texte représente alors la première recherche concrète de la période sur la division sociale du travail au Québec. Cependant, la faiblesse de son cadre conceptuel ne permit pas d’en faire une utilisation très large.

Piotte, lui, reprend ensuite à son compte les principales affirmations de Dofny, Rioux (1962) et de Dumais (1963) en tentant de les recouper20. Il retient les « valeurs, les institutions, les comportements des Québécois » (comme le font Dofny et Rioux) pour démontrer d’abord comment ils sont souvent « nord-américains avant d’être canadiens ou canadiens-français »; ensuite, il fait sienne la thèse du Québec : classe ethnique à l’intérieur d’une société globale, le Canada. Ceci amènera Piotte à affirmer que « le RIN a un rôle historique essentiel quoique transitoire en tant qu’avant-garde du processus de libération dirigé par « les collets blancs ». On voit dans ce texte que pour Piotte comme pour beaucoup d’autres, le concept de petite bourgeoisie ne recouvrait à ce moment-là que les P.M.E., les professionnels et les artisans. Les collets blancs représentent une couche de la très large « classe des travailleurs ».

Réfléchissant sur l’esprit qu’avait animé l’équipe de Parti Pris durant les années 60, JeanMarc Piotte écrivait récemment à propos de cette période : « Vivant la rupture comme une libération intellectuelle, nous n’étions guère pressés de nous trouver des racines historiques.

Nous nous prenions pour l’avant-garde intellectuelle de la révolution… Me relisant, je fus littéralement étonné : je me croyais marxiste, alors que ma catégorie fondamentale d’analyse demeurait – si on excepte Notes sur le milieu rural, d’ailleurs seule enquête menée sur le terrain – bel et bien la nation »

dira : « mon étude du Québec n’est pas centrée sur la lutte de classes à laquelle j’articulerais les mouvements de libération nationale, mais sur la nation que je cherche à éclairer à la lumière des classes sociales »22. Les six textes de la période de 1968-1976 qui suivent marqueront un progrès notoire par rapport à cette dernière tendance.

Le premier texte de cette période, signé par Bourque, Racine et Dostaler23 contient d’abord une critique radicale du MSA, inspirée d’un texte de Bourque publié dans Parti Pris quelques mois plus tôt24. À cette époque, Bourque préparait déjà son ouvrage Classes sociales et question nationale au Québec – 1760-1840. Par cet article, les trois auteurs posent comme élément central la persistance et la dominance des intérêts bourgeois dans la formation du MSA à travers la présence de Lévesque et de ses associés. Les auteurs y reconnaissent la présence dans le mouvement d’éléments de gauche « non organisés », mais ils soutiennent que ceux-ci seront utilisés pour masquer l’aspect conservateur véritable du mouvement.

Paraît ensuite en 1962, signée par Michel Van Schendel25, la première critique de la thèse publiée par Dofny et Rioux. Michel Van Schendel tente de cerner ce qui définit « structurellement » la classe ouvrière québécoise. Ce texte contient en outre une critique serrée des notions de classe et de conscience ethnique utilisées par Dofny et Rioux et fondamentalement opposées au matérialisme historique. Michel Van Schendel joue alors un rôle important dans l’équipe de la revue Socialisme.

Un an plus tard, en 1970, paraît l’article de Luc Racine et Roch Denis26 qui (avec l’éditorial de ce numéro qui avait été préparé par Michel Van Schendel et Emilio de Ipola) est le premier de cette période à reconnaître l’existence d’une « moyenne bourgeoisie canadiennefrançaise. » Plus que par une simple allusion métaphorique, ce texte, quoique prudemment, précise que cette bourgeoisie est sous-traitante, et que le PQ est le représentant de sa fraction nationaliste. Ce texte fait aussi des distinctions très pertinentes entre bourgeoisie et petite bourgeoisie. Cependant, si cette dernière indique une « prolétarisation graduelle », la classe ouvrière, elle, y recouvre indistinctement tous les travailleurs manuels et intellectuels, les ouvriers et les employés. Le PQ y est clairement vu comme un recul par rapport au MSA pourvu qu’il soit plus clairement pro-impérialiste que le RIN.

Après le texte de Jacques Dofny et de Marcel Rioux publié en 1962, celui de BourqueFrenette27, quoique se voulant marxiste, représente la deuxième forte percée du nationalisme de gauche dans l’analyse sociologique québécoise. Même si ce texte se fixe comme objectif « de dégager au moins les éléments de base d’une théorie marxiste de la nation, du nationalisme et des rapports entre classes sociales, nations et idéologies nationalistes » et « s’inspire de la pratique du mouvement révolutionnaire au Québec au cours des dix dernières années », il contient quelques extrapolations dont l’utilisation sert aujourd’hui encore d’arguments aux thèses nationalistes. De son côté, Gilles Bourque a largement fait la critique des positions contenues dans ce texte en ce qui concerne le PQ comme parti de la petite bourgeoisie en affirmant pour l’essentiel : « Je ne peux suivre Niosi quand il déduit… le caractère exclusivement petit-bourgeois du Parti Québécois. Au-delà de désaccords théoriques spécifiques…, il me semble de plus en plus urgent de repenser la problématique implicite de la plupart des analyses proposées jusqu’ici ».

Nicole Frenette a, elle, également pris ses distances (1978) en disant : « Nous recherchions lesdites bases objectives de la nation et, comme bien d’autres, nous trouvions de tous côtés des mirages parmi lesquels nous tentions de distinguer l’objet, la nation, de son reflet dans le miroir du nationalisme »28. Pourtant, encore aujourd’hui, avertis de l’autocritique des auteurs, des auteurs (changer un auteurs pour écrivains, ou alors écrire Sales, Niosi et Monière tout simplement ?) comme Sales, Niosi et Monière continuent d’appuyer leurs propositions sur ce texte. En même temps que Roch Denis et Luc Racine et un an à peine après la première parution du texte de Bourque-Frenette, Michel Van Schendel relève la confusion contenue dans le texte de Bourque-Frenette au sujet de la bourgeoisie29. Il affirme en effet qu’une bourgeoisie québécoise accumule et tend, à travers ses porte-paroles péquistes qui eux, sont d’origine petite-bourgeoise, à « prendre l’aspect d’une bourgeoisie d’État-Patron ». Michel Van Schendel souligne que cette « conséquence désarmante » de l’analyse de Bourque-Frenette était « décidément, dit-il, opposée à leurs prémisses théoriques ». Enfin, Van Schendel y définit la classe ouvrière québécoise comme « typique du capitalisme du centre dominant ». À partir de ce texte, un débat est lancé et deux problèmes majeurs s’imposent donc pour les recherches futures : l’existence de la bourgeoisie québécoise et la composition de la classe ouvrière.

À l’automne 1971 avait été formé au CFP un groupe de recherches sur les classes, groupe dans lequel on trouvait trois militants d’organisations populaires, Jean Roy du C.R.I.Q., Charles Gagnon du Conseil central de la C.S.N. à Montréal et Bernard Normand du CFP ainsi que trois intellectuels, Céline St-Pierre, Gilles Bourque et moi-même. C’est au cours de réunions qui s’échelonnèrent pendant huit mois que les critères de la division sociale du travail furent approfondis. Ainsi, le groupe avait dégagé la distinction entre travaux directement et indirectement productifs qui devint la clé de voûte de l’élaboration théorique que formula par la suite Céline St-Pierre30. Quelques-uns des aspects de la position à laquelle arrivait Céline St-Pierre ne faisant pas consensus, elle finalisa seule la démarche jusque-là collective. Ce texte fut important à plusieurs titres.

D’abord, il répondait à des besoins très aigus des milieux militants et étudiants face à la théorie des classes. Ensuite, il contenait un certain nombre de notions nouvelles qui permettaient à ceux engagés dans l’action d’établir une hiérarchie « théorico-stratégique » entre les couches de travailleurs auprès desquels ils œuvraient. Il permet aussi de constater, à partir de sa large diffusion, que ces questions étaient à l’ordre du jour. La formation de ce groupe de recherche au CFP en témoigne d’ailleurs.

Dans ce texte, Céline St-Pierre prétend que la classe ouvrière comprend les travailleurs directement productifs et la classe laborieuse, ceux qui le sont indirectement ainsi que tous les travailleurs manuels improductifs. Le prolétariat est donc l’ensemble de toutes ces places, soit la classe ouvrière et la classe laborieuse. La nouvelle petite bourgeoisie, elle, comprend les travailleurs intellectuels affectés à la reproduction de la force de travail. La fonction politique de cette approche est donc d’étendre la classe ouvrière au plus grand nombre de salariés possibles. Cette élaboration eut et a encore une grande influence auprès des intellectuels québécois. Jean-Marc Piotte y ajoutait en 1978 quelques précisions. « Je me sépare donc de Céline St-Pierre sur les points suivants. L’utilisation gramscienne de la distinction travailleurs intellectuels/travailleurs manuels me permet de démarquer plus nettement la nouvelle petite bourgeoisie des travailleurs improductifs, membres de la classe laborieuse qui œuvrent eux aussi, à la reproduction des rapports sociaux nécessaires à la production de la plus-value… Je nomme classe laborieuse ce que Céline St-Pierre appelle « les classes laborieuses autres que la classe ouvrière »31.

Le texte de Céline St-Pierre avait, malgré les points de vue divers qu’il a pu entraîner, une qualité sans contredit : sa méthode claire permit aux chercheurs de trier avec adresse et cohérence parmi les couches de la division du travail celles qui correspondaient à leurs préoccupations idéologiques, ce qui permit à plusieurs de se démêler dans l’écheveau complexe des classes sociales en les sensibilisant à l’hétérogénéité du corps social.

À l’automne 1977 paraissait mon ouvrage Les classes sociales au Québec32. J’aimerais ici dégager ce qui constituait, à mes yeux, son apport principal, en faire une brève critique et dégager ce qui m’apparaît une priorité pour les analyses futures.Ce travail se caractérise principalement par le fait que les classes et fractions qui y sont constituées condensent à la fois des distinctions économiques ainsi que des critères de domination/subordination, de sexes, de salaires, d’autorité/d’exécution, etc. La petite bourgeoisie y est une classe déchirée. La contribution idéologique de ce texte consiste, selon moi, dans le fait d’avoir établi, tout au long de l’étude de la division sociale au

Québec, un recoupement avec la place des femmes. Distinguer entre femmes et hommes de la classe ouvrière, entre ménagères et travailleurs productifs, entre la couche féminine du travail manuel improductif et la couche masculine est aussi important et litigieux que la démarcation entre petite bourgeoisie et classe ouvrière. Non pas que les femmes forment une classe, mais leur présence dans les classes reproduit doublement et d’une manière spécifique à chaque fois, pour elles et pour les classes, les rapports de pouvoir puisqu’elles sont les soutiens de la domination/subordination. Mon étude mettait l’accent sur cette question. Dans la représentation concrète que je donnais de la structure de classes, la répartition de l’ensemble tenait compte des ménagères, ce qui bouleversait les distributions statistiques conventionnelles. De plus, je conservais dans la couche prolétarisée de la petite bourgeoisie les salariés manuels improductifs, ce qui correspondait à 7 % de la population et a semblé troubler la conscience prolétarienne de nombreux intellectuels.

Je ne crois pas, par ailleurs, avoir atteint l’objectif qui aurait consisté à fournir des représentations suffisamment empiriques de la structure sociale. Par « empiriques », je veux dire repérables spatialement et décrites localement. L’étude, en fait, n’a accompli que les deux premières étapes de son parcours, c.-à-d. d’abord, la démarche abstraite et théorique conduisant à la seconde, structurelle. La dernière étape non franchie aurait été de remonter au plus concret et d’opérer l’analyse de la fusion entre la structure et la conjoncture. Il est bien évident qu’on ne dispose pas des données historiques complètes permettant de finaliser cette phase de la recherche pour chaque classe sociale.

Enfin, une dernière réflexion s’impose à moi à propos des futures analyses de classes. Il me semble de plus en plus essentiel de tenir compte des modes concrets dans lesquels les ensembles sociaux vivent leur rapport à la société comme la question de l’identification à chaque sexe (dans la théorie, la classe ouvrière n’a pas de sexe). D’autre part, gommer l’existence des classes comme sujets m’apparaît aussi être une erreur politique et théorique : la dimension historiciste doit être présente aussi dans les analyses.

L’alliance large que les défenseurs du concept large de prolétariat ou de classe ouvrière étendu à tous les opprimés salariés recherchent devra témoigner de multiples différences sociales. Dans le concret n’existe pas de classe ouvrière monolithique, classe sans sexe, sans âge, sans ethnie, sans espace physique propre. Seule existe la conjugaison de multiples déterminations et formes sociales singulières.

Confrontés à l’action politique et au changement, les partis de gauche traditionnels se heurtent à ces différences. C’est pourquoi, au sortir de la phase actuelle, nos recherches devront devenir de plus en plus spécifiques et reconnaître la pluralité du corps social.

Pendant le règne du Parti Québécois jusqu’au référendum : des différences théorico-politiques

Contrastant avec les périodes précédentes, les quatre dernières années viennent de nous valoir une abondance exceptionnelle de textes. La période sera marquée par un questionnement qui porte sans contredit sur la composition de classes et sur l’hégémonie de l’alliance consacrée par le gouvernement péquiste. La réflexion sur la nature de classe de cette alliance présuppose évidemment une connaissance appropriée des ensembles sociopolitiques composant la structure sociale, qui entrent en interaction dans les luttes politiques concrètes. Sur ce dernier point, les diverses étapes traversées par ce débat ont révélé des différences théoriques assez fondamentales.

La partie suivante du présent texte se développera donc à partir d’événements internes du cheminement de la gauche intellectuelle. En effet, contrairement aux deux périodes précédentes pour lesquelles les textes faisaient suite à l’actualité et étaient l’aboutissement surtout de collectifs fermés (Parti Pris, Socialisme, groupe de recherche du CFP), les travaux diffusés depuis novembre 1976 témoignent de préoccupations de plus en plus complexes, d’une écoute plus large et partant d’ailleurs de rencontres publiques. Deux colloques ont été à l’origine de la formulation des deux tendances qui allaient principalement s’opposer quant à l’analyse du PQ. Depuis les deux colloques qui eurent lieu en novembre 1977, ces tendances ont donné suite à de nombreux textes sur la bourgeoisie québécoise et sur la question nationale. Pour illustrer ce phénomène, voici, à titre d’exemple, quelques-uns des titres des articles étudiés plus loin : « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française » (Niosi), « Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise » (Fournier), « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse » (Bourque).

Je ferai donc une étude plus systématique des principaux articles directement liés à ces colloques, considérant que leur aspect polémique et l’évolution qui les a en même temps marqués leur confèrent, en raison de ce caractère dynamique, une importance idéologique majeure.

Les 10 et 11 novembre 1977, la Société canadienne de science politique et l’Association canadienne des sociologues et des anthropologues de langue française organisèrent (par l’entremise de Jean-François Léonard) un colloque proposant comme thème un « bilan du gouvernement du Parti Québécois » intitulé « Un an après ». Au cours de ce colloque, dans l’ensemble des interventions qui portèrent sur le PQ, les communications de Pierre Fournier, d’Arnaud Sales et de Gilles Bourque traitèrent plus exclusivement du PQ dans son rapport aux classes sociales. Ces trois communications furent publiées dans La chance au coureur33 et marquèrent le point de départ d’une longue course à la recherche d’un consensus. Une semaine plus tard avait lieu à Toronto, les 18 et 19 novembre 1977, le colloque « The American Empire and dependent States : Canada and the Third World ».

Une session particulière, consacrée au Québec, avait pour thème : « The Parti Québécois government, social classes and the state ». Jorge Niosi et moi-même y présentions des communications dont les commentateurs furent Pierre Fournier et Jean-Guy Vaillancourt. Plusieurs chercheurs québécois assistant à ce colloque participèrent ensuite aux discussions, dont Arnaud Sales, Carol Levasseur, Paul Bélanger et Gilles Bourque. La contribution de Jorge Niosi correspondait dans ses grandes lignes à l’article qu’il publia six mois plus tard dans le premier numéro des Cahiers du Socialisme34. En ce qui me concerne, le texte de ma communication fut repris par la Revue canadienne de sociologie et d’anthropologie dans son numéro de mai 197835.

Par la suite, ces prolégomènes à l’étude du Parti Québécois furent analysés, critiqués et nuancés dans les trois premiers numéros des Cahiers du Socialisme (1978-1979), dans un numéro spécial de la revue française Politique aujourd’hui paru au printemps 1978, ainsi que dans un ouvrage collectif publié sous la direction de Pierre Fournier en décembre suivant. Les incidences idéologico-politiques exprimées dans ces colloques et contenues dans ces articles ayant des implications politiques pour l’étape dans laquelle nous entrons, elles méritent notre plus grande attention.

Avant cependant d’en amorcer l’analyse, je ne voudrais pas négliger de faire mention de quelques autres travaux non moins utiles à notre démarche. Je pense en particulier à des ouvrages comme celui de Dorval Brunelle, La désillusion tranquille36, qui a été le premier à démontrer avec précision la capacité de la bourgeoisie québécoise de mettre en place des mesures concrètes assurant le développement de ses ressources économiques propres.

Je pense aussi aux ouvrages de Jorge Niosi sur le capitalisme canadien et d’Arnaud Sales sur la bourgeoisie industrielle canadienne-anglaise et canadienne-française au Québec37, ainsi qu’à l’essai de Jacques Mascotto et Pierre-Yves Soucy intitulé Sociologie politique de la question nationale38. Enfin, je voudrais souligner, parmi d’autres, l’excellent article de Carol Levasseur et Jean-Guy Lacroix, « Rapports de classes et obstacles économiques à l’association » paru à l’automne 1978 dans le deuxième numéro des Cahiers du Socialisme39.

Quoique je ne partage pas tous les points de vue exprimés dans l’ensemble de ces travaux, j’aurais souhaité pouvoir leur consacrer une étude approfondie à la lumière des récents débats sur la bourgeoisie québécoise. On comprendra que dans les limites du présent texte il me soit impossible de le faire.

Une problématique

Je ne saurais le cacher, il est clair que l’analyse concrète des classes sociales au Québec et la conception et l’affermissement des prémisses conceptuelles qui la servent représentent pour moi un centre d’intérêt de toute première importance. Avec d’autres, j’ai consacré la majeure partie de ces dernières années à travailler ces questions ; en ce qui concerne ma recherche personnelle sur la structure de classes au Québec, c’est en 1970 que je l’ai commencée.

C’est pourquoi je me permettrai de rappeler pour commencer les principaux éléments d’analyse de la bourgeoisie et du Parti Québécois que j’avais élaborés dans mon ouvrage

Les classes sociales au Québec40 paru en novembre 1977 au moment même où se tenaient les deux colloques mentionnés plus haut, dans la mesure aussi où ils furent largement repris au cours de la réflexion qui allait s’ensuivre.

Cinq éléments définissaient alors pour l’essentiel mon analyse : 1) « Le PQ est le représentant des intérêts de la bourgeoisie non monopoliste au Québec » (p. 191) ; 2) « les aspects super-structuraux de détermination de la place de la bourgeoisie non monopoliste québécoise ont un effet de domination sur sa constitution. Sous sa seule détermination économique (malgré sa faiblesse structurelle, elle, surdéterminée), détermination s’accrochant inlassablement à des velléités autonomistes de couleurs multiples, la bourgeoisie québécoise n’aurait pas fait long feu » (p. 191); 3) « de son existence structurelle en intérêts et pratiques économiques, juridico-politiques et idéologiques distinctifs, ce capital devient une force sociale organisée, produisant ses effets sur toutes les classes et sur tous les partis au Québec et même au Canada tout entier… c’est la constitution de la bourgeoisie non monopoliste québécoise en fractions autonomes de classe par cette formation en parti » (p. 192); 4) « les éléments canadiens-français qui participent aux rapports monopolistes s’amalgament à ceux-ci de telle sorte que leur caractère « ethnique » ne supporte encore aucun fractionnement » (p. 189); 5) « On voit bien que les politiques d’un parti ne s’analysent pas seulement quant aux caractères des agents qui le composent, mais surtout par son rapport aux places de classes de la structure qu’il comble ou vise à combler. Ainsi, les analyses expliquant le PQ par sa composition dite « technocratique » conduisent à toutes sortes de méprises simplificatrices et évacuent le problème des luttes au sein de l’État, et, indirectement, du fédéralisme canadien… (Le PQ est une) organisation de la bourgeoisie non monopoliste à clientèle ouvrière et petite-bourgeoise » (pp. 193-194).Isoler ces éléments permet de saisir la trajectoire que suivit par la suite le débat sur les classes. On le verra plus loin, les oppositions et les consensus s’inscrivirent successivement face à ces éléments.

Pour commencer chronologiquement par la fin, je citerai, à titre d’illustration, la dernière pièce d’œuvre à date de cette réflexion, parue quand Denis Monière écrivit, il y a aussi peu longtemps qu’en octobre dernier : « Est-il possible alors de parler d’une bourgeoisie « québécoise » au sens plein du terme, quand celle-ci est à ce point liée qu’elle est absolument incapable d’influencer de façon autonome le développement économique du Québec ? Cette bourgeoisie liée et dépendante ne peut être qualifiée de Québécoise par le simple fait qu’elle réside sur un territoire géographiquement situé, le Québec. Cette bourgeoisie résidant au Québec peut-elle réellement s’identifier à un projet national qui risquerait de compromettre sa position actuelle auprès et vis-à-vis du capital et de la bourgeoisie canadienne, dont elle ne représente qu’une fraction ethnique dépendante ? Il faut répondre par la négative »41 et, conséquence de cette première position, « la souveraineté-association… implique qu’une plus grande part de pouvoir politique sera contrôlée par la nouvelle petite bourgeoisie qui pourra ainsi accéder à l’élite du pouvoir économique ».

Si les voies politiques opposant les positions citées sont claires, leurs prémisses théoriques, elles, sont plus complexes ; ici, je ne pourrai malheureusement qu’en faire rapidement mention. Les fondements des différences méthodologiques et théoriques sont, bien entendu, idéologiques. Cependant, ces différences peuvent parfois témoigner de l’influence prévalente d’une approche sur une autre dans un contexte culturel scientifique à un moment donné et ne signifient pas nécessairement que ces positions n’évolueront pas ni que leurs auteurs en assument pleinement et définitivement à chaque fois toutes les conséquences. C’est pourquoi je m’efforcerai de traiter avec précaution de ces divergences, sans présumer de leur avenir. Cependant, avant d’en dégager l’évolution, il serait utile, me semble-t-il, de dégager à grands traits ce qui sous-tend ces interprétations de la conjoncture récente.

Des différences théoriques

Certes, l’unanimité sur la structure des rapports sociaux au Québec aurait entraîné une plus grande unité au niveau de l’analyse du Parti Québécois et, en conséquence, de la stratégie et des tactiques à mettre en œuvre dans la gauche québécoise.

Or, il n’en fut pas ainsi. Ceux que j’appelle ici « les chercheurs universitaires de gauche » (sans connotation d’exclusivité, bien entendu, par rapport aux auteurs chercheurs marxistes dont les travaux ne sont pas étudiés ici) pour la commodité sociologique de l’expression, ces intellectuels d’appartenance large au matérialisme sont partagés quant à la définition de la division sociale du travail caractérisant le Québec, c.-à-d. quant à l’existence, à la composition interne et à l’importance des unes et des autres classes sociales.

Les désaccords quant à la bourgeoisie fondent sans doute les principaux débats. Pour les uns, il n’y a pas de bourgeoisie proprement québécoise, pour d’autres, la distinction entre la bourgeoisie canadienne-française d’un côté et québécoise de l’autre fait l’objet d’un litige ; pour d’autres encore, la reconnaissance d’une bourgeoisie nationale ou d’une bourgeoisie compradore est acquise, pour d’autres elle, ne l’est pas ; enfin, quelques-uns trouvent essentielles les distinctions entre capital monopoliste et capital non monopoliste, entre petite bourgeoisie et PME, que d’autres considèrent comme superflues. L’inclusion ou l’exclusion de l’un ou de l’autre de ces critères affecte la vision du PQ et les positions politiques conséquentes.

Un corollaire des divergences précédentes à propos de la bourgeoisie surgira d’ailleurs à propos de la petite bourgeoisie. En effet, à cause de sa position intermédiaire entre la bourgeoisie et la classe ouvrière, les critères qui délimitent cette classe, autant vers le haut que vers le bas, feront l’objet de désaccords. Les définitions des frontières entre la bourgeoisie et la petite bourgeoisie seront diverses. Certains y incluront par exemple tous les professionnels, y compris ceux qui capitalisent et concentrent leurs ressources en complexifiant l’organisation du travail entre plusieurs niveaux et services ; dans ces cas, les chercheurs qui les rangent (malgré la concentration de leurs revenus) dans la petite bourgeoisie privilégient le critère de la « nature » abstraite de leur travail de professionnels, indépendamment de la transformation du rapport social. Les mêmes travaux seront portés à nier l’existence d’une bourgeoisie québécoise, puisque la petite bourgeoisie nationaliste y tient lieu de classe dominante québécoise opposée à la bourgeoisie canadienne. Figureront donc dans la petite bourgeoisie les gestionnaires du capital-actions, des sommets de l’État et souvent les PME. Pour ce courant, la petite bourgeoisie est une classe comportant une forte polarisation vers le haut. Pour ce courant également, plusieurs couches de travailleurs intellectuels salariés (cols blancs), et tous les employés forment avec les travailleurs de la production la classe ouvrière. Ce schéma aboutit le plus souvent à deux classes proprement québécoises, une petite bourgeoisie d’artisan, de gestionnaires, de professionnels, de hauts fonctionnaires d’État et d’intellectuels de la reproduction et une classe ouvrière couvrant le reste des salariés. Au niveau de l’analyse conjoncturelle, ce cadre conceptuel soutiendra l’analyse du PQ comme parti de la petite bourgeoisie avec alliance populiste de la classe ouvrière, c’est-à-dire le reste de la population québécoise. Les mêmes recherches nieront donc d’un côté l’existence d’une bourgeoisie québécoise et présenteront de l’autre le PQ comme parti à tendance sociale-démocrate sous la gouverne d’intérêts petits-bourgeois.

Dans un sens tout à fait différent, d’autres travaux reconnaissent l’existence d’une bourgeoisie québécoise ayant une place politique propre et une petite bourgeoisie qui est moins la condensation des intérêts économiques d’une élite qu’une classe profondément contradictoire, comprenant un vaste ensemble de salariés socialement démarqués de la classe ouvrière, polarisés à la fois vers elle et vers la bourgeoisie. En conséquence, le Parti Québécois présente pour ce 2e courant une configuration plus complexe, dans laquelle son rapport propre à la bourgeoisie québécoise sera un facteur central dominant, une alliance plus contradictoire avec les couches sociales dominées, à la fois celles de la petite bourgeoisie et celles de la classe ouvrière. Ce dernier courant ne voit pas le PQ comme parti socialdémocrate, puisque le rapport politico-idéologique de ce parti avec les classes dominées est la légitimation des intérêts sous-jacents de la bourgeoisie nationaliste québécoise qui oriente ses visées.

Enfin, la classe ouvrière est la grande perdante des analyses de cette période. Perçue comme clientèle électorale et appui des grands partis, elle sert pour le courant nationaliste à valoriser un soutien au Parti Québécois, et pour la tendance critique à démontrer que parce qu’elle est desservie par le PQ, le travail politique des intellectuels doit privilégier le développement d’un mouvement socialiste véritablement indépendantiste et ses formations conséquentes.

Du point de vue des différentes approches théoriques, la classe ouvrière n’a donc pas encore fait l’objet privilégié des analyses. Par exemple, on pourrait imaginer que l’histoire politique récente d’un syndicat ou d’une fédération quant à la question nationale soit à l’ordre du jour. La cohérence qui s’établit entre la scène politique, les phases organisationnelles du mouvement ouvrier québécois et la démarche des intellectuels indique, selon toute évidence, que cette étape coïncidera avec la formation d’une ou de plusieurs autres organisations de gauche au Québec et que cette étape est imminente.

À la recherche d’un consensus

La méthode que j’emploierai pour faire ressortir les étapes successives franchies depuis quatre ans dans la réflexion sur la bourgeoisie québécoise consistera à glaner ces acquis au fur et à mesure d’une lecture chronologique des textes dont l’évolution a bénéficié en grande partie de la polémique. Ces acquis ne représentent pas une somme d’attributs qui se déposeraient comme autant de strates superposées sur le néant de notre connaissance antérieure ! Ils se révèlent plutôt comme une lente maturation et prirent, il me semble, la forme d’une rupture, au niveau en tout cas des textes étudiés. En effet, la forte coloration méthodologique des oppositions a conduit incontestablement à l’approfondissement d’une approche de plus en plus politique au détriment d’un économisme trop réductionniste. Ce tournant qualitatif dans la pensée s’est en effet développé, mais surtout affermi sous la pression de l’argumentation contraire.

Le texte de Gilles Bourque paru dans les Cahiers du Socialisme est révélateur à cet égard, puisqu’il fait à la fois la synthèse des postulats qui sous-tendaient tous les textes depuis l’automne 1977 et enrichit le débat d’un outillage conceptuel beaucoup plus nuancé et correspondant davantage à la complexité du réel42.

La question de la bourgeoisie québécoise a toujours posé problème dans la littérature de gauche. Il n’est pas nécessaire, je crois, d’y revenir puisque d’autres auteurs en ont abondamment parlé. Qu’on se rappelle simplement pour l’essentiel les textes de Roch Deniset Luc Racine, de Michel Van Schendel ainsi que l’éditorial de Socialisme dans les nos 20-21 en 1970, puis les travaux de Dorval Brunelle et le texte d’Alfred Dubuc dans Politique aujourd’hui : tous reconnaissent l’existence d’une bourgeoisie québécoise, qu’elle soit appelée moyenne, compradore ou autre. Le seul document important qui nie l’existence d’une bourgeoisie est le fameux texte de Bourque-Frenette dont j’ai parlé plus haut sur lequel les auteurs sont eux-mêmes amplement revenus. C’est pourtant sans scrupule que certaines analyses tentent un tour de passe-passe nationaliste au marxisme en l’utilisant comme pièce à conviction à verser au dossier du PQ – parti – petit-bourgeois-social-démocrate.

C’est lors d’un colloque du congrès des études socialistes tenu sous les auspices de l’ACFAS à l’Université Laval en juin 1976 que Pierre Fournier soulevait à nouveau la question tant répétée depuis vingt ans « Vers une grande bourgeoisie canadienne-française ? ». Reprise en novembre suivant à l’occasion du bilan « Un an après », il tentait d’y répondre plus formellement en avançant que « le projet souveraineté-association est le prolongement logique des ambitions économiques et politiques de la bourgeoisie locale »parlait encore à ce moment-là de « capital francophone, de bourgeoisie locale ». Il ajoutait aussi qu’« il n’y aurait pas grand-chose à attendre des PME au Québec ». De son côté, au même colloque, Arnaud Sales tenait à souligner fortement la « faible représentation des canadiens-français dans la propriété du capital »44 : en conséquence, l’espace théorique pour la distinction entre « bourgeoisie québécoise, bourgeoisie canadienne-française et bourgeoisie canadienne » n’ayant pas encore été élaboré, le projet du PQ était celui, selon Sales, d’une « techno-bureaucratie d’État ». Lors de ce même colloque, Gilles Bourque rejoint les thèmes que j’avais avancés dans mon texte Les classes sociales au Québec et affirme :

1) que « les politiques du PQ favorisent, en dernière analyse, l’affirmation d’une bourgeoisie québécoise dont les éléments principaux sont actuellement non monopolistes » ;

2) « que la spécificité donnée au Québec par la double réalité de la question nationale et de l’existence du pouvoir politique régional permet de constituer la bourgeoisie québécoise en force sociale capable de provoquer le démembrement de l’État canadien » : et enfin, que « lorsque l’on parle du PQ », il faut distinguer « entre les intérêts qui prévalent en dernière analyse et l’origine sociale de ses cadres politiques, de ses députés et de sa clientèle de prédilection ».

Les deux positions que Jorge Niosi et moi-même confrontions pour la première fois une semaine plus tard au colloque de Toronto faisaient ressortir encore davantage les différences d’approches. Niosi y développait surtout le point de vue qu’il existe « une nouvelle bourgeoisie canadienne-française qui a vu le jour dans l’après-guerre »45, mais « qui n’est rien d’autre que la section canadienne-française de la classe capitaliste canadienne… nullement intéressée à la séparation du Québec » et « dont Bourque et Frenette auraient minimisé l’importance et les possibilités de croissance ». Ceci, en conséquence, faisait aussi dire à Niosi (thèse proche de celle d’Arnaud Sales) que « le PQ représente une partie de la petite bourgeoisie traditionnelle, des professions libérales ainsi qu’une majorité des enseignants et fonctionnaires » et que, de plus, « la petite bourgeoisie regroupée dans le mouvement coopératif (Niosi entend ici les gestionnaires et les usages des Caisses), par contre, peut trouver dans le programme et la pratique du gouvernement péquiste de quoi nourrir ses rêves d’autodéfense face à l’agression du grand capital ». Les critères utilisés par Niosi dans son argumentation en ce qui concerne la négation de l’existence d’une bourgeoisie portaient sur le fait que le « marché, les investissements et les visées » de ce capital sont pancanadiens. D’autre part, pour Niosi, les gestionnaires du Mouvement Desjardins ne peuvent pas faire partie de la bourgeoisie parce qu’ils « proviennent de la petite bourgeoisie…. qu’ils ne sont pas les propriétaires privés du Mouvement et qu’ils ne peuvent bénéficier des actifs de ces institutions pour leur bénéfice personnel ni pour financer le parti politique de leur choix » (p. 30).

Tout ceci permettait à Niosi de conclure que « si la classe ouvrière veut un jour devenir la classe hégémonique de la société québécoise ou canadienne elle devra – dans une stratégie d’alliance de classe – reprendre à son compte une partie au moins des revendications de la petite bourgeoisie nationaliste au Québec ».

Au même colloque, j’affirmais de mon côté « que de faible qu’il est économiquement, le capital non monopoliste québécois trouve dans la superstructure, question nationale et forme éclatée du pouvoir d’État canadien, les éléments qui le constituent en fraction autonome de classe… c’est-à-dire fonctionnant comme force sociale, produisant des effets propres, dans la lutte politique, sur les autres fractions et classes… Le capital non monopoliste québécois représente une fraction autonome de la bourgeoisie, c’est-à-dire qu’il fonctionne avec une unité propre et c’est, à mon avis, ce que le PQ vient démontrer ». J’indiquais, dans le même texte, ce qui m’apparaissait fonder le rapport d’un parti aux classes et, à titre d’exemple,

décrivait les plus récentes modifications dans la structure sociale québécoise ayant amené « la transformation interne du capital non monopoliste québécois, en adoptant un visage diversifié, une composition sociale nouvelle ». Je réitérais que « l’appartenance de classe du PQ ne se définit ni par sa clientèle ni par l’origine sociale de ses membres ».

Les deux colloques de novembre 1977 recouvraient encore quelques ambiguïtés : a) bourgeoisie québécoise et canadienne-française n’étaient pas encore distinctes ; b) les assises économiques de la bourgeoisie québécoise n’étaient pas suffisamment dégagées ; c) le poids des facteurs politiques dans sa constitution ne faisait pas consensus ; d) le secteur de la PME était soit sous-estimé, soit réduit à la petite bourgeoisie.

Le numéro du printemps de la revue Politique aujourd’hui allait donner à Bourque et à Fournier l’occasion de préciser davantage certains énoncés antérieurs. Bourque reprenait les éléments que nous avions réciproquement avancés antérieurement et y ajoutait quelques distinctions qui s’avérèrent précieuses. Il définissait ainsi la bourgeoisie québécoise : « une classe dont la base d’accumulation est d’abord québécoise et qui s’appuie principalement sur l’État provincial pour défendre ses intérêts »46. « Ainsi, une bourgeoisie régionale comme la bourgeoisie québécoise qui, dans une situation « normale », ne devrait jouer qu’un rôle politique marginal peut, grâce à la conjugaison du double phénomène des pouvoirs régionaux et de la question nationale, mettre en danger l’existence même de l’État canadien ».

Retournant au cœur du débat, Bourque reparle de la « non-cohérence, de la dispersion et de l’extrême faiblesse économique » de cette bourgeoisie qui, dit-il « grâce au développement de l’État peut se développer en force sociale autonome ». Enfin, Bourque reprend (reprend à nouveau est un pléonasme) la différence entre « les intérêts qu’un parti défend en dernière analyse et la situation de classe de ses cadres politiques moyens, de ses députés et de sa clientèle de prédilection ». Il insiste enfin sur le fait que le PQ n’est pas un « parti socialement monolithique ».

Quant à lui, Pierre Fournier annonce également ce qui fera bientôt les principaux acquis de sa contribution : il désigne « les trois paliers de la bourgeoisie francophone soit le secteur privé, l’État et le mouvement coopératif » ; de plus, il distingue des fractions dans la bourgeoisie qu’il nomme alors « québécoise » : « une fraction fédéraliste… et une fraction nationaliste ».

Six mois plus tard, Jorge Niosi cristallise les axes du débat « Fournier-Bourque-Niosi ». Se rattachant à nouveau à la thèse du PQ parti de la petite bourgeoisie (technocratique), il recueille dans sa foulée les travaux de Denis Monière, de Vera Murray, d’Henry Milner et de Marcel Fournier. Son argumentation ayant été critiquée par Bourque dans le numéro suivant des Cahiers du Socialisme, j’éviterai de la reprendre ici. Pour l’essentiel, je soulignerai qu’outre la sévère critique qu’il fait du PQ quant à son aspect social-démocrate qu’il considère comme « un leurre » et au fait que peut-être « quelques dirigeants du PQ considèrent qu’ils représentent véritablement les intérêts de la nation québécoise, y compris de sa bourgeoisie », Niosi affirme à nouveau qu’il s’agit là du « représentant de la petite bourgeoisie technocratique ». Dur à l’endroit des thèses de Fournier et de Bourque, il met en lumière les critères juridico-économiques qu’il favorise. Si, et il n’y a pas de raison d’en douter, les positions de Niosi ne se réduisent pas aux énoncés de cette analyse, il demeure que les termes du débat que ces textes condensent contribuent, malgré leurs nuances, à affermir des pôles idéologiques distincts. C’est pourquoi j’ai parlé plus haut de rupture et de « tournant qualitatif » : les deux textes suivants marqueront, en réponse à la position du PQ – parti petit-bourgeois, une phase importante.

Pierre Fournier produira en janvier 1979 un dernier texte dans la lignée de cette polémique. Nourri des confrontations antérieures, Fournier dégagera les acquis suivants : a) rejet du concept de « bourgeoisie canadienne-française » et affirmation d’une distinction entre bourgeoisie québécoise et canadienne dans laquelle on trouve des éléments québécois ; b) reconnaissance de « l’important facteur super-structurel pour tenter de repérer les fractions de classe » ; reconnaissance que « la bourgeoisie québécoise a ses propres bases d’accumulation » ; reconnaissance « du poids économique et du potentiel des PME »47.

Par ailleurs, Fournier exprime des réserves sur la pertinence de la distinction entre capital monopoliste et non monopoliste, émettant l’hypothèse que la bourgeoisie québécoise est monopoliste.

Le texte de Gilles Bourque paru au printemps dernier démêlait à nouveau dans une forme encore plus nuancée les thèses essentielles. Encore une fois, il rappelle les facteurs superstructurels dans la constitution de la bourgeoisie régionale québécoise : « la question nationale,la spécificité de l’État keynésien dans la division politique canadienne, la particularité non monopoliste du capital régional »48 qui ne lui donne pas « le degré de cohérence économique caractéristique d’une véritable bourgeoisie nationale capable de soutenir une politique autonome se démarquant au moins minimalement de l’impérialisme ». De plus, Bourque ajoute que « si le projet péquiste profile l’enclenchement éventuel d’affirmation d’un capital monopoliste québécois à partir de quelques entreprises en voie de monopolisation (HydroSidbec-Provigo…), les contradictions entre le capital monopoliste et non monopoliste opposent encore principalement le capital canadien au capital québécois ». J’avais d’ailleurspour ma part tenté de démontrer cet énoncé auparavant (16) ? en disant que : « L’analyse desbases concrètes de la division sociale du travail au Québec permet de voir que la question nationale est intimement liée aux conditions québécoises de la lutte entre capital monopoliste et non monopoliste ». La distinction qui sépare pour l’instant Fournier d’un côté, Bourque et moi de l’autre sur l’importance de cette démarcation n’est pas encore disparue.

Cependant, l’ampleur de ces débats qui ne se résument pas, bien entendu, aux textes sur lesquels j’ai centré ma réflexion, a favorisé l’assouplissement des outils d’analyse. Bourque a été amené ainsi à insister, dans le n° 3 des Cahiers, sur le danger de réduire « le PQ aux intérêts restreints et à court terme d’une seule classe ». C’est pourquoi le concept de « fraction hégémonique du parti » devient-il pertinent pour désigner la force sociale dominante en dernière analyse. Ainsi, le PQ en ressort comme « formation politique ayant permis l’hégémonisation du mouvement nationaliste initié principalement par la nouvelle petite bourgeoisie (et secondairement par la petite bourgeoisie traditionnelle) au profit de la bourgeoisie régionale québécoise ».

Le débat n’était pas clos. En novembre 1979, Monière, que j’ai cité plus haut, reprenait la thèse de la petite bourgeoisie technocratique et celle de la non-existence d’une bourgeoisie québécoise pour, dans ce qui aura été jusqu’à ce jour le dernier sursaut du nationalisme de gauche, « présenter les informations indispensables pour une prise de décision éclairée »49.

Conclusion

En ce qui me concerne, au lieu de vouloir indiquer les bonnes raisons de prendre, face aux événements politiques à venir, telle ou telle position, je crois plus approprié de tirer des étapes passées de notre réflexion quelques enseignements.

Le premier, et, il me semble le plus aveuglant, consiste à reconnaître la précarité de notre questionnement. Ces textes, par leur évolution, leur progrès et aussi leurs hésitations, reflètent bien la difficile étape que nous traversons. Autant certaines analyses se séparent parfois, autant les conditions de nos luttes et du progrès du mouvement ouvrier les rapprochent aussi, au-delà de leurs divergences. Cela est essentiel. Puisqu’il faut terminer, il me semble utile de souligner que dans ces débats profondément liés dans leur matière, leurs préoccupations, leurs finalités au mouvement ouvrier québécois, une nouvelle tendance semble avoir brisé avec les réductions économistes qui avaient caractérisé et confiné les textes des quinze années précédentes à une vision étroitement nationaliste. Au nom du marxisme, un certain économisme avait alors rempli une importante fonction d’occultation des enjeux politiques qui suivirent. Il est nécessaire d’ajouter que critiquer le nationalisme petit-bourgeois ne signifie pas rejeter un projet d’indépendance véritable.

La formation d’une large alliance de gauche, indépendantiste, socialiste et démocratique étant à l’ordre du jour, l’occasion se prêtera certes à l’éclosion de nouveaux et féconds débats. Qu’il soit permis alors de souhaiter que les différences n’y soient pas réprimées et que les grandes forces des mouvements sociaux québécois n’échappent pas cette fois à cet heureux principe qui a fait l’histoire et fera le changement.


1 Cahiers du socialisme, no. 5, printemps 1980.

2 Bourque et Dostaler, Socialisme et indépendance, op.cit. p. 38.

3 Dofny, J. et Rioux, M., « Les classes sociales au Canada français », Revue française de Sociologie, vol. 3, n° 3, juillet-septembre 1962.

4 Bourque, Gilles et Laurin-Frenette, Nicole, « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec (1760-1970) », Socialisme, n° 20, 1970, p. 13 à 55 et nos 21-22 sous le titre « La structure nationale québécoise », pp. 109 à 155.

5 St-Pierre, Céline, « De l’analyse marxiste des classes dans le mode production capitaliste », Socialisme québécois, n° 24, 1974.

6 Piotte, Jean-Marc, « Sens et limites du néonationalisme », Parti Pris, vol. 4, n° 1, septembre-octobre 1966, p. 24-39, et dans Un parti pris politique, VLB Éd., Montréal, 1979, pp. 112-130.

7 Van Schendel, Michel, « Pour une théorie du socialisme au Québec », Socialisme, n° 17, 1969, pp. 7 à 20.

8 Bourque, Gilles et Laurin-Frenette, Nicole, « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec (1760-1970) », Socialisme, n° 20, 1970, pp. 13 à 55 et nos 21-22 sous le titre « La structure nationale québécoise », p. 109 à 155.

9 Piotte, Jean-Marc, « Lettre à une militante, » Parti Pris, vol. 5, nos 8-9, été 1968, dans Un parti pris politique, VLB Éd. 1979, pp. 132-135.

10 Bourque, Gilles, Racine, Luc et Dostaler, Gilles, « Pour un mouvement socialiste et indépendantiste », Parti Pris, vol. 5 n° 8, 1968.

11 Dubuc, Alfred, Les classes sociales au Canada de 1760 à 1840, Université de Montréal, Annales E.S.C., 22eannée, n° 4, 1967, pp. 829-844.

12 Bourque, Gilles et Laurin-Frenette, Nicole, « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec (1760-1970) », Socialisme, n° 20, 1970, pp. 13 à 55 et nos 21-22 sous le titre « La structure nationale québécoise », pp. 109 à 155.

13 Ryerson, Stanley-Bréhaut, Le capitalisme et la confédération, aux sources du conflit Canada-Québec (1760-1873), Éd. Parti Pris, Montréal, 1972.

14 David, Hélène, « L’état des rapports de classes au Québec – 1945-1967», Sociologie et Société, vol. VII, n° 2, 1975, pp. 33 à 67.

15 Brunelle, Dorval, La désillusion tranquille, Hurtubise/HMH, Cahiers du Québec, Collection Sociologie, Montréal, 1978.

16 Denis, Roch, Luttes de classes et question nationale au Québec, 1948-1968, E.D.I., Montréal, Paris, 1979.

17 Bourque, Gilles et Légaré, Anne, Le Québec – La question nationale, Éd. Maspéro, Paris, 1979.

18 Dofny, J. et Rioux, M., « Les classes sociales au Canada français », Revue française de Sociologie, vol. 3, n° 3, juillet-septembre 1962.

19 Dumais, Mario, « Les classes sociales au Québec » Parti Pris, vol. 3 nos 1-2, pp. 42 à 63.

20 Piotte, Jean-Marc, « Sens et limites du néonationalisme », Parti Pris, vol. 4, n° 1, septembre-octobre 1966, pp. 24-39, et dans Un parti pris politique, VLB Éd., Montréal, 1979, pp. 112-130.

21. Commentant son texte de 1966, résumé plus haut, Piotte

21 Idem

22 Idem.

23 Bourque, Gilles, Racine, Luc et Dostaler, Gilles, « Pour un mouvement socialiste et indépendantiste », Parti Pris, vol. 5, n° 8, 1968.

24 Bourque, Gilles, « On n’est pas le Congo » Parti Pris, vol. 5, n° 5, février 1968.

25 Van Schendel, Michel, « Pour une théorie du socialisme au Québec », Socialisme, n° 17, 1969, pp. 7 à 20.

26 Racine, Luc et Denis, Roch, « La conjoncture politique québécoise depuis 1960 », Socialisme québécois, nos 21-22, 1970, pp. 17-78.

27 Bourque, Gilles et Laurin-Frenette, Nicole, « Classes sociales et idéologies nationalistes au Québec (1760-1970) », Socialisme, n° 20, 1970, pp. 13 à 55 et nos 21-22 sous le titre « La structure nationale québécoise », pp. 109 à 155.

28 Laurin-Frenette, Nicole, Production de l’État et formes de la nation, Montréal, Éd, Nouvelle Optique, 1978.

29 Van Schendel, Michel, « Impérialisme et classe ouvrière au Québec », Revue Socialisme québécois, nos 21-22, 1971, pp. 156 à 209.

30 St-Pierre, Céline, « De l’analyse marxiste des classes dans le mode production capitaliste », Socialisme québécois, n° 24, 1974.

31 Piotte, Jean-Marc, « Le monstre bicéphale », Chroniques, nos 29-32, 1977-78, pp, 12 à 28 et dans Un parti pris politique, VLB Éd., 1979, pp. 201 à 218.

32 Légaré, Anne, Les classes sociales au Québec, Presses de l’Université du Québec, 1977.

33 Fournier, Pierre, « Projet national et affrontement des bourgeoisies québécoise et canadienne », La chance au coureur, Éd. Nouvelle Optique, juin 1978, pp. 39 à 60.

34 Niosi, Jorge, « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française », Cahiers du Socialisme, n° 1, printemps 1978, pp. 5 à 51.

35 Legaré, Anne, « Les classes sociales et le gouvernement du PQ », Revue canadienne de Sociologie et d’Anthropologie, n° 15 : 2, 1978, pp. 218 à 227.

36 Brunelle, Dorval, La désillusion tranquille, Hurtubise/HMH, Cahiers du Québec, Collection Sociologie, Montréal, 1978.

37 Sales, Arnaud, la bourgeoisie industrielle au Québec, Les Presses de l’Université de Montréal, 1979.

38 Mascotto, Jacques et Soucy, Pierre-Yves, Sociologie politique de la question nationale, Éd. Albert St-Martin, 1979, 180 p.

39 Levasseur, Carol et Lacroix, Jean-Guy, « Rapports de classes et obstacles économiques à l’association », Cahiers du Socialisme, n° 2, automne 1978, pp. 87 à 122.

40 Legaré, Anne, Les classes sociales au Québec, Presses de l’Université du Québec, 1977.

41 Monière, Denis, Les enjeux du référendum, Éd. Québec-Amérique, 1979.

42 Bourque, Gilles, « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse », Cahiers du Socialisme, n° 3, printemps 1979, pp, 120 à 162.

43. Pierre Fournier

43 Fournier, Pierre, « Projet national et affrontement des bourgeoisies québécoise et canadienne », La chance au coureur, Éd. Nouvelle Optique, juin 1978, pp. 39 à 60.

44 Sales, Arnaud, « Vers une technobureaucratie d’État », La Chance au coureur, Éd. Nouvelle Optique, juin 1978, pp. 25 à 39.

45 Niosi, Jorge, « La nouvelle bourgeoisie canadienne-française », Cahiers du Socialisme, n° 1, printemps 1978, pp. 5 à 51

46 Fournier Pierre, « Le parti québécois et la conjoncture économique au Québec », Politique aujourd’hui, nos 7-8, Paris, 1978, pp. 69 à 83.

47 Fournier, Pierre, « Les nouveaux paramètres de la bourgeoisie québécoise », Le capitalisme au Québec, Éd. Albert St-Martin, 1978, pp. 135 à 183.

48 Bourque, Gilles, « Petite bourgeoisie envahissante et bourgeoisie ténébreuse », Cahiers du Socialisme, n° 3, printemps 1979, pp, 120 à 162.

49 Monière, Denis, Les enjeux du référendum, Éd. Québec-Amérique, 1979, 207

 

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