Les négociations actuelles entre l’Union européenne et les États-Unis pour aboutir à un accord de « libre-échange » transatlantique, plus connu sous le sigle TAFTA (Transatlantic Free Trade Area), suscitent à juste titre bien des colères et des inquiétudes, ne serait-ce qu’en raison de l’opacité qui les entoure. D’où l’idée de voir ce que l’histoire peut nous apprendre sur les traités bilatéraux de commerce. Ils existent depuis l’Antiquité (Polybe en cite deux conclus entre Rome et Carthage, l’un en 509, l’autre en 348 avant J.-C.) et sont courants au Moyen- Âge, souvent liés à des traités de paix qu’ils viennent conforter (c’est le cas en Méditerranée, entre États chrétiens et musulmans). À l’époque moderne, on peut citer, dès le début du XVIe siècle, les « capitulations » accordées par le sultan de l’Empire ottoman à la France, permettant à cette dernière d’établir au Proche-Orient et en Afrique du Nord des comptoirs plus connus sous le nom d’échelles du Levant. En général, ces traités avaient surtout pour but d’assurer la sécurité des marchands et de leurs navires. Mais tout change au début du XVIIIe siècle.
1- Le traité de Methuen (1703)
Le premier traité de commerce bilatéral à avoir fait couler beaucoup d’encre date de 1703 et a été conclu entre le Royaume-Uni et le Portugal : c’est le traité de Methuen, du nom de l’ambassadeur anglais à Lisbonne qui mena la négociation. Il ne comprend que deux articles et ne porte que sur deux marchandises, les draps et le vin. D’un côté, le Portugal s’engage à abandonner la prohibition qui pesait sur les lainages anglais depuis 1684 et à rétablir les droits de douane antérieurs (23 %); de l’autre, le Royaume-Uni accordera aux vins portugais un tarif douanier inférieur d’un tiers à celui qui frappe les vins français.
On le voit, il ne s’agit pas de libre-échange, terme d’ailleurs inconnu à l’époque, et le domaine concerné est apparemment bien réduit. Il n’empêche. Dès sa signature et pendant des décennies, le traité a suscité des réactions souvent violentes et entraîné des polémiques auxquelles ont notamment participé Jonathan Swift et Daniel Defoe [1]. Adam Smith estimait pour sa part que le traité était a priori désavantageux pour le Royaume-Uni, dans la mesure où il n’empêchait pas le Portugal d’importer au même tarif des lainages venus d’autres pays, tandis qu’il contraignait le Royaume-Uni à accorder un tarif de faveur au Portugal [2]. De son côté, Ricardo pensait que les deux pays avaient tout à y gagner, à condition que le Portugal s’abstienne de fabriquer des textiles et que le Royaume-Uni s’abstienne de produire du vin [3]. C’est d’ailleurs l’exemple qu’il utilise longuement pour illustrer sa théorie des avantages comparatifs. On remarquera au passage qu’il est beaucoup plus aisé pour le Royaume-Uni de s’abstenir de produire du vin, alors que le Portugal est tout à fait capable de confectionner des textiles, ce qu’il faisait d’ailleurs au début du XVIIIe siècle.
Les analyses du traité faites par la suite ont clairement montré que le Royaume-Uni fut le principal bénéficiaire de Methuen, tandis que le Portugal vit en quelques années s’effondrer son industrie textile naissante. Le traité fut fréquemment utilisé au XIXe siècle par les tenants du protectionnisme comme preuve des dangers du libre- échange, un exemple nous en est fourni par le texte suivant, rédigé en 1847 par une société d’agriculture de l’Aube : « S’il fallait d’autres preuves pour justifier nos appréhensions… nous citerions le fameux traité de Methuen, dont les résultats ont été si funestes au Portugal; qui y a détruit les manufactures, le commerce, ruiné ses comptoirs en Amérique, épuisé ses trésors, tari toutes les sources de la richesse… Ainsi, il est incontestable que le Portugal a perdu toute cette énergie qu’il développa au XVe siècle, et qu’il avait conservée jusqu’au commencement du XVIIIe, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où il s’est malheureusement soumis par un traité de commerce à la domination britannique [4]. »
Tel n’est évidemment pas l’avis des partisans du libre-échange, en particulier Frédéric Bastiat, qui utilise souvent le personnage de Robinson sur son île pour démontrer a contrario les bienfaits des avantages comparatifs. Vers 1847, il rédige un petit texte intitulé « Midi à quatorze heures », dans lequel Robinson échange ses fruits et légumes contre des lainages venus d’une île voisine et finit ruiné, comme le Portugal l’était au XIXe siècle. Mais, selon Bastiat, n’allons pas chercher midi à quatorze heures; si le Portugal se trouve dans cette situation, cela n’a rien à voir avec le traité de Methuen, c’est tout simplement que les Portugais sont paresseux, désordonnés et victimes de ce qu’on appellerait aujourd’hui une « mauvaise gouvernance » :
Remplacez le Portugal du XIXe siècle par la Grèce du XXIe, et vous aurez la même explication, martelée à l’envi par les libéraux et les médias qui leur sont asservis.
2- Le traité Eden-Rayneval (1786)
On aura remarqué la tonalité nettement antifrançaise du traité de Methuen, qui pénalisait les vins français dont les Anglais étaient
pourtant si friands. Le traité fut en effet signé pendant la guerre de succession d’Espagne (1701-1713), au cours de laquelle les deux pays étaient opposés. À la fin de la guerre, un traité commercial fut signé à Utrecht, parallèlement au traité de paix de 1713. Mais il ne fut jamais vraiment appliqué, achoppant notamment sur les tarifs imposés aux vins français, le Royaume-Uni n’ayant nullement l’intention de remettre en cause le traité de Methuen, au grand dam d’Adam Smith : « Au moyen du fameux traité de commerce avec le Portugal, le consommateur est détourné, par des droits énormes, d’acheter d’un pays voisin une denrée que notre climat ne peut produire, mais qu’il se trouve forcé d’acheter d’un pays éloigné, quoiqu’il soit bien reconnu que la denrée du pays éloigné est de moins bonne qualité que celle du pays voisin [6]. » Cependant, en 1786, un nouveau traité bilatéral va modifier la donne. Il s’agit du traité Eden-Rayneval, du nom de ses deux signataires, inspiré à la fois par les physiocrates français et par les théories de Smith :
« Toutes les prohibitions sont supprimées, les droits de douane sont abaissés aux alentours de 10 % ad valorem (produits métalliques), 12 % (cotonnades, lainages, porcelaine, verrerie, poterie), ou alignés sur ceux du Portugal (vins). Seules les soies françaises continuent à être fortement taxées, au détriment des producteurs lyonnais [7]. »
Comme celui d’Utrecht, le traité intervient au lendemain d’un conflit, la guerre d’indépendance des États-Unis, qui s’achève en 1783 (traité de Versailles). Il ne durera que quelques années, jusqu’aux guerres révolutionnaires, ce qui rend difficile l’analyse de ses conséquences. Il semble cependant avoir été très défavorable à la France, dont la balance commerciale avec le Royaume-Uni, positive en 1784, devient nettement négative à partir de 1788. Alors que les industries françaises sont encore « dans l’enfance », selon l’expression employée plus tard par Friedrich List, le Royaume-Uni jouit d’une avance considérable et peut produire à moindre coût des marchandises bien souvent de meilleure qualité. L’invasion du marché français par les textiles anglais entraîne dans certaines régions un chômage massif accompagné d’émeutes. Plusieurs bailliages de ces régions demandent soit l’abolition du traité, soit la renégociation d’un certain nombre de clauses. D’une certaine manière, on peut dire que le traité Eden-Rayneval fait partie des causes de la Révolution française.
Certains auteurs portent cependant un jugement plutôt positif sur le traité, qui aurait stimulé l’industrie française grâce à la concurrence. C’est le cas de l’historien Jean-Pierre Poussou : « Il me semble évident que nous pouvons conclure que le traité de 1786 n’a pas réellement affecté l’activité globale de nos industries. Celles-ci ont beaucoup plus souffert de la hausse des prix céréaliers… Au contraire, tout comme celui de 1860, le traité Eden-Rayneval a été voulu parce que le gouvernement royal avait une attitude économique dynamique et voulait renforcer le dynamisme de l’économie du royaume [8]. »
3- Le traité Cobden-Chevalier (1860)
Le début du XIXe siècle, avec son cortège de guerres, est marqué par un renforcement du protectionnisme, mais peu à peu le libéralisme économique progresse dans les esprits, aboutissant au Royaume- Uni à l’abolition des Corn Laws (1846). En France, le combat en faveur du libre-échange est mené entre autres par les Saint- Simoniens, dont Napoléon III était proche. Les liens entre la France et le Royaume-Uni, pour une fois, sont resserrés par une guerre (la guerre de Crimée, dans laquelle les deux pays étaient alliés contre la Russie), ce qui favorise, en 1860, la signature du traité franco- anglais de 1860, plus connu sous le nom de traité Cobden-Chevalier, du nom de ses principaux négociateurs. Relativement court (une vingtaine d’articles) et négocié secrètement, le traité prévoit la suppression de toute prohibition, l’entrée des matières premières en franchise, la réduction des autres droits de douane à un niveau inférieur à 30 %, ce plafond devant être abaissé à 25 % sous cinq ans. L’accord, renouvelable de dix en dix ans, comporte aussi la clause de la nation la plus favorisée : chacun des deux contractants fera bénéficier l’autre des concessions qu’il pourra accorder à un pays tiers.
Ce traité plutôt inattendu fait boule de neige : entre 1860 et 1870, environ 120 traités sont conclus sur son modèle, entraînant une forte progression des échanges commerciaux. La France en signe une vingtaine, l’Italie naissante 24, l’Autriche 14, la Prusse 18. Tout le continent européen bascule dans le camp du libre-échange, à l’exception de la Russie [9]. Mais cette conversion ne durera que quelques années et ne résistera pas à la Grande Dépression des années 1870-1890. En France, dès les débuts de la IIIe République, le gouvernement de Thiers renégocie les clauses textiles du traité de 1860, entraînant son abolition partielle (1873). Puis, en 1881, la France ayant augmenté unilatéralement ses droits de douane, le Royaume-Uni se refuse à renouveler le traité. Entre temps, l’Allemagne est revenue au protectionnisme en 1879, et la France y basculera entièrement en 1892 avec la loi Méline.
Reste à savoir si le traité de 1860 et ceux qui l’ont immédiatement suivi peuvent être ou non considérés comme ayant eu des conséquences positives. Beaucoup en doutent, notamment l’historien de l’économie Paul Bairoch, pour qui la simultanéité de la libéralisation tous azimuts et de la Grande Dépression qui commence dans les années 1869-1873 ne doit rien au hasard. Selon lui, de toute façon, au XIXe siècle « les effets du libéralisme dans les échanges internationaux ont été plus souvent négatifs que positifs… [et] à l’inverse, les mesures protectionnistes eurent le plus souvent des conséquences positives » [10].
4- Traités bilatéraux et tiers-monde
Le traité de 1860, comme celui de 1786, concernait deux pays développés (même si c’était à des degrés différents). Mais il y eut dans le monde bien d’autres accords bilatéraux, et le moins qu’on puisse dire c’est que tous, ou presque, peuvent être considérés comme des traités inégaux au profit des nations colonisatrices, le plus souvent le Royaume-Uni et la France au XIXe siècle. Un premier exemple, celui du Brésil, colonie portugaise qui devient officiellement indépendante en 1822. En 1810, la couronne portugaise, alors installée à Rio pour fuir l’invasion napoléonienne, signe avec le Royaume-Uni un traité commercial dans la continuité de celui de Methuen : les produits anglais peuvent entrer librement dans les ports brésiliens et bénéficient d’un tarif douanier préférentiel fixé à 15 % (contre 24 % pour les autres pays). Le traité est renouvelé en 1827, et d’autres pays, moyennant leur soutien à l’indépendance brésilienne, obtiennent des avantages similaires à ceux des Anglais. C’est le cas notamment de la France en 1826 ou des États-Unis en 1828. « Les clauses sont réciproques et toujours à peu près les mêmes : privilèges juridiques pour les citoyens, faveurs pour la navigation, facilités pour s’établir dans le pays et monter des entreprises, et surtout un tarif douanier de 15 % à l’entrée des produits. La réciprocité est évidemment une fiction dans tous ces domaines, d’autant que la plupart des produits d’exportation du Brésil (comme le sucre et le café) sont exclus des marchés européens pour ne pas concurrencer les produits venant des colonies [11]. » En 1844, le Brésil dénonce tous les traités signés auparavant et adopte un protectionnisme destiné à encourager le développement de l’industrie nationale. Mais le mal semble déjà fait et l’économie brésilienne demeurera tributaire du Royaume-Uni jusqu’à la fin du siècle, puis des États-Unis par la suite.
L’expression « traités inégaux », employée ci-dessus, a été surtout utilisée par les Chinois pour nommer les traités imposés militairement par les puissances colonisatrices à la Chine, à la Corée et au Japon de la fin de l’époque Edo. Les plus célèbre d’entre eux est celui de Nankin (1842), censé conclure la guerre de l’opium de 1839-1842 entre la Chine et le Royaume-Uni. Les Britanniques obtiennent en concession l’île de Hong Kong, ainsi que l’ouverture au commerce de cinq ports chinois, dont Canton et Shanghai. Les droits
de douane chinois sont réduits à 5 %, et le Royaume-Uni obtient la clause de la nation la plus favorisée. Parmi les autres avantages concédés aux Anglais, on notera que les sujets britanniques coupables de crimes de sang pourront désormais être jugés par une cour de justice au Royaume-Uni. L’ouverture de la Chine au commerce extérieur se poursuit dans les années qui suivent, en particulier avec le traité de Tianjin, ou Tientsin (1858), conclu à la fin de la première moitié de la seconde guerre de l’opium entre la Chine d’un côté, et de l’autre le Royaume-Uni, la France, la Russie et les États-Unis. Le traité, qui impose à la Chine la légalisation de l’opium, ouvre onze ports supplémentaires au commerce extérieur et facilite les implantations étrangères à l’intérieur du pays.
On pourrait ainsi multiplier les exemples de traités inégaux colonisateurs, mais on n’oubliera pas les colonies officielles, surtout anglaises ou françaises, véritables paradis pour l’expérimentation des « avantages comparatifs » : libre accès pour tous les produits de la métropole, industrialisation quasiment nulle, développement de cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières, etc. Autant de handicaps pour les pays colonisés lorsqu’ils obtiendront leur indépendance… avant de tomber dans les griffes de nouveaux accords bilatéraux. Pour reprendre une citation attribuée à Disraeli, « Les colonies ne cessent pas d’être des colonies parce qu’elles sont indépendantes ».
5- Guerres, GATT et OMC
Au début du XXe siècle, à l’exception du Royaume-Uni, et encore, l’ensemble du monde est protectionniste. Après la Première Guerre mondiale, la Société des Nations (SDN) cherche pourtant à mettre en place un accord multilatéral de commerce : c’est l’enjeu de la Conférence économique internationale tenue à Genève en 1927. Celle-ci aboutit à des accords de principe concrétisés par une poussée libre-échangiste en 1928-29 (abaissement des droits de douane dans la plupart des pays développés). La crise de 1929 entraîne un retour en force du protectionnisme. Cependant, quelques années plus tard, les États-Unis se convertissent au libéralisme économique, sous l’impulsion notamment de leur secrétaire d’État Cordell Hull. Outre que les États-Unis, devenus une superpuissance économique, ont tout à gagner maintenant au libre- échange, Hull est persuadé que les guerres sont souvent causées par des rivalités économiques déloyales. Et donc, en 1934, le Reciprocal Trade Agreement Act autorise le président des États-Unis à conclure avec d’autres pays des accords bilatéraux basés sur une diminution réciproque des tarifs douaniers. Entre 1934 et 1939, l’administration Roosevelt signera de tels accords avec 19 autres États : Belgique, Brésil, Canada, Colombie, Costa Rica, Cuba, Équateur, Finlande, France, Guatemala, Haïti, Honduras, Nicaragua, Pays-Bas, Royaume-Uni, Salvador, Suède, Suisse, Tchécoslovaquie.
La Seconde Guerre mondiale ne peut que renforcer la pensée de Cordell Hull, et le traumatisme qu’elle a provoqué entraîne, outre la création de l’Organisation des Nations unies (1945), la mise en place du multilatéralisme dans les échanges commerciaux. Tel est l’objet du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade, en français Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), signé en 1947 par 23 États, qui aurait dû être par la suite englobé dans une Organisation internationale du commerce (OIC) totalement intégrée à l’ONU. Cette OIC fut créée par la charte de La Havane (1948), mais les États-Unis refusèrent de ratifier cette charte, qui resta lettre morte.
Entre 1947 et 1994, le GATT passe de 23 à 120 États membres. Les négociations commerciales se déroulent selon une série de cycles appelés rounds, le plus célèbre d’entre eux étant l’Uruguay Round (1986-1994), qui aboutit à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). C’est le triomphe de la pensée néolibérale et des sociétés transnationales. Le GATT existe toujours au sein de l’OMC, mais on lui a adjoint plusieurs dizaines d’accords n’ayant plus rien à voir avec le commerce des marchandises et les tarifs douaniers. C’est le cas de l’AGCS (Accord général sur le commerce des services) ou de l’accord sur les ADPIC (Aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce), deux des plus dangereux accords de l’OMC. Les conflits éventuels entre États membres sont réglés par l’ORD (Organe de règlement des différends). Cela ne suffit pourtant pas aux multinationales, qui souhaitent investir sans entraves dans tous les pays. D’où la tentative de mettre en place l’AMI (Accord multilatéral sur l’investissement). Cet accord, négocié dans le plus grand secret au sein des pays membres de l’OCDE de 1995 à 1997, aurait entre autres permis aux multinationales, et plus généralement à toutes les entreprises, d’assigner en justice un gouvernement mettant des obstacles à leurs activités. L’AMI fut certes rejeté en 1998, mais l’idée demeurait vivace, il suffisait pour la réaliser de changer de stratégie.
6- Les nouveaux accords commerciaux préférentiels
Outre le rejet de l’AMI, les multinationales voient leurs espoirs de libéralisation tous azimuts douchés par le blocage des négociations au sein de l’OMC (échec du cycle de Doha). Ceci, lié à la soumission, pour ne pas dire la démission, des États face aux lobbies économiques et financiers, explique en grande partie la multiplication d’accords bilatéraux au début du XXIe siècle, plusieurs centaines à ce jour [12]. Ils peuvent être conclus entre deux États, entre un État et un groupe d’États (c’est le cas du TAFTA et des nombreux accords déjà passés par l’Union européenne), voire entre deux groupes d’États (accord de partenariat économique UE/Afrique de l’Ouest). Ils peuvent aussi être conclus entre plusieurs pays (ALENA). Leur côté préférentiel les met en principe en contradiction avec les règles de l’OMC (clause de la nation la plus favorisée notamment), mais, à force de contorsions, cette organisation estime que ce n’est pas le cas et qu’ils sont rendus possibles par l’alinéa 4 de l’article XXIV du GATT [13].
Ces accords, dont le contenu est très variable, sont appelés par l’Union européenne (UE) « accords de libre-échange de nouvelle génération ». Y sont abordés le plus souvent, en dehors du volet tarifaire, l’investissement, les services, les marchés publics, la propriété intellectuelle, la concurrence, et plus généralement ce que l’UE appelle « les obstacles au commerce derrière les frontières ». Ils comportent presque toujours des clauses permettant aux multinationales de traîner les États en justice lorsque ceux-ci prennent des dispositions créant de tels « obstacles ». On a vu ainsi des États poursuivis pour avoir osé augmenter le salaire minimum, mener des campagnes antitabac ou abandonner l’énergie nucléaire [14]!
Selon l’UE, l’un des premiers accords de nouvelle génération est celui qu’elle a conclu en 2011 avec la Corée du Sud, « le plus ambitieux jamais négocié par l’Union européenne ». Dans une brochure consacrée à cet accord – « L’accord de libre-échange entre l’UE et la Corée en pratique » – et destinée aux entreprises européennes, elle leur indique quels avantages elles pourront tirer de l’accord, notamment en matière de services : « L’ALE vise, par son étendue, une pluralité de secteurs : les télécommunications, la protection de l’environnement, les transports, la construction, les finances, la poste et le courrier express, les services professionnels tels que les services juridiques comptables, d’ingénierie et d’architecture ainsi qu’un vaste éventail d’autres services aux entreprises. La Corée s’engage à libéraliser l’accès à son marché dans plus d’une centaine de secteurs. »
C’est à un accord à peu près similaire que l’UE et les États-Unis espèrent sans doute aboutir, au profit des sociétés transnationales et au détriment des populations. Si le TAFTA voit le jour, BNP Paribas n’aura plus aucune inquiétude à avoir : c’est elle désormais qui poursuivra les États-Unis en justice, et non l’inverse! Pour en revenir à la perspective historique, les divers traités ont toujours été soumis à l’emprise de lobbies. C’était déjà le cas en 1703, avec l’existence d’un groupe de pression formé par les propriétaires de vignobles dans la région de Porto. Mais, aujourd’hui, le lobbying n’est même plus nécessaire : les États ont délégué leur souveraineté aux multinationales, en particulier aux sociétés financières, et on est en droit de penser qu’ils se contentent d’apposer leur signature au bas de traités qu’ils n’ont pour l’essentiel même pas rédigés.
lundi 15 septembre 2014
Notes
[1] Cf. Paul Duguid, « The Making of Methuen : the commercial treaty in the english imagination », História, Revista da Faculdade de Letras, série III, vol. 4, Porto 2003.
[2] Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776, Paris, GF-Flammarion, 1991, tome II, livre 4, chapitre 6, pages 149 et suiv.
[3] David Ricardo, Des Principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817, Paris, GF-Flammarion, 1992, chapitre 7, pages 147 et suiv. [4] E. Honoré Anner-André, Rapport sur la théorie du libre-échange et les principes de l’association pour la défense du travail national, Paris,1847.
[5] F. Bastiat, « Midi à quatorze heures »
[6] Adam Smith, op. cit., chapitre 8, p. 279.
[7] Jacques Brasseul, « Heurs et malheurs des traités de commerce franco-britanniques à travers l’histoire ».
[8] Jean-Pierre Poussou, « Le dynamisme de l’économie française sous Louis XVI », Revue économique, volume 40, n° 6, 1989, p. 979.
[9] cf. Jacques Brasseul, op. cit.
[10] Paul Bairoch, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, 1999, Paris, La Découverte/Poche, 2005, p. 233.
[11] Marie-Jo Ferreira, Le Brésil indépendant et le Portugal (1822-1922), Paris, L’Harmattan, 2012, p. 54.
[12] Le Monde diplomatique, dans l’excellent dossier consacré au Grand marché transatlantique dans son numéro de juin 2014, parle même de plus de 3000 accords.
[13] « Les parties contractantes reconnaissent qu’il est souhaitable d’augmenter la liberté du commerce en développant, par le moyen d’accords librement conclus, une intégration plus étroite des économies des pays participant à de tels accords. » On lira avec intérêt sur ce sujet le Rapport sur le commerce mondial 2011 de l’OMC, essentiellement consacré aux accords commerciaux préférentiels, disponible sur Internet.
[14] Voir à ce sujet « Des tribunaux pour détrousser les États », Le Monde diplomatique, juin 2014, p. 14.