Au tournant du vingtième siècle, la tempête est en gestation. Des mouvements se faufilent dans le dédale des luttes, créant de nouvelles résistances. Des mobilisations anticoloniales d’une ampleur sans précédent ont lieu en Chine, au Vietnam, en Afrique et en Amérique latine. Comme le dit le révolutionnaire et poète cubain José Marti (1853-1895), c’est « l’ère des brasiers ». Avec la Deuxième Guerre mondiale, le mouvement de libération connaît un nouvel élan. Dans plusieurs autres pays asiatiques, les partis communistes créent de vastes coalitions anti-impérialistes et anticoloniales où sont amalgamées les revendications sociales (notamment celles qui concernent le vaste monde paysan) et nationales, avec au centre la revendication de l’indépendance. En Asie, ces luttes aboutissent à de gigantesques victoires en Chine (1948) où Mao Zedong propose une nouvelle stratégie. Pour Mao, l’agenda de la révolution chinoise doit réconcilier deux impératifs : mettre fin à la domination impérialiste sur la Chine et libérer le monde rural par le moyen d’une immense réforme agraire redistribuant les terres aux paysans. « Le caractère de notre révolution, affirme Mao, est celui d’une révolution démocratique bourgeoise, menée principalement contre l’impérialisme et le féodalisme, dont les forces motrices fondamentales sont le prolétariat, la paysannerie et la petite bourgeoisie urbaine »[1]. Au Vietnam, une lutte immense s’échelonne pendant trente ans, d’abord contre le colonialisme français, puis contre l’impérialiste américain. Le génial général Giap, architecte de la révolution vietnamienne, explique :
La révolution sud-vietnamienne fait partie intégrante de la révolution mondiale. Chaque grand événement qui se produit dans le monde influe sur la lutte de notre peuple; par contre, cette lutte influe de façon non négligeable sur le mouvement révolutionnaire de différents pays dans le monde… Les contradictions fondamentales de notre époque trouvent leur expression concentrée dans notre pays…[2]
Avec cette nouvelle situation en Asie, on peut littéralement dire que le monde a effectivement changé de base. En 1955, vingt-neuf nouveaux États se réunissent à Bandoeng pour annoncer la venue au monde d’un autre monde, le « tiers monde » qui réclame, plus que jamais, la fin du colonialisme et une nouvelle architecture mondiale basée sur la coopération et la paix. Certes, ce « tiers monde » continue d’entretenir des liens privilégiés avec l’Union soviétique, mais il s’articule de plus en plus sur ses propres bases. Quelques années plus tard d’ailleurs, un violent conflit éclate entre l’URSS et la Chine dont les répercussions sont immenses d’un bout à l’autre de la planète.
La polarisation au début des années 1960 prend forme en Algérie où le mouvement de libération national met à mal le pouvoir colonial français, mais révèle également les défaillances de la gauche française (et européenne) face aux enjeux anticoloniaux et anti-impérialistes. Les textes de Frantz Fanon, Martiniquais engagé dans la lutte algérienne, sont un véritable coup de tonnerre, car ils remettent en question la perspective historique des socialismes européens et annoncent la nouvelle génération de mouvements qui s’en vient dans le tiers monde, tout en ouvrant la voie à une profonde crise des gauches européennes. L’incapacité des partis socialistes et communistes à lutter vigoureusement contre les pratiques prédatrices des États capitalistes est la cible d’une « nouvelle gauche » qui cherche à retrouver le souffle des élans révolutionnaires antérieurs. Les peuples colonisés n’attendent plus d’être sauvés par le socialisme des autres. Aimé Césaire le dit, « L’heure de nous-mêmes a sonné… »
Par la suite, des révoltes éclatent au Kenya, en Angola et au Cameroun. Des leaders radicaux émergent au Ghana, au Mali et au Congo. Certes, le résultat concret est mitigé, car plusieurs insurrections sont vaincues pendant que des leaders nationalistes qui émergent à travers la décolonisation sont renversés par des militaires appuyés par les anciennes puissances coloniales (c’est le cas notamment de Patrice Lumumba au Congo). Cependant, l’appel du nationalisme radical, et en particulier de Fanon ouvre la porte à d’autres résistances dans une perspective volontariste.
De ces tournants proviennent de nouvelles explorations théoriques pour « relire » Marx, Lénine et tous les autres. L’apport des sociologies critiques, du féminisme et des nouveaux mouvements sociaux change le paysage intellectuel et politique de la gauche. Les idées dominantes sur la « marche irrésistible de l’histoire », du « triomphe inévitable du socialisme » et d’un chemin linéaires vers la libération sont refoulées par de nombreux travaux, dont ceux de Bourdieu, Foucault, Althusser, Poulantzas. En contestant l’inertie de la gauche institutionnelle sur l’Algérie et le Vietnam, ces contestataires remettent en question les concepts traditionnels de l’État sur l’État, le parti, les mouvements sociaux, la transition au socialisme et la nature même du capitalisme. Ces remises en question revoient également le rapport entre luttes nationales et luttes sociales. L’idée s’impose selon laquelle les luttes de libération nationale se trouvent en fait au centre de la problématique de la transformation, et non comme une dimension secondaire, presque collatérale. Des mouvements de revendications nationales ressurgissent un peu partout, y compris dans les pays capitalistes du « centre », notamment le Canada, l’Espagne, la Grande-Bretagne et même les États-Unis, autour des luttes des Afro-Américains.
Cette effervescence prend toutefois des dimensions énormes dans la moitié sud de l’hémisphère des Amériques. La révolution cubaine (1959) change en effet la donne. Elle est une véritable « révolution dans la révolution », selon l’expression consacrée par Régis Debray. Elle bouscule l’hégémonie de la gauche traditionnelle et par la bande, le « modèle soviétique ». Elle conteste ardemment les théorisations antérieures sur les stratégies des luttes anticapitalistes et anti-impérialistes. Plus question d’attendre, le socialisme fait intrinsèquement partie de la révolution anti-impérialiste. Quelque temps après le triomphe de la révolution cubaine, Fidel Castro affirme :
La révolution anti-impérialiste et la révolution socialiste ne sont qu’une seule révolution. Telle est la grande vérité dialectique de l’humanité : l’impérialisme n’a en face de lui que le socialisme… Il est une étape que quelques pays sous-développés pourront peut-être sauter, c’est l’édification du capitalisme[3]. »
La révolution cubaine devient alors un phare, un emblème, une inspiration, largement associée à la figure d’Ernesto « Che » Guevara, qui veut relancer la lutte révolutionnaire et créer selon son expression « deux ou trois Vietnam »[4]. La vague de luttes sociales et nationales qui emporte alors l’Amérique latine se transmet par la suite en Afrique où, à l’inspiration de précurseurs comme Patrice Lumumba, se développe une nouvelle génération, notamment dans les pays qui n’ont pas accédé à l’indépendance, comme dans les colonies portugaises de l’Angola, du Mozambique et de la Guinée. Au Moyen-Orient, cette relance est également à l’œuvre à travers la lutte de libération du peuple palestinien, également avec les résistances en Iran, au Liban, en Égypte et au Maroc.
Tout au long des années 1960 et durant la première partie des années 1970, ces luttes marquent des victoires importantes dont la plus importante est celle des Vietnamiens contre l’impérialisme américain (1975), sans compter la libération des mouvements de libération contre le colonialisme portugais en Afrique, les révolutions au Nicaragua, en Iran, en Éthiopie et ailleurs. Le Guinéen Amilcar Cabral, notamment, exprime la nécessité de « réinventer » la révolution africaine selon des schémas originaux et « déterminés et conditionnés par la réalité historique de chaque peuple »[5]. Toutefois, des défaites importantes sont également enregistrées. En Amérique du Sud par exemple, les guérillas inspirées par la révolution cubaine et le symbole du Che Guevara échouent, de même que le projet socialiste non armé du Chili. L’impérialisme américain, secoué ici et là, est loin d’avoir dit son dernier mot. Dans les années 1980, la réorganisation de l’empire permet de refouler des élans révolutionnaires dans plusieurs régions du monde, notamment en Asie et en Afrique. De grands « retournements » ont lieu au moment où des mouvements révolutionnaires, qui s’estiment près de réaliser leurs buts, se retrouvent finalement relégués, en Iran ou aux Philippines notamment. Une longue et pénible traversée du désert s’étend dans les années 1980 et 1990, au moment où le basculement du monde permet aux États-Unis de regagner leur influence, à la fois par de nouvelles agressions militaires (au Moyen-Orient et en Asie), à la fois par l’imposition d’une nouvelle architecture internationale (via les politiques dites du « consensus de Washington »), notamment en Amérique latine.
Parallèlement, on sent un certain essoufflement théorique et politique de la part des mouvements de libération, à commencer par ceux qui sont parvenus au pouvoir. D’emblée, l’arrivée au pouvoir s’avère plus complexe que ce qui avait été pensé. Les pays libérés sont dévastés. Parallèlement, les mouvements héritent de « réflexes » accumulés pendant la lutte. Sans être « militaristes », ils pensent qu’il faut agir de manière centralisée, sans tergiverser avec les oppositions, même celles qui n’ont pas été les relais des pouvoirs impériaux. Face aux masses ouvrières et paysannes, les États révolutionnaires concentrent le pouvoir au sein d’une élite où les organisations populaires sont des « courroies de transmission », selon le « modèle » soviétique, chinois ou cubain, d’où un déficit démocratique plus ou moins visible, mais qui va s’accumuler au fil des années.
Au tournant du siècle toutefois, la période « creuse » s’achève alors que se produit un nouvel élan. Le coup d’envoi, si on peut dire, est donné au Mexique avec l’insurrection organisée par les communautés autochtones du Chiapas et l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN). De manière moins spectaculaire se produisent des mouvements populaires d’une nouvelle génération au Brésil, en Argentine, en Bolivie, au Venezuela, et desquels émergent de nouvelles initiatives comme le Forum social mondial, la Via Campesina et d’autres lieux et réseaux. Ces initiatives expriment des dynamiques et des revendications citoyennes qui vont bien au-delà des considérations de partis, tout en restant ancrées sur l’espace politique, notamment en visant le pouvoir, que cela soit au niveau local, national, voire international. À quelques reprises, des mobilisations renversent des gouvernements, notamment en Argentine (2001), où se construit, selon Guillermo Almeyra, une nouvelle subjectivité issue des luttes, valorisant la pluriculturalité et la pluriethnicité, imposant la priorité au social, favorisant les expériences horizontales et démocratiques[6]. En Bolivie, une nouvelle convergence est expérimentée entre les acteurs politiques et les mouvements populaires, entre les différentes composantes de la population, et ce, dans un pays où pendant si longtemps, la majorité autochtone avait été rejetée en dehors de la citoyenneté. Sur les traces de penseurs militants comme le Péruvien José Mariátegui, des mouvements élaborent de nouveaux concepts permettant de repenser l’État et la nation et de conjuguer de nouveau les luttes sociales d’émancipation avec l’affirmation des droits des peuples.
[1] Mao Tsé-toung, « Pour la parution de la revue Le Communiste » (1939), Écrits choisis, op. cit., p. 177.
[2]Vo Nguyen Giap, Extraits de La guerre de libération au Sud Vietnam, 1965
[3] Fidel Castro, Discours prononcé lors de la séance inaugurale de l’université populaire, 2 décembre 1961.
[4] Ernesto Che Guevara, Message à la Tricontinentale, 1967.
[5]Amilcar Cabral, « Fondements et objectifs de la libération nationale », 1966
[6] Guillermo Almeyra, Rébellions d’Argentine, Tiers État, luttes sociales et autogestion, Paris, Syllepse, 2006.