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L’élite au pouvoir, de Charles Wright Mills

Extrait de C. W. Mills, L’élite au pouvoir, éditions Agone, 2012

Les américains, qui ne veulent pas s’inquiéter des problèmes moraux posés par l’économie politique, s’accrochent à l’idée que le gouvernement est une sorte de machine automatique, dans laquelle l’équilibre entre les intérêts rivaux joue le rôle de régulateur. Cette image de la politique ne fait que reprendre l’image officielle de l’économie : dans les deux domaines, l’équilibre proviendrait de la pression exercée par de nombreux intérêts, dont chacun n’est freiné que par des interprétations légalistes et amorales de ce que le public peut supporter.

L’idéal de l’équilibre automatique a trouvé son expression la plus élaborée et la plus convaincante dans les termes économiques du XVIIIe siècle : le marché est souverain et, dans l’économie magique du petit entrepreneur, il n’existe pas de centre autoritaire.

De même dans le domaine politique, l’équilibre des pouvoirs est la force dominante, par conséquent il n’y a aucun risque de despotisme. « La nation qui ne veut pas adopter l’équilibre du pouvoir, écrivit John Adams, doit adopter le despotisme. Il n’y a pas d’autre alternative. »

Ainsi l’équilibre, ou le système de freins et « contrepoids » (checks and balances) tel qu’il a été élaboré par les hommes du XVIIIe siècle, est devenu le mécanisme essentiel par lequel on garantissait la liberté politique et économique contre tout risque de tyrannie, dans le concert mondial des nations souveraines. (…)– 1 –

Selon M. David Riesman, par exemple, au cours du dernier demi-siècle, on est passé de « la hiérarchie de pouvoir d’une classe dirigeante à la dispersion des pouvoirs » dans des « groupes de veto ». Désormais, personne ne domine rien ; tout dérive sans gouverne. « En un sens, estime M. Riesman, cela revient à dire que l’Amérique est un pays de classe moyenne […] dans lequel les gens s’apercevront peut-être bientôt qu’il n’y a plus un nous qui dirige les choses et un ilsqui ne les dirige pas, ou un nous qui ne dirige pas les choses et un ils qui les dirige, mais plutôt que tous les nous sont des ils et que tous les ils sont des nous. »

« Les chefs ont perdu le pouvoir, mais les subordonnés ne l’ont pas gagné », et en attendant, M. Riesman pousse son interprétation psychologique du pouvoir et des puissants à un point extrême, par exemple : « Si les hommes d’affaires se sentent faibles et dépendants, ils sont faibles et dépendants, quelles que soient les ressources matérielles qu’on leur donne. »

Par conséquent, « l’avenir semble être entre les mains des petits commerçants et des petits membres des professions libérales qui sont maîtres du Congrès : les agents immobiliers, avocats, vendeurs de voitures, entrepreneurs de pompes funèbres et autres personnages locaux (…) ».

Voilà une analyse qui est bien à la hauteur « des critères modernes d’automatisme parfait et d’impersonnalité totale ». Pourtant il y a du vrai dans ce pluralisme romantique, et même dans ce pot-pourri de pouvoirs qu’invente M. Riesman : c’est une description reconnaissable, bien que confuse, des échelons moyens du pouvoir, en particulier tels qu’ils apparaissent dans les circonscriptions électorales, et au Congrès lui-même.

Mais elle confond les échelons supérieurs, moyens et inférieurs du pouvoir. En fait, elle n’essaie même pas de faire la distinction. En réalité, la stratégie de ce pluralisme romantique, avec son image d’une impasse semi-organisée, est assez claire : on dresse la liste des groupes en question, en recherchant la variété avec un enthousiasme déconcertant et quasi whitmanien.

En vérité, est-il un groupe auquel on ne puisse coller l’étiquette de « groupe de veto » ? On n’essaie pas de clarifier cet embrouillamini en classant les groupes, les professions, les couches sociales et les organisations selon leur importance politique ou même selon le fait qu’ils sont ou non organisés sur le plan politique.

On n’essaie pas de voir s’ils sont reliés les uns aux autres pour former une structure du pouvoir, car en vertu de sa perspective même le conservateur romantique fixe son attention sur un semis de milieux divers et non sur les liens qui unissent ces différents milieux dans une structure de pouvoir.

On n’envisage pas non plus la possibilité d’une communauté d’intérêts entre les groupes dominants. On ne relie pas tous ces milieux et ces groupes divers aux grandes décisions ; on ne pose pas et on ne résout pas, en s’appuyant sur des faits historiques, la question suivante : quelle influence, directe ou indirecte, les « petits détaillants » ou les « maçons » ont eu exactement sur la séquence de décisions et d’événements qui nous a entraînés dans la Deuxième Guerre mondiale ? Quel rôle les « agents d’assurances », ou même les membres du Congrès, ont-ils joué dans la décision de fabriquer ou de ne pas fabriquer, de lâcher ou de ne pas lâcher le premier modèle de la nouvelle arme ? En outre, on prend au sérieux les déclarations faites par les dirigeants de tous les groupes, couches ou blocs dans un esprit de relations publiques, et par conséquent on confond un malaise psychologique avec la réalité du pouvoir et de la politique. Du moment que le pouvoir ne s’étale pas ouvertement, ce n’est pas un pouvoir. Et bien entendu on ne prend pas en considération les difficultés auxquelles on se heurte, en tant qu’observateur, à cause des secrets, officiels ou non.

Bref, on laisse fausser sa vision des choses par la perspective confuse que l’on a au départ et, quand on observe et interprète les faits, on prend bien soin de rester aux niveaux de description les plus concrets possibles et de définir le réel par rapport aux détails existants. (…)

L’excès d’attention que l’on porte aux échelons moyens du pouvoir empêche de saisir la structure du pouvoir dans son ensemble, surtout au sommet et à la base. La politique américaine, en tant que sujet de discussions, de votes et de campagnes, se place en grande partie à ce niveau moyen, et souvent ne s’intéresse qu’à lui. La plupart des informations « politiques » sont des informations et des potins sur les problèmes et les conflits de l’échelon moyen. Et en Amérique le théoricien politique lui aussi n’est souvent qu’un spécialiste étudiant les élections de façon systématique, pour savoir qui a voté pour qui. L’analyste de la politique, en tant que professeur ou intellectuel indépendant, fait également lui-même partie de cet échelon moyen. Il ne connaît le sommet que par des commérages ; la base, si tant est qu’il la connaisse, c’est par la « recherche ».

Mais il se sent à l’aise avec les dirigeants de l’échelon moyen, et comme il aime bien discuter lui aussi, il apprécie leur « marchandage ». Ainsi les commentateurs et les analystes, universitaires ou non, fixent leur attention sur les échelons moyens et sur leur système d’équilibre, parce que, étant eux-mêmes en majorité membres de la classe moyenne, ils se sentent plus près de ceux-ci ; parce que ces échelons fournissent le contenu le plus bruyant de la « politique » considérée comme fait explicite et comme objet d’information ; parce que ces points de vue sont en accord avec tout un folklore sur le fonctionnement idéal de la démocratie ; et parce que, en tenant cette démocratie pour modèle, beaucoup d’intellectuels, surtout dans leur veine actuelle de patriotisme, sont ainsi à même de satisfaire plus facilement les élans politiques qu’il leur arrive d’éprouver.

Quand on dit qu’il existe un « équilibre du pouvoir », cela peut signifier qu’aucun intérêt ne peut imposer aux autres sa volonté ou ses conditions ; ou que tout intérêt peut provoquer une impasse ; ou que, dans le cours du temps, les intérêts se réalisent les uns après les autres, dans une sorte de succession systématique ; ou encore que toutes les actions politiques sont le résultat de compromis, que personne n’obtient tout ce qu’il veut, mais que tout le monde obtient quelque chose. Toutes ces significations possibles sont en fait des tentatives pour décrire ce qui peut arriver quand on dit qu’il y a, de façon permanente ou temporaire, une « égalité de pouvoir de négociation »Mais, comme l’a souligné Murray Edelman, les buts que les différents intérêts cherchent à obtenir ne sont pas simplement donnés ; ils reflètent l’état actuel de l’espérance et de la résignation. Par conséquent, dire que divers intérêts sont « en équilibre », c’est généralement se contenter du statu quo ou même s’en réjouir ; l’idée d’un équilibre souhaitable se déguise souvent en description objective des faits.

« L’équilibre du pouvoir » implique une égalité de pouvoir, et l’égalité de pouvoir semble tout à fait juste, et même honorable ; mais en réalité, ce qui est équilibre honorable pour un homme est souvent déséquilibre injuste pour un autre. Bien entendu, les groupes dominants  ont tendance à proclamer qu’il existe un juste équilibre du pouvoir et une véritable harmonie d’intérêts, car ils préfèrent que leur domination soit paisible et ininterrompue. Ainsi les grands hommes d’affaires accusent les petits dirigeants syndicalistes de « briser la paix » et de détruire les intérêts universels qui s’attachent à une collaboration entre les entreprises et les syndicats. Ainsi les nations privilégiées accusent les pays faibles au nom de l’internationalisme, en défendant à coups de notions morales ce qu’ils ont conquis par la force sur les pays pauvres ; pourtant ceux-ci, lorsqu’ils s’efforcent à leur tour de jouer un rôle dominant, ou au moins égal, ne peuvent espérer changer le statu quo que par la force.

L’idée que les transformations sociales procèdent par un système tolérant de troc, par compromis et par un réseau de veto où les divers intérêts s’équilibrent suppose que tout cela s’accomplit dans un cadre plus ou moins stable qui, lui, ne change pas, que tous les problèmes sont sujets aux compromis, et sont donc naturellement harmonieux ou peuvent le devenir. (…)

On peut considérer le système des freins et contrepoids comme une autre façon d’exprimer la règle du « Diviser pour régner »et comme un moyen d’empêcher les aspirations populaires de s’exprimer sous une forme plus directe. En effet, la théorie de l’équilibre repose souvent sur l’idée morale d’une harmonie naturelle des intérêts, dans laquelle la cupidité et la brutalité sont conciliées avec la justice et le progrès.

Une fois édifiée la structure fondamentale de l’économie politique américaine, et tant que l’on a pu croire à des marchés extensibles à l’infini, l’harmonie d’intérêts a pu rendre des services, et en a rendu, comme idéologie des groupes dominants, en faisant paraître leurs intérêts comme identiques à ceux de la communauté tout entière. Tant que cette doctrine a cours, on peut condamner tout groupe inférieur qui se lance dans l’opposition, en le présentant comme un élément inharmonieux, qui détruit l’équilibre de l’intérêt commun. « La doctrine de l’harmonie des intérêts, a écrit E.H. Carr, joue ainsi le rôle de stratagème moral ingénieux, auquel les groupes privilégiés font appel, en toute sincérité, afin de justifier et de consolider leur position dominante. »

Charles Wright Mills

01/05/2012

 

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