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L’éducation est une chose trop importante pour la laisser à des économistes

La guerre de tous contre tous. Voilà ce qu’annonce l’application de la logique compétitiviste à l’ensemble des secteurs de la société. Aujourd’hui l’éducation, demain la santé, puis la radiodiffusion. Et sans doute après les rapports amoureux.


Par Eric Martin

L’entièreté des rapports humains et du réel serait mathématisable et prévisible, d’après les hallucinations fantasmatiques des économètres, nouveaux oracles de la société technocratique et gardiens jaloux des secrets du nouveau telos humain: la valorisation infinie du capital.

Si l’on écoute les imbéciles, L’Actualité en tête et Jean-Robert Sanfaçon du Devoir pas très loin, l’objectif ultime de l’humain serait d’identifier son potentiel personnel (capital humain) et d’investir dans celui-ci, quitte à s’endetter, de manière à acquérir dans une université-usine-à-saucisse-intellectuelle, les compétences productives lui permettant de se hisser à la cime de la hiérarchie des techniciens-opérateurs de la machine-qui-crée-de-la-valeur-pour-accumulation.

Ceux-là sont bien pressés de prendre les universités (créées dans la foulée de la réformation trop tranquille (un peuple d’écrasés)), condition même de leur existence misérable de pseudo-intellectuels parvenus égoïstes et ignares, pour les réduire en charpie.

Ainsi pourront-elles être englouties toutes entières dans l’océan lisse de la globalisation-américanisation du monde. Là, les universités pourront être réduites en sas d’osmose entre une enfance tendue toute entière vers la souscription à une hypothèque et une vie « adulte » d’éternel adolescent narcissique, consacrée au travail et au « plaisir» plastique, partagé entre Occupation double et des vacances dans un Cuba tout-inclus de carton-pâte.

Voici que la société toute entière se trouve mobilisée pour gaver l’appareil productif On l’entend partout, de Montréal à Paris, de Bouchard à Sarkozy : travailler plus, pour moins, prendre sa retraite plus tard à même des fonds capitalisés qui rendent le travailleur actionnaire de l’entreprise qui l’opprime. Le mot d’ordre est clair : les travailleurs et travailleuses doivent se résigner à travailler plus et à gagner moins, et se compter chanceux d’avoir une job-qui-n’est-pas-encore-partie-en-Inde.

On sait ce qu’il y a là-bas pour y être allé : des gens qui dorment au bord des rails de chemin de fer, dans des bidonvilles de tôle à perte de vue, et sur les terre-pleins d’autoroute, dans des tentes, depuis trois générations, et qui font deux ou trois dollars par jour (« comprenez qu’un indien ça a pas besoin de gros pour vivre », nous disent les éconoprêtres). Tout à côté, la Chine, qui marche encore mieux : un parti unique et une superarmée, ça aide à faire rouler le PIB et la sainte-croissance.

Ça, c’est le modèle. Wow. Allons-y! Désyndiquons-tout, libérons-nous du poids des valeurs qui nous ralentissent comme autant de boulets aux pieds. Run, Lola, Run! Pour que la croissance et la valeur augmentent même si ça mène nulle part, ou plutôt, si ça mène à la destruction de tout. Ce n’est pas le moment d’avoir des états d’âme : on perd du temps quand on hésite, et on manque sa chance de devenir CMA-héros-alpiniste-de-L’Everest-social.

C’est pour ça qu’il est mieux que les discussion du World Health forum se tiennent à huis-clos, nous dit le ministre Couillard. Ça discute mieux sans interruption. En Angleterre, on demande aux spécialistes de pit-stop de la Formule 1 de revoir l’organisation des hôpitaux pour en « augmenter la productivité ». C’est sûr que les « protocoles sont fait pour sauver des vies », mais y’ a toute même manière EN CONSIDÉRANT « L’HÔPITAL COMME UNE USINE » (Dr Lamontagne, président du Collège des médecins) de tayloriser l’affaire et d’appliquer les principes de concurrence en santé et d’arrêter de vivre dans le passé. Ah, le progrès, ça s’arrête pas ça!

Tout se gestionne. L’Université aussi. Déjà, des pans entiers des établissements se sont transformés en marketing-communication-gestion. Et c’est pas fini, c’est rien qu’un début. Et c’est le plus beau des commencements de la fin.

Adieu la distance d’une « tour d’ivoire » sacrée où l’on pouvait espérer jeter sur le monde un regard à la fois ancien et nouveau, participer à la préservation et la construction d’un monde hérité dont nous avions soin. Adieu la pensée. Brancher l’institution directement sur le marché du travail pour y développer du savoir-pour-mieux-gérer-ce-qui-existe-déjà et accélérer la valorisation : commence l’ère du capitalisme académique total.

À l’école, vous n’apprendrez rien d’étonnant, c’est-à-dire susceptible de vous renseigner sur vous, sur les autres, sur l’humanité, la nature. À quoi bon vous épanouir, disait l’autre, puisque vous évoluerez toute votre vie dans des boîtes? Moins vous en saurez sur les populations que vous contribuerez à exploiter, sur les arbres que vous déracinerez, sur les cours d’eau que vous souillerez irrémédiablement, et mieux ce sera pour la fluidité des opérations.

Des fluxs de capital, de contenu, de ressources humaines sont appelés à circuler dans le grand coeur du système financier dont vous aurez la charge,  opérateurs gonflés-à-bloc de la chaine de démontage du monde. Avez-vous ce qu’il faut pour les regarder passer sans sourciller? Pour la modique somme de X dollars (indexé à 2% au-dessus de l’inflation), nous vous apprendrons à avoir le regard vide et désensibilisé, bref à être un connard plein d’assurance que rien, même l’effondrement du monde, n’arrache à son ambition.

Nous allons dégeler les frais de scolarité et vous geler la fraise. Bien anesthésiés, vous ne sentirez même pas que vous payez une fortune pour désapprendre à être humain, tout cela pour avoir le privilège d’être engagé, surmené, brisé et puis jeté par notre corporation, elle-même au service de l’appareil anonyme du Marché. Tout cela pour être la première sur la liste des employés du mois, bientôt victime de la nouvelle sillicose de la psychée : l’angoisse de mourir sans jamais avoir été personne. C’est, somme toute, ce que nous vous proposons. Z’en avez de la chance de ne pas être tout simplement exclu-e!

Alors, alors quoi? J’aurais voulu écrire quelque chose de plus serein. Parler d’Hegel, de Marx, de Miron, de Fernando Pessoa, de Freitag, de l’Archie. De l’avenir qui pousse aux bords du même fleuve. Dire qu’on est pas morts, et qu’on va peut-être un jour faire quelque chose ici.  Mais faudrait d’abord que je puisse souffler un peu.

Alors, commencez par me foutre la paix avec vos analyses économétriques à deux balles qui prétendez m’expliquer comment éviter la dissolution économiciste des « espaces qui nous permettent de nous regarder agir »….au moyen de la logique même du capital! Et arrêtez de me dire qu’il faut attendre des conditions objectives opportunes pour se bouger un minimum. On n’attend pas l’avenir. On le fait. Économètres, faudrait vous recaler au primaire. Mais j’ose pas. Vous seriez bien capable d’y implanter des frais de scolarité.

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